La bande dessinée, peinture pour tous, d’un accès plus facile et immédiat que le roman ou le livre d’histoire, est une succession de caricatures, simplificatrice, réductrice, destinées à la consommation de masse. La bande dessinée (par rapport à d’autres médias comme le cinéma) dispose d’une liberté d’expression qui permet aux archétypes de clichés d’émerger des fonds de l’inconscient occidental. Les miévreries disparaissent, s’estompent, ne laissent que les images les plus exubérantes, les plus propres à frapper les imaginations blasées.
Dans un précédent article, j’avais essayé de replacer le système des images des bandes dessinées dans la généalogie de l’imaginaire collectif occidental sur les Turcs [1] . Depuis sa parution, il y a près de 18 ans, le débat sur une éventuelle adhésion de la Turquie à l’Union européenne suscite des flots de littérature et de discours politiques hostiles reflétant plus des craintes imaginaires, des phobies inconscientes, des clichés fossilisés provenant d’une éducation traditionnellement eurocentrique qu’une appréciation mesurée et réaliste de la Turquie d’aujourd’hui. Nolens volens, les bandes dessinées participent à la fixation de ces phobies, en renforçant dans l’imaginaire collectif des générations contemporaines en Europe les peurs et les clichés.
Une brève recherche a permis d’identifier une cinquantaine de bandes dessinées ayant trait, de près ou de loin, à la Turquie, publiées au cours des cinquante dernières années, quelques-unes étant des rééditions de BD anciennes. Des bandes dessinées pour enfants (Bécassine chez les Turcs [1919], Le canon turc [1967] ou Jéromba le Grec [1969], dans la série « Bob et Bobette », Les mystères du télépathophone [1986]) à celles à vocation essentiellement érotiques, quasi pornographiques (Pichard, Marie-Gabrielle en Orient [1981], Les voluptés de l’Orient Express [1989] ; Serrano, Les croisades de l’amour ; Manara, Dufaux et Miralles avec les aventures de Kim Nelson dans la série « Djinn ») , on passe aux aventures pseudo-historiques qui s’étendent de l’époque des Croisades (Les sentinelles de la nuit, série « Vasco »), à la Renaissance (L’Ermite des météores [2006], série « Galata ») ou à celles ayant une prédilection pour la période de la guerre de 1914 – cette dernière ayant fait l’objet de nombreux volumes très divers (La maison dorée de Samarkand ; Lawrence d’Arabie ou le mirage du désert [1983] les aventures de la série « Djinn », ou « Ian Kalédine » – le choix de cette période n’étant pas innocent : il s’agit de montrer un sultan tout puissant, cruel) et aux séries policières (Le poignard d’Istanbul, L’héritier ou au commerce de la drogue dans La boîte morte, le vengeur et son double, espionnage dans Le miroir du Sphinx [1988] ; les aventures de Stéphane : À l’Est de Karakulak, Le repaire de Kolstov) et finalement, aux thèmes communs, persistance d’images anciennes, de clichés qui apparaissent clairement dans les volumes à caractère purement touristique (Istanbul et les Stambouliotes ; Istanbul, série « Carnets d’Orient [recueil] »).
La Porte d’Orient se passe en 1938, lors de la chasse que les Soviétiques menaient contre Trotski réfugié aux îles des Princes. Un seul ouvrage se passe dans l’avenir : Le Héros (2006), dans la série « Cyclopes », qui se déroule dans les années 2050 et met en scène une sorte d’armée privée envoyée dans l’est de la Turquie pour assurer une soi-disant mission de maintien de la paix au nom de l’ONU [2] . Ce premier examen fait apparaître que la majeure partie des auteurs publiés en langue française appartient à l’école franco-belge ; quelques auteurs italiens et un auteur espagnol ont également été publiés.
