Co-édition avec Estudios de Política Exterior
Grand angulaire

Fronts ouverts de l’Europe au Sahel

Beatriz Mesa
Professeure à l’Université internationale de Rabat, attachée au CGS (Centre d’études globales), chercheuse permanente à LASPAD (Laboratoire d’analyse des sociétés en pouvoir en Afrique).
Des Nigérians armés à Ganguel, Sokoto, Niger. david zorrakino/europa press via getty images

On appelle la nouvelle frontière sud de l’Europe le Sahel (le territoire qui s’étend du Sénégal au Soudan, la bande côtière entre le désert et la savane), une zone extrêmement instable, en raison de la pré­sence croissante de groupes criminels internationaux organisés qui contrôlent le trafic illicite de personnes, de drogues et d’armes ou l’exploitation irrégulière des mines. Cette situation est également due au climat d’in­sécurité croissant depuis que des organisations armées djihadistes et sécessionnistes basées au nord du Mali, mais ayant un impact dans toute la région, ont commen­cé à déstabiliser les États centraux, sont devenues des acteurs du crime organisé et ont poussé des milliers de personnes à fuir vers des endroits reculés à l’intérieur des pays du Sahel (migrations circulaires) ou à chercher à atteindre l’Europe en utilisant des routes migratoires clandestines. La crise sécuritaire à multiples facettes du Sahel, définie non seulement par la menace du terro­risme politique, mais aussi par l’impact de l’économie criminelle sur les anciennes sociétés nomades et les luttes intra-étatiques pour le contrôle des ressources naturelles, a rallié les pays de l’Union européenne (UE), qui ont lancé en 2011 une stratégie de sécurité pour le Sahel. L’UE a été la première institution internationale à lancer un programme politique, de sécurité et de dé­veloppement pour atténuer l’instabilité dans la région.

UNE ZONE À FORT INTÉRÊT GÉOPOLITIQUE

En 2012, des groupes armés de la région de l’Azawad (nord du Mali) ont lancé une révolte qui s’est soldée par l’expulsion des forces de sécurité maliennes et une occupation de facto de la zone par des groupes armés autochtones regroupés sous une bannière djihadiste et sécessionniste qui perdure encore aujourd’hui. Le soulè­vement armé a été suivi d’un accord de paix dont la rai­son d’être était non seulement d’amener les guérilleros à déposer leurs armes (quelque 1 500 ont été saisies), mais aussi de restructurer le secteur de la sécurité en procé­dant au désarmement, à la démobilisation et à la réinté­gration (DDR) des anciens combattants. L’UE s’est por­tée garante de l’accord de paix, un accord qui nécessite encore la poursuite de la formation des forces de sécurité maliennes et la refondation de ses forces armées pour y inclure des personnes issues des régions insurgées, telles que l’Azawad. Pour l’instant, la ségrégation du pays est déterminée par des divisions territoriales et identitaires qui se reflètent dans la représentation des forces de sécu­rité qui, au Nord, sont aux mains des tribus blanches, des élites touarègues et arabes, tandis qu’au centre du pays, elles sont sous le contrôle de la communauté peule.

« La situation au Mali constitue une menace immé­diate pour la région du Sahel, l’Afrique de l’Ouest et l’Eu­rope », déclarait le Conseil européen en octobre 2012. Depuis lors, la région est devenue une zone à fort intérêt géopolitique où de nombreuses opérations de maintien de la paix ont été déployées. L’opération Barkhane, menée par la France, a établi un nouveau paradigme de sécurité dans la région en envoyant des troupes vers les points chauds des territoires tenus par les rebelles et en lançant une guerre contre les dits radicaux qui s’étaient fragmentés et multipliés au cours de la dernière décennie. La guerre s’est terminée sans vainqueurs ni vaincus, car tant les rebelles revendiquant le sécessionnisme que ceux proclamant un État islamique ont maintenu leurs positions, leurs hommes et ont continué à gagner du terrain. Face à cette situation, l’État malien a commencé à remettre en cause l’intervention française et a décidé de récupérer la souveraineté sur la sécurité du pays et d’élargir le champ de ses relations internationales en collaborant avec d’autres États, comme la Russie. Suite à ce mouvement du Mali, la France a déplacé toute sa stratégie vers le Niger, qui est devenu le noyau dur de ses opérations. La crise entre la France et le Mali a affaibli les autres opérateurs de sécurité européens qui ont accompagné le leadership français, mais l’objectif de la France est de poursuivre son intervention.