Par contre, je n’ai relevé aucune bande dessinée américaine traitant de la Turquie (autres que les érotiques à l’Orient sans localisation particulière comme Les mille et une nuits de Corben et Strnad). La concentration des thèmes des BD américaines sur la science-fiction, l’absence d’intérêt pour un exotisme géographique [3] , peut s’expliquer par une multitude de raisons : les contacts en définitive limités avec le monde extérieur, la conviction que l’espace des USA est le meilleur monde possible, que le reste du monde est arriéré, qu’une menace possible peut venir plus de l’avenir mal maîtrisé que du passé. Au-delà de l’originalité de l’histoire, nous allons étudier le système d’approche de la Turquie dans les différentes bandes dessinées, en ce qui concerne le paysage, l’architecture, les personnages et ce qui peut se rapprocher d’une orientation politique.
Istanbul : minarets, coupoles et labyrinthes
Comme indiqué plus haut, Istanbul reste le lieu préféré des descriptions, ville monde, ville labyrinthe, où la mer est omniprésente – le Bosphore aux rives couvertes de yalis et de petits palais comme celui de Beylerbey (dans la série « Djinn », Shan Pacha, Istanbul et les Stambouliotes, mais aussi dans La Porte d’Orient). Les ponts de Galata avec leur vacarme de voitures klaxonnant et leur grouillement de porteurs affairés courant dans tous les sens, symbole d’une foule qui pourrait se révéler, sinon hostile, du moins couvrant des dévoiements (À l’Est de Karakulak) en devient un centre stratégique, un sas obligatoire d’accès : c’est un topo ; le pont symbolise la transgression nécessaire du statut occidental des grands hôtels modernes à air conditionné munis de sas, des portes à tambours vers l’extérieur, vers la ville historique, « orientale » (La Porte d’Orient, Le poignard d’Istanbul, Istanbul et les Stambouliotes, Aziyadé).
Istanbul reste le lieu préféré des descriptions, ville monde, ville labyrinthe, où la mer est omniprésente – le Bosphore aux rives couvertes de yalis et de petits palais comme celui de Beylerbey
Un des ponts sur le Bosphore n’apparaît que dans certains albums récents (L’héritier), mais il est comme escamoté du paysage dans les autres BD – ces ponts trop modernes ne sont pas assez « exotiques » – de la même façon, au XIXe siècle, les peintres orientalistes faisaient disparaître des paysages d’Istanbul les premières usines qui commençaient à éclore. Les grands hôtels n’apparaissent guère ; toutefois, le Péra Palace, hôtel de luxe au début du XXe siècle, devient lieu exotique rappelant l’Orient Express et Agatha Christie (Istanbul et les Stambouliotes, L’homme qui fait le tour du monde). La ville apparaît comme un fouillis, un amas informe de vieilles maisons en bois tarabiscotées dans les rues en pente, donnant une impression de désordre, d’absence de planification (Le chant du Muezzin, La Porte d’Orient, Aziyadé) où, même les palais, ne semblent pas construits selon un plan précis (voir Topkapi dans Les 30 clochettes, Le tatouage, Le trésor).
Du fouillis et souvent dès la première page des albums, émergent les minarets, associés quelquefois à la tour de Galata (Le chant du Muezzin, La Porte d’Orient) et les coupoles des mosquées, symboles de la différence de religion, accentuée parfois par des scènes de prières à l’intérieur des mosquées (Bécassine chez les Turcs [mosquée bleue dans La Porte d’Orient et Le poignard d’Istanbul], Le chant du Muezzin, Les mystères du télépathophone, La favorite, Istanbul et les Stambouliotes). Les stèles des cimetières en sont d’ailleurs l’écho (Istanbul et les Stambouliotes). Inspirés de cartes postales anciennes (série « Carnets d’Orient ») [les cimetières pouvant constituer des lieux de rencontres amoureuses clandestines (Aziyadé)] – les minarets constituent plus ou moins inconsciemment des symboles phalliques (voir notamment la série « Djinn », ou Aziyadé dans laquelle on voit un minaret dressé coupant toute une page juste pendant une nuit d’amour) – comme cela était noté par les visiteurs du XIXe et du début du XXe siècle. Le Corbusier rêvait de l’extase de « palper la bedaine généreuse d’un vase et caresser son col gracile, et puis explorer les subtilités de son galbe […] L’art excite la sensualité, éveillant de profonds échos dans l’être physique. Il donne au corps – à l’animal – sa part juste et puis, sur cette base saine, propre à l’expansion de la joie, il sait dresser les plus nobles colonnes […] Les formes sont expansives et gonflées de sève… le volume le plus expansif [est] le plus beau […] Andrinople c’est comme le soulèvement de ce vaste plateau, résolu en un dôme magnifique.
Des minarets formidables, qui dans l’éloignement sont fins comme des prêles des marais, exaltent et dirigent droitement en haut cette grande poussée. [À Istanbul] il n’y a que deux types d’architecture : les grands toits écrasés, couverts de tuiles ravinées, et les bulbes des mosquées avec le jaillissement des minarets […] Les rives qui retiennent [les flots des Eaux Douces d’Europe] sont galbées comme une immense corne d’abondance […] » [4] . L’abbé Michon observait : « Mosquées aux dômes gracieux, percés de fenêtre à plein cintre, offrant le contraste de leurs courbes immenses, avec la légèreté des minarets sans nombre qui s’en détachent comme une forêt de mâts […] La seule chose qui soit originale dans les mosquées, qui appartienne à l’islamisme, dont il ait tout l’honneur. C’est le minaret. J’en suis jaloux pour le christianisme. Que le minaret est beau ! Quelle noble conception ! […] colonnes élancées, divisées en plusieurs rangs de tribunes, imitées peut-être des colonnes des Stylites, sur lesquelles, aux quatre vents du monde, se répète le chant du muezzin » [5] .
Le particularisme religieux est accentué encore par la représentation de derviches tourneurs, dans Bécassine chez les Turcs, Shan Pacha, Le tatouage, Istanbul et les Stambouliotes, La maison dorée de Samarkand – ce dernier ouvrage évoquant également des scènes de possession chez les Yézidis dans le sud-est de la Turquie – ou sous forme comique dans Gourous, derviches and Co. Les derviches hurleurs, décrits longuement par les voyageurs du XIXe siècle (Gautier, Mme de Gasparin, ou voir le tableau de Zonaro) n’apparaissent pas, sans doute parce qu’il est graphiquement plus difficile de les représenter. Les restes byzantins (Sainte-Sophie en particulier, ou les murailles de Théodose) sont peu cités (dans la série « Vasco » ou Jéromba le Grec).
Un lieu inévitable des BD est le grand bazar – le bazar des mille et une nuits, dédale de couloirs encombrés, labyrinthe rappelant le marché aux esclaves, obsession des voyageurs et peintres du XIXe siècle
Un lieu inévitable des BD est le grand bazar – le bazar des mille et une nuits, dédale de couloirs encombrés, labyrinthe rappelant le marché aux esclaves, obsession des voyageurs et peintres du XIXe siècle, apparaissant comme un système de cavernes souterraines, à l’instar des citernes byzantines présentes dans la série « Carnets d’Orient », Jéromba le Grec, Istanbul et les Stambouliotes, qui jouent un rôle primordial dans le James Bond Bons baisers de Russie. Le bazar « n’a rien d’européen », et le marchandage y constitue une sorte de substitut subtil à des préliminaires amoureux, mais c’est aussi un lieu aux rabatteurs et aux marchands de tapis trafiquant toutes sortes de marchandises, attirant les badauds naïfs dans des traquenards (Bécassine chez les Turcs, Jéromba le Grec, L’héritier, La Porte d’Orient, Le poignard d’Istanbul, Le chant du Muezzin, Les 30 clochettes).