LE CONTEXTE DE VIOLENCE POUR LA STRATÉGIE EUROPÉENNE DÉPLOYÉE DEPUIS 2011

Dans les années 2000, la menace terroriste s’appelait Al Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) et opérait sous la direction, entre autres, du célèbre trafiquant de ta­bac et, plus tard, de haschisch et de cocaïne, Mokhtar Belmokhtar. Aujourd’hui, de nouvelles ramifications du germe d’Al Qaïda sont apparues avec des objectifs simi­laires : l’appât du gain et le pouvoir. Parmi elles, le Mou­vement pour l’unité et le djihad occidental (MUJAO) a trouvé dans la communauté peule la stratégie parfaite pour son expansion organisationnelle, de sorte qu’aux identités touarègue et arabe (les tribus blanches) s’ajoute l’identité peule de la population noire, majori­taire dans toute l’Afrique de l’Ouest.

Ainsi, Iyad Ag Ghali, figure touarègue très réputée grâce à son rôle prépondérant lors de la révolte des an­nées 1990, a décidé de se dissocier des revendications sécessionnistes après l’éclatement d’une crise avec les nouvelles générations de l’élite touarègue, et a rejoint les rangs du djihad, en prenant la tête de sa nouvelle or­ganisation, Ansar Dine. Celle-ci a été créée en 2013 et, un peu plus tard, une autre entité peule est apparue, la katiba du Front de libération du Macina, qui a imposé son hégémonie dans le centre du Mali (connu sous le nom de Macina). Toutes ces organisations ont fini par fusionner pour créer la Jama’at Nusrat al Islam wal Muslimin (JNIM – Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans), avec un seul chef visible, Iyad Ag Ghali.

Ainsi, l’État malien ne détient plus la souveraineté sur le centre et le nord du pays, ce qui constitue un pré­cédent pour les autres pays du Sahel, qui font déjà face à des structures de contre-pouvoir financées par le trafic de drogue, d’armes, d’êtres humains ou l’exploitation de ressources naturelles, comme l’or ou tout autre forme de commerce transnational. Des groupes dits d’auto­défense ou des milices communautaires dont l’objectif est de lutter contre des rebelles djihadistes, souvent im­pliqués dans des violations des droits de l’Homme et à l’indépendance douteuse, sont également entrés dans la dynamique de l’insécurité croissante. Officieuse­ment, tous les groupes d’autodéfense sont soutenus par diverses instances étatiques dans le but d’affaiblir les groupes armés, tandis que les armées demeurent dans l’inaction et jouent le rôle de simples figurants.

Cette spirale de violence constante a eu une double conséquence pour les pays européens : d’une part, elle leur a conféré un rôle nouveau et prépondérant dans la gestion de la sécurité dans la région, évinçant les États- Unis de leur mission traditionnelle de lutte contre le terrorisme au Sahel ; d’autre part, elle a fragilisé les multiples programmes de coopération déployés dans les points chauds, parce qu’ils sont contrôlés par des groupes armés, ce qui a gravement affecté la popula­tion civile. Les difficultés d’accès de l’aide humanitaire et l’exposition des acteurs de la coopération extérieure aux enlèvements conditionnent l’aide au développe­ment, tout comme l’avancée du changement climatique et les nombreux conflits locaux qui perturbent le cycle naturel des campagnes agricoles et d’élevage, de sorte qu’il est à peine possible de garantir la sécurité alimen­taire de millions d’habitants du Sahel. L’UE, principal donateur d’aide humanitaire dans la région, avec une contribution de plus de 240 millions d’euros, tente de pallier le déficit alimentaire et nutritionnel, la précarité médicale, le manque d’eau potable, la malnutrition des plus jeunes et de faciliter l’accès à l’éducation des en­fants piégés, dans un climat de conflits incessants.

Les contributions unitaires couvrant différents be­soins sont destinées à prévenir les migrations vers les pays voisins et le développement de l’immigration clan­destine vers l’Europe, comme c’est le cas à la double frontière méridionale, en provenance du Sahel et aus­si de l’Afrique du Nord. Le Sahel exporte des migrants vers les pays du Maghreb de la région méditerranéenne, qui peuvent difficilement faire face à la pression migra­toire croissante. Ainsi, malgré l’investissement euro­péen dans l’externalisation du contrôle des frontières dans des pays comme le Niger, la Libye et la Tunisie, ces pays commencent à montrer des signes de malaise dus à la gestion des migrants subsahariens ou au rôle de gendarme des flux migratoires en provenance du continent africain qu’ils sont contraints de jouer. Les pays d’Afrique du Nord s’intéressent de manière iné­gale au contrôle des migrations et commencent à fixer des limites. Ainsi, des milliers de migrants continuent de quitter le Sud le plus proche, le Maroc, l’Algérie ou la Tunisie, pour rejoindre l’autre rive de la Méditerranée.