À la limite ce peut être un lieu de crime (La Porte d’Orient, Le poignard d’Istanbul) ; ou l’endroit où l’on découvre, chez les bouquinistes (La favorite) ou les brocanteurs de toutes sortes (Le poignard d’Istanbul) les indices qui permettront de conduire à un trésor, à une caverne d’Ali Baba. Le labyrinthe des ruelles du bazar conduit à un lieu mythique essentiel : le café, lieu de rencontres (La Porte d’Orient, Le poignard d’Istanbul, La favorite) lieu où l’on cache les amours interdites – café Piyer Loti sur les hauteurs d’Eyüp (Aziyadé), Yakup Meyhane dans Istanbul et les Stambouliotes – reprenant les images des peintres orientalistes du XIXe siècle. Les joueurs de tric-trac et les danseuses du ventre apparaissent, dans les cafés, derrière un rideau de fumée. Taverne, on peut y manger des nourritures exotiques : homard (La Porte d’Orient), kebab au pandéli (Le chant du Muezzin), adana kebab, köfte (À l’Est de Karakulak), sis kebab (Jéromba le Grec), pastirma de kayseri dans Les sentinelles de la nuit, et boire du raki (La boîte morte, le vengeur et son double).
Mais essentiellement, le tabac et ses volutes, ses fumées font partie intégrante, nécessaire du café – « fumer comme un Turc » dans Istanbul et les Stambouliotes ; sa présence est accentuée par le dessin de narghilés aux formes pleines comme des cornemuses (La Porte d’Orient, Le poignard d’Istanbul, La favorite, La boîte morte, le vengeur et son double, la série « Carnets d’Orient »). Le narghilé exprime aussi une façon différente, plus envoûtante, de fumer le haschich ou l’opium (La boîte morte, le vengeur et son double, La maison dorée de Samarkand), voire les aphrodisiaques (pilules dans La favorite, Le tatouage), auxquels il est fait indirectement allusion dans les représentations du marché aux épices (marché égyptien, Misir Çarsisi). Par contre les chibouques, longues pipes utilisées aux XVIIIe-XIXe siècle, très présentes chez les peintres orientalistes et dans la description que Théophile Gautier donne d’Istanbul, et disparues depuis, n’apparaissent nulle part dans les BD. Un lieu favori et chargé de valeurs érotiques des voyageurs du XIXe siècle a quasiment disparu aussi.
C’est le hammam qui n’apparaît que dans La favorite, mais crûment, comme un bain turc où les deux sexes se mélangent, comme dans les stations touristiques turques actuelles, sauf qu’il s’agit là d’une maison de passe. L’utilisation de vocabulaire turc ajoute à la couleur locale : d’une part les noms des héros : Ibram, Yusuf (dans la série « Djinn ») mais aussi et surtout les enseignes prises dans la rue : « Kösem büfe » à côté d’un « Burger King » (Istanbul, série « Carnets d’Orient [recueil] »), ticaret (« commerce », dans L’héritier). Le chant du Muezzin indique en 1914 des enseignes en caractères latins bien postérieures : Pandeli lokanta. Çerkez tavugu (« Restaurant Pandeli, poulet circassien »).
Langage du harem dans Le trésor : baskadin, saray usta. Dans Aziyadé, à côté de lettres arabes de fantaisie, l’héroïne s’adresse dans un turc parfait au héros : severim seni, Lotim (« je t’aime, mon Loti »), mais plus loin, quand il vient d’apprendre la mort de son héroïne, le dessinateur copie la langue dans laquelle Loti lui-même avait écrit son roman : eûlmûch, eulû (ölmüs, ölü : « elle est morte, morte »). Le souci de transcrire en toute précision la langue actuelle marque une conscience des scénaristes ou dessinateurs de reproduire la réalité telle qu’elle est, non pas seulement de dessiner des fantasmes. Dans Le miroir du Sphinx, une jeune pseudo-espionne apprend le turc pour imiter la véritable espionne née à Istanbul. Les citations en turc montrent un soin particulier pour l’écriture, ce qui n’est pas le cas dans Le treizième apôtre.
Les puissants Turcs moustachus
Les héros des BD sur la Turquie sont toujours européens : belges comme les héros de la série « Bob et Bobette », bretonne comme Bécassine, britannique comme Lester Cockney dans Le Roi des Dalmates, Sackville dans Le miroir du Sphinx, Kim Nelson dans la série « Djinn », ou le pseudo-héros d’Aziyadé, russe comme Ian Kalédine dans Shan Pacha. Nombre de diplomates et d’espions d’origine étrangère apparaissent aussi, renforçant l’impression que la Turquie est une plaque tournante de l’espionnage internationale, au rôle important dans la géopolitique mondiale – particulièrement dans la période antérieure à la chute du mur de Berlin, lieu d’affrontement entre l’Est et l’Ouest (voir en particulier La Porte d’Orient, tout comme dans le film Bons baisers de Russie).
Les intervenants turcs n’apparaissent que comme figurants, en général peu sympathiques, comparses froids, policiers véreux dans L’héritier ou Le repaire de Kolstov, commerçants roublards faussement naïfs, trafiquants de faux passeports (La Porte d’Orient), voir de drogue (La boîte noire) ou maffiosi spéculant sur le trafic de déchets empoisonnés (À l’Est de Karakulak). Les BD contemporaines sont peuplées d’autochtones représentant les fonctions utilitaires des lieux de passage obligés des touristes, les petits métiers pittoresques disparus des pays occidentaux : fripiers, marchands de tapis (Le poignard d’Istanbul, Les sentinelles de la nuit), marchands de babouches, cireurs de chaussures, porteurs de lanternes magiques, marchands de simit et de noisettes, de limonadiers-porteurs d’eau à la petite citerne dorsale (L’héritier, Le mystère du télépathophone, À l’Est de Karakulak), tsiganes à tambourin faisant danser un ours ou un singe (Le chant du Muezzin), joueur d’oud, confiseur de pâtisseries traditionnelles – helva et lokoums verts et roses – (Istanbul et les Stambouliotes ; Istanbul, série « Carnets d’Orient [recueil] »), marchands d’épices (La boîte morte, le vengeur et son double).
Les intervenants turcs n’apparaissent que comme figurants, en général peu sympathiques, comparses froids, policiers véreux dans L’héritier ou Le repaire de Kolstov, commerçants roublards faussement naïfs, trafiquants de faux passeports
Dresseurs de serpents (Le tatouage), domestiques comme Samuel dans Aziyadé. Istanbul et les Stambouliotes dresse les portraits de métiers « typiques » : un pilote de tanker dans le Bosphore, une serveuse d’un bar branché. Les fez, interdits depuis Atatürk, trouvent naturellement leur voie dans les BD à caractère historique, se plaçant avant la République, mais on les trouve encore dans La maison dorée de Samarkand, Le poignard d’Istanbul, La Porte d’Orient, Geheim opdracht et Jéromba le Grec. La représentation de fez marque un décalage entre l’image que l’on se fait des Turcs et la réalité d’aujourd’hui. Les hommes turcs sont en tout cas pourvus de moustaches – attribut essentiel de l’homme turc –, que l’on se fait raser chez le kuaför ou le berber, barbiers au rasoir menaçant (Istanbul et les Stambouliotes). La présence quasi constante de portefaix (hamal) chargés de volumineux ballots, de pianos, rappelle le cliché « fort comme un Turc » (Le chant du Muezzin, Les mystères du télépathophone, Istanbul et les Stambouliotes, Aziyadé, Istanbul), et les dessins de lutteurs à l’huile (Shan Pacha, Jéromba le Grec) indirectement font allusion à la puissance sexuelle supposée des Turcs, largement citée dans la série « Djinn » et en particulier dans l’album La favorite.
Les allusions au héros de marionnettes turques, Karagöz dont la polissonnerie, pour ne pas dire les apparitions ithyphalliques et les obscénités, ont disparu sous la pression des Occidentaux puritains fin XIXe siècle, mais étaient célébrées par les auteurs comme Gérard de Nerval, dans La maison dorée de Samarkand et Aziyadé, sont les vestiges de sources littéraires anciennes confortant l’image d’un Orient lascif.