Pour l’Europe, toute initiative adoptée par les pays du Maghreb qui contribue à la diversité culturelle, à l’accueil et à l’intégration des migrants des pays afri­cains voisins, permet d’envisager une diminution des flux migratoires vers la Méditerranée. De fait, l’Europe a soutenu, aussi bien au niveau institutionnel que finan­cier, des stratégies qui prévoient la régularisation ou les permis de travail, l’application du droit d’asile et le sta­tut de réfugié pour les migrants. Ces mesures ont com­mencé à être appliquées dans la chaleur des printemps arabes et des périodes de transition politique qu’ils ont déclenchées, mais plus d’une décennie plus tard, on as­siste à un retour en arrière dans la gestion des migra­tions, avec des politiques de contrôle migratoire coerci­tives, excluantes et racistes.

Dans un discours prononcé en février 2023, le pré­sident tunisien, Kaïs Saïed, a accusé les migrants de transformer la démographie de son pays, les qualifiant de source de criminalité. C’est le signe d’un retour à un autoritarisme identitaire qui empêche la création de so­ciétés plus diversifiées et traversées par l’africanité. Ces déclarations de revendication identitaire tunisienne et de rejet de la négritude devraient mettre l’UE en alerte car plus des pays comme la Tunisie et le Maroc rendront difficile l’accueil des migrants, plus les migrations clan­destines vers l’Europe seront importantes. De fait, les deux pays ont exprimé à l’époque leur intérêt pour le lancement de processus de régularisation massifs cha­leureusement applaudis par l’UE. Cependant, l’aug­mentation des flux migratoires résultant, entre autres, de la guerre sans merci entre les membres du JNIM et de l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS) aux frontières du Liptako Gourma (à l’est du Niger, au nord du Burkina Faso et au nord du Mali) et de la crise au Soudan, a conduit à une remise en cause de la politique de portes ouvertes et, avec elle, à un rejet de l’augmen­tation de la population migrante sur le sol maghrébin.

Le Maghreb, cependant, n’observe pas seulement les dynamiques de transformation du Sahel du point de vue de la mobilité à l’intérieur du continent, mais aussi par rapport aux stratégies de sécurité, sachant que les groupes armés qui fusionnent le crime organisé et le terrorisme, comptent dans leurs rangs des ressortis­sants algériens, sahraouis, marocains ou libyens. Ils sont tous liés par le trafic de marchandises légales, illégales ou criminelles dans le cadre d’un processus historique de commerce transsaharien qui a uni les géographies et les membres. Le résultat est un vaste réseau d’en­treprises traditionnelles ou criminelles représentées par des structures tribales de soutien qui ont neutralisé le pouvoir des États-nations et deviennent plus fortes que les États centraux du Sahel eux-mêmes. Jusqu’à présent, les politiques strictement militaires, tant ré­gionales qu’internationales, n’ont pas été en mesure de faire face à la menace hybride du terrorisme et de la criminalité qui est devenue un moyen de survie pour les anciennes populations nomades. D’une part, après 10 ans d’intervention internationale dans le Sahel parrai­née par la France dans le cadre de l’opération Barkhane et une autre décennie de formation militaire et d’en­trainement des forces de sécurité par des opérateurs de sécurité européens tels que l’EUTM et l’EUCAP, il n’existe pas de données empiriques sur les arrestations pour des crimes liés au trafic de drogue, alors qu’il y en a eu pour des crimes liés au terrorisme. Il n’est pas non plus utile, dans le cadre de la lutte contre le trafic de drogue, de faire la distinction entre les organisations qui se livrent au trafic d’armes et de stupéfiants et celles qui s’alignent sur le djihadisme ou le sécessionnisme. Derrière chaque slogan et chaque nom d’organisation se cachent des réseaux transnationaux de trafics en tout genre, ce qui devrait obliger les États du Sahel et du Maghreb à envisager une coopération Sud-Sud en matière policière et militaire, ainsi qu’une collaboration tripartite avec l’Europe. Cependant, les pays d’Afrique du Nord, en raison de leurs crises internes et entre États, notamment la rupture des relations entre l’Al­gérie et le Maroc, bloquent toute initiative de collabo­ration commune pour faire face aux défis sécuritaires. À tel point que le Sahel est devenu un laboratoire des rivalités entre les pays du Maghreb qui, par le biais de la diplomatie, cherchent à plus ou moins influencer la région du Sahel. L’Algérie utilise la médiation dans la résolution de conflits nationaux et internationaux (elle est présente au Mali par exemple) ou en s’impliquant dans l’aide humanitaire par l’envoi de matériel médical. Le Maroc le fait en offrant aux imams et aux oulémas une formation religieuse éloignée de toute interpréta­tion coranique extrémiste.