Les mêmes albums font également allusion à l’homosexualité masculine : « Salonique, tes minarets ont l’air de vieilles bougies posées sur une ville sale et où fleurissent les vices de Sodome » ou « dans le vieil Orient, tout est possible » (Aziyadé) ; on se référera également au viol de Lawrence d’Arabie par des soldats turcs, ou d’un comédien anglais dans La maison dorée de Samarkand. Finalement, il faut mentionner quelques minoritaires aux traits fortement typés : un artisan arménien, un Juif ou une source sacrée au fond d’une église orthodoxe dans Istanbul et les Stambouliotes et Istanbul, dans la série « Carnets d’Orient (recueil) » ; des Gitans dans La boîte morte, le vengeur et son double ; un Arménien, à l’anglais aussi parfait que la coupe de son veston ; un Juif, Stein, au nez révélateur ; un Juif trotskiste, Stern, en 1938, recherché par le NKVD soviétique ; émigrés russes dans La Porte d’Orient, des girls anglaises dans un gazino d’Istanbul, laissant entendre que l’Occidental ne recherche que lui-même sous d’autres cieux ; une Arménienne travaillant pour les services britanniques en 1914 (Le chant du Muezzin) ; les Arméniens victimes de massacres dans Shan Pacha et Sang d’Arménie.
Les BD historiques (Le miroir du Sphinx, Lawrence d’Arabie, La maison dorée de Samarkand, Les sentinelles de la nuit, Raid sur la Corne d’Or, Shan Pacha, Sang d’Arménie, la série « Djinn ») abondent en soldats cruels, en pachas tyranniques, voire représentent Abdülhamid II, le « sultan rouge », dernier souverain absolu d’Europe, enfermé dans sa paranoïa. Les seuls protagonistes turcs un peu sympathiques sont Chevket, sosie de Corto Maltese, dans La maison dorée de Samarkand ; un ingénieur-inventeur émigré dans le Télépathophone, seul intellectuel ; le portefaix Kemal dans Jéromba le Grec, ainsi que Ibram Malek, dans le série « Djinn », amoureux très viril de l’héroïne.
La femme absente, et rêvée luxurieuse
Les femmes sont encore moins présentes que les hommes dans les BD. Beaucoup apparaissent voilées dans les rues, à tous les coins d’images, autrement dit inaccessibles, quasi inexistantes, rêvées (L’homme qui fait le tour du monde, Le trésor, Istanbul et les Stambouliotes, Aziyadé). Ce sont les femmes observées (je ne dis pas les femmes vues, mais celles que l’on remarque, parce qu’elles tranchent sur les habitudes).
Le voile peut aussi servir de travestissement à des hommes (Bécassine chez les Turcs). La femme voilée fait allusion à la femme enlevée, selon les histoires traditionnelles de corsaires des XVIe-XVIIIe siècles, comme on peut le voir dans Raid sur la Corne d’Or, Marie-Gabrielle en Orient, La tête de turc d’Iznogoud et la série « Corentin ». Une héroïne contemporaine, Kim Nelson, est enlevée alors qu’elle enquête sur sa grand-mère, enlevée en 1912, et devenue favorite du sultan (La favorite). L’enlèvement des femmes renvoie à leur vente, sur les marchés d’esclaves, comme dans les reproductions des tableaux d’orientalistes du XIXe siècle (La favorite, Les 30 clochettes) – cette représentation de marché d’esclaves symbolisait traditionnellement la maison de passe censurée des représentations dans le monde occidental puritain. L’on passe ainsi quasiment sans transition de la femme absente à la femme suprêmement séductrice : « Le corps d’une femme restera toujours le pouvoir suprême devant lequel plient les hommes », prévient le scénariste de La favorite, qui place un harem/bordel dans l’Istanbul d’aujourd’hui.
L’on passe ainsi quasiment sans transition de la femme absente à la femme suprêmement séductrice : « Le corps d’une femme restera toujours le pouvoir suprême devant lequel plient les hommes »
Plus communément le fantasme est exprimé par les ondulations des danseuses du ventre sur les scènes des cabarets, danseuses éloignées des héros par une scène (Le poignard d’Istanbul, La Porte d’Orient). À part Aziyadé, qui fait une allusion discrète aux amours physiques du héros de Loti avec la jeune turque, la plupart des BD ne laissent pas leurs héros aller jusqu’au bout de leur désir avec une jeune turque – à la différence des héros de romans policiers, OSS 117 ou SAS, indécrottables séducteurs charmant les danseuses, les étudiantes en sciences politiques [6] . Dans la série « Djinn », par contre, on peut noter plusieurs scènes de lesbianisme (La favorite, Les 30 clochettes, Le tatouage).
La violence et l’émotion
Au-delà de la distance prise avec des personnages pour lesquels les auteurs ne créent pas un courant de sympathie, les différents albums laissent percer une présentation de la Turquie comme pays de violence, d’oppression, de danger (à l’exception toutefois de Bécassine chez les Turcs et de Le treizième apôtre). Le seul album de Tintin, qui traite des Turcs, Le sceptre d’Ottokar, consacre une page entière à une pseudo-miniature représentant une victoire des Syldaves sur les Turcs à la bataille de Zileheroum (sic) leur permettant de reconquérir leur indépendance, après des siècles de domination ottomane – reproduisant en cela la présentation des indépendances balkaniques dans le courant du XIXe siècle.
Curieusement, cet album donne des paysages de villages avec minarets. La série des Stéphane de Ceppi est la seule qui se place dans une Turquie contemporaine, traitant notamment de politiques actuelles comme la protection de l’environnement. Le dernier album, L’Or Bleu, traite de problèmes comme la reconnaissance des minorités kurdes et évoque l’enjeu stratégique que constitue le contrôle de l’eau, eau des fleuves Tigre et Euphrate dont les Turcs entendent contrôler la distribution vers les autres pays d’Orient, via un système de barrages. Aucun album ne fait une allusion précise aux dirigeants politiques turcs actuels, ni au thème de l’adhésion de la Turquie à l’Union, ni non plus à l’intervention à Chypre.
Tous les autres albums se passent dans un passé plus ou moins lointain avec une prédilection pour la période 1894-1920, qui permet de mieux éluder les réalités actuelles et de représenter, sans qu’on puisse être critiqué d’anachronisme, un sultan cruel, des épisodes violents : la série « Vasco », Shan Pacha, La maison dorée de Samarkand, L’île aux chiens, ces trois derniers albums traitant des pogroms contre les Arméniens et du génocide, ou la série « Djinn », se référant à la période d’Abdülhamid II, le « sultan sanglant » ; d’autres albums, Lawrence d’Arabie, Le miroir du Sphinx et Les Éthiopiques traitent des révoltes arabes contre les Turcs au début du XXe siècle. Les Kurdes apparaissent dans Aventures du Kurdistan, de Micheluzzi, comme « peuple fier et ancien, enfermé entre l’Iran et l’Iraq », sans référence à la Turquie. L’ouvrage d’Hugo Pratt se passe juste après la guerre de 1914 et fait allusion au mouvement de rébellion de Mustafa Kemal contre le sultan, et aux aventures d’Enver Pacha en Asie centrale, épisodes peu connus souvent des lecteurs occidentaux.
L’atmosphère de guerre avec la concentration de reporters au Péra Palace imprègne les bandes dessinées comme La Porte d’Orient (où la présence de Russes à Istanbul semble inspirée du séjour de Trotski en exil ou de celui de Marc Lévi, employé de Hachette à Istanbul dans les années 1930, qui s’affirmait l’auteur de Roman avec cocaïne [7] ), Le chant du Muezzin ou L’héritier. Aujourd’hui, les histoires d’espions prennent la place d’histoires d’amour montées de toutes pièces là où la femme a disparu de l’imaginaire, parce qu’elle s’est banalisée en s’occidentalisant. Les villes jugées anciennes sont de préférence choisies comme atmosphère de romans policiers : Venise est ville de lunes de miel, jamais Istanbul, ville de voyages célibataires. La Turquie est monde limite, où à l’époque de la guerre froide, tout près du rideau de fer, les agents de l’Ouest et de l’Est (KGB) se faisaient concurrence (L’héritier).