La seule expérience de coopération régionale ma­ghrébine en matière de sécurité a vu le jour en 2010, au moment où les enlèvements d’Occidentaux par AQMI augmentaient de manière exponentielle. Cette opéra­tion, appelée Cemoc, a eu plus d’impact médiatique que de résultats visibles. L’Algérie est à la tête de cet organe opérationnel conjoint et a occupé une place prépondé­rante dans l’architecture institutionnelle de sécurité ré­gionale basée, à Tamanrasset. Toujours avec les mêmes lacunes opérationnelles, le programme G5 Sahel a été lancé, dernière pièce de la structure de sécurité régionale formée par une alliance de pays de la région (Burkina Faso, Mali, Mauritanie, Niger et Tchad) qui ont accepté de créer une armée commune d’environ 5 000 hommes pour protéger un territoire qui s’étend sur plus de cinq millions de kilomètres carrés. Compte tenu de ce para­mètre territorial, l’efficacité du G5 Sahel est impossible.

Ce mécanisme de sécurité, que l’Europe a défendu, soutenu et accompagné depuis sa création en 2014, afin que les États du Sahel retrouvent leur souveraineté en matière de sécurité et fassent face à la menace du terro­risme et à ses liens avec le crime organisé, a été fortement affaibli après la décision du Mali de retirer ses soldats. Le Mali, pays qui a été à l’origine des rébellions et qui est devenu une plaque tournante du trafic de drogue, a dis­paru de l’agenda régional en matière de sécurité et, qui plus est, son isolement s’est renforcé après les deux coups d’État perpétrés par la junte militaire qui a rétabli un ré­gime militaire. En effet, les pays réunis pour combattre la menace terroriste disposent de maigres revenus et leur capacité militaire est très limitée en raison d’un dys­fonctionnement structurel permanent et profond qui dé­passe la formation et les moyens que les États européens peuvent garantir. L’objectif de rendre l’armée opération­nelle sur le terrain requiert de nombreuses années et la refondation des bataillons militaires qui doivent gagner en confiance et en suprématie militaire sur leurs rivaux (JNIM et EIGS). L’échec du G5 Sahel est aussi un échec pour l’Europe à l’heure où le climat d’insécurité crois­sante s’étend vers le Sud, englobant de nouvelles fron­tières en Afrique de l’Ouest. En 2017, l’UE, consciente de la complexité géopolitique croissante, a activé un pro­gramme d’urgence pour le Sahel lorsque le Burkina Faso se trouvait dans une dérive de déséquilibre croissant de­puis l’émergence à l’intérieur de ses frontières, en 2015, d’une nouvelle organisation similaire à l’État islamique du Sahel qui cherchait à s’opposer à l’État burkinabé. La prolifération des armes, l’augmentation du trafic de drogue et de la contrebande n’ont fait qu’augmenté le phénomène de la violence armée, souvent considérée à tort comme une violence idéologique, mais particuliè­rement marquée par l’appât du gain et la soif de pouvoir territorial. L’incorporation des jeunes du Sahel dans les rangs des groupes violents, qui trouve son origine dans l’exclusion sociale de populations pénalisées par une dé­pression économique persistante, frappées par des chan­gements climatiques qui affectent gravement une écono­mie régionale dominée par l’élevage et l’agriculture, des difficultés d’accès aux services de base tels que l’eau ou l’électricité et sans autres horizons possibles de dévelop­pement personnel, démontre que la voie militaire, bien que toujours importante, n’est pas la solution.

Certes, les États du Sahel doivent retrouver le monopole de la lutte contre la violence et renforcer les prérogatives de la police, de la justice et de la sécurité intérieure, mais ils doivent aussi déployer des outils diplomatiques qui permettent le dialogue et la négociation avec tous les acteurs politiques, quelle que soit leur origine idéologique, afin de construire davantage de chemins vers la paix. Penser à une réorganisation de la violence, c’est penser à une réorganisation des trafics partagés entre acteurs étatiques et non étatiques. Il n’y aura pas de paix au Sahel tant qu’il n’y aura pas d’accord politique entre toutes les parties présentes, qui précise le mode de partage des ressources licites, illicites mais aussi naturelles./

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