Aujourd’hui, les histoires d’espions prennent la place d’histoires d’amour montées de toutes pièces là où la femme a disparu de l’imaginaire, parce qu’elle s’est banalisée en s’occidentalisant
Aujourd’hui, la Turquie devient une marche vers le fanatisme musulman, l’Irak, l’Iran. Le comportement particulièrement sadique de policiers ou de soldats turcs rappelant le film Midnight Express (Alan Parker, 1978) se trouve dans les BD comme Les 30 clochettes, L’héritier, Les sentinelles de la nuit, Le roi des Dalmates, Lawrence d’Arabie, la série « Corentin »). Le supplice du pal est mentionné dans Raid sur la Corne d’Or. La série « Djinn » abonde également en têtes coupées (La favorite, Les 30 clochettes, Le trésor), motif traditionnel des écrivains romantiques comme Lamartine.
Conclusion : on se surprend à souhaiter que les Turcs ne deviennent pas modernes
Les bandes dessinées les plus récentes s’inspirent de documents historiques, de photos, de journaux. L’image de la BD, à la limite de la caricature, se concentre sur quelques thèmes frappant, sur quelques sujets propres à représenter l’exotisme – on note la persistance d’images anciennes (surtout en matière d’appréhension des femmes) liées à une connaissance picturale des pays.
Bien sûr, l’équation personnelle des auteurs peut jouer un certain rôle, avec la recherche personnelle de sources littéraires comme on peut le voir dans les albums de Ferry et Vernal, d’Hugo Pratt ou même dans la série « Djinn » Le regard superficiel retient d’abord la différence (femme voilée, minaret) – ce qui nous ressemble n’a pas d’intérêt et ne vaut pas la peine d’être décrit. L’exotisme est un prétexte pour passer au fantastique : voyages initiatiques ou voyages dangereux dans un environnement bizarre, voire senti encore comme hostile – un Orient mythique. À la limite, on pourrait comparer cette tendance aux BD françaises anciennes sur l’Allemagne, très germanophobes avant 1945, comme on a pu voir avec les albums d’Hansi, ou pendant la guerre dans la série « La bête est morte ! ».
Il n’est plus possible politiquement de faire de telles BD. Assistera-t-on à une disparition des BD turcophobes, quand on connaîtra mieux ce pays ? Il serait intéressant d’effectuer une recherche sur la diffusion quantitative des bandes dessinées, associée à une étude qualitative sur l’image que retiennent les jeunes lecteurs du pays sur lequel ils ont lu, en fermant l’album.
Notes
[1] Voir mon article : « Les médias modernes à grande diffusion, véhicules de stéréotypes politiques : bandes dessinées sur la Turquie », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien, n° 8, juin 1989, pp. 25-78. « Le parcours du désir », Istanbul réelle, Istanbul rêvée, Paris, L’esprit des péninsules, 1998.
[2] . La liste donnée en annexe n’est pas exhaustive. Je n’ai pas pu en particulier consulter les ouvrages des « Pieds Nickelés » : Les Pieds Nickelés princes d’Orient, Paris, Badert, 1940 ; Les Pieds Nickelés dans le harem, Paris, Pellos, 1975.
[3] Même le cinéma américain ne traite que peu de la Turquie : L’Affaire Cicéron (5 Fingers, Joseph L. Mankiewicz, 1952) ; Topkapi (Jules Dassin, 1964) ; Bons baisers de Russie (From Russia with Love, Terence Young, 1963) tous inspirés de romans d’origine européenne.
[4] Le Corbusier, Le voyage d’Orient, Marseille, Parenthèses, 1987, pp. 12-16, 60, 66 et 73.
[5] Abbé J.-H. Michon, Voyage religieux en Orient, Paris, Mme Vve Comon, 1853, tome 1, pp. 219 et 222.
[6] Josette Bruce, Tête de Turc en Turquie, Paris, Presses de la Cité, 1976 ; Josette Bruce, Tuerie en Turquie pour OSS 117, Paris, Presses de la Cité, 1984 ; San-Antonio, Bosphore et fais reluire, Paris, Fleuve Noir, 1991 ; Gérard de Villiers, SAS à Istanbul, Paris, Plon, 1969.
[7] Libération, 2 mars 1995.