Les femmes dans l’univers des intellectuels

Yacine Tassadit

Anthropologue, France

Reconnaître et se débarrasser de la violence, quand elle est symbolisée et intériorisée, est une tâche encore plus difficile. C’est exactement ce qu’il se passe dans l’univers intellectuel pour les femmes. Un accès pour elles plutôt récent et qui reste subtilement soumis à la domination masculine, comme le démontre soit le cas de Yvonne Davet, traductrice et secrétaire de Gide qui arrive à se suicider soit celui de Taos Amrouche, qui se rend compte de son assujettissement et y se rebelle.


Servir l’autre est sans doute ce qui rend le plus visible la domination parce qu’elle se traduit par des gestes, une posture, des façons de penser orchestrés par le cerveau et que le corps, seul, peut donner à voir. La corporéité entre donc en ligne de compte dès qu’il s’agit pour une personne de se mettre au service d’une autre.

Pour comprendre les modes de fonctionnement du service, il est important de procéder à un réexamen des rapports entre les hommes et les femmes, dans leur réalité, mais surtout parce que leur étude permet d’appréhender une vision du monde dans une culture située et datée. L’étude de la féminité n’est donc possible que si l’on revient sur les fondements de la division sexuelle du travail et de la division du travail sexuel qu’il faut rapporter à leur contexte anthropologique (Bourdieu, 1980) [1]. En partant de la répartition des rôles entre les hommes et les femmes, on s’attachera à montrer comment les tâches sont assignées en fonction des sexes. Les petits travaux (ou perçus comme tels) sont le fait des femmes (transport de l’eau, du bois, jardinage, tissage, ramassage du fumier…) par opposition aux travaux des hommes qui sont à la fois lourds, importants et visibles (Bourdieu, ibid.). [2]

Servir l’autre a partie liée avec cette culture incorporée (c’est-à-dire la culture faite corps), même si celle-ci perpétue un pouvoir (le pouvoir masculin [3] dans sa réalité et dans sa représentation). Les services rendus par les femmes attestent certes d’une forme de soumission qui participe aussi d’une stratégie et d’une adhésion aux règles du jeu (le capital symbolique lié à l’honneur féminin).

On ne peut que reprendre ici la notion d’habitus pour décrire les attitudes intériorisées le plus souvent, car elles sont inscrites de manière durable et rendent compte de la distinction entre le féminin et le masculin lorsqu’il s’agit de « services ».

Le prix du savoir

Le fait que les femmes servent l’intelligence est aisé à comprendre car l’accès au savoir est, comme on le sait, très récent dans de nombreuses sociétés.

Pour cette raison, elles sont portées à servir l’autre doublement, l’homme (en tant que corps masculin) et surtout l’esprit. Être à disposition signifie par là même se réfugier dans une vision « idéal-mythique » susceptible de transmuer la relation. L’autre ne peut en aucun cas être un dominateur mais un sauveur, un esprit à l’état pur qui permet au monde d’avancer à l’instar des hommes de religion.

Cette soumission béate mais niée se traduit dans le concret par des services qui, comme dans l’univers familial qu’elles ont fui, est marqué par le sacrifice, le don de soi… (par un dévouement plus accentué pour le travail du maître). Paradoxalement, les femmes se contraignent à effectuer des tâches – en général liées à la domesticité – comme pour donner un « plus » : les tâches intellectuelles ne suffisant pas. Elles redeviennent femme, alors que beaucoup d’entre elles ont investi dans le savoir pour ne pas avoir à supporter les tâches traditionnelles assignées au monde dit féminin.

Ce comportement qu’aucune loi ne dicte est, quant au fond, une forme de contre-don. Les femmes, hors de leur monde, se sentent tenues de procéder au règlement d’une dette… Elles doivent payer leur intégration au monde de l’esprit en commençant par servir – de leur propre gré- l’esprit incarnant cet idéal-mythique. Cette relation n’est pas sans rappeler le rapport que les femmes entretenaient autrefois avec les entités invisibles (saints, marabouts, génies).

Chez les Kabyles, comme dans la Grèce antique, les femmes offraient aux saints de la nourriture, des animaux en sacrifice. Comme elles pouvaient, par ailleurs, offrir leur force de travail. Elles allaient chercher du bois, de l’eau et accomplir des tâches ménagères dans le mausolée pour gagner les faveurs du saint, en réalité servir l’esprit du saint. Ce dernier pouvant être mort ou vivant. On peut établir un rapport avec ce qui existe dans nos pratiques. Une enquête qui regroupe une quarantaine d’entretiens (entre 1985-2000) montre les mêmes constantes, marquées d’abord par un enchantement, puis par une terrible déception, qui peut parfois friser le suicide.

Saisir des textes, offrir ses notes de terrain, traduire, assurer des heures supplémentaires, organiser des rencontres utiles à l’échange scientifique et intellectuel, renoncer à ses vacances, certaines allant jusqu’à renoncer à leur vie familiale et personnelle, entrent sans ambages dans un rapport de domination réelle et symbolique. Tous ces faits et gestes ne sont rien d’autre qu’une façon de procéder au règlement d’une dette d’autant plus grande que le statut de la femme asservie est moindre.

Pour se rendre disponible (et donc être à disposition), il en arrive qu’elles rompent avec leurs amitiés et / ou leurs amours.

Les mots de la domination symbolique

J’étais attirée comme un papillon vers la lumière….

Thérèse 27 ans, d’origine sociale modeste, vient de l’étranger. Elle a été attirée par la réputation du Maître.

« De loin (d’où je venais et par la distance géographique et sociale), je ne savais rien des luttes et des différents enjeux de la recherche. Je suis arrivée à Paris la bouche en cœur, sincère et prête à me livrer à celui que je voyais comme un vrai guide, un guide dans la recherche, mais aussi dans la vie, pour moi et pour l’humanité.

J’y croyais fermement et je ne savais pas que j’étais comme un papillon que la lumière attirait et qui finira par perdre ce qu’il a de plus beau : ses ailes…»

Pascale 25 ans travaillait dans une administration. Elle était traductrice. Elle n’avait aucune nécessité de partir… mais elle a consenti à la conversion croyant avoir un peu….

« … j’étais dans une administration, je crois qu’à cette époque j’étais heureuse mais je voulais élever mon niveau de connaissance. J’avais peur de m’enfermer pour toujours dans un monde qui finirait par m’ennuyer… Il était évident que je me faisais une idée haute mais très haute du monde intellectuel… Et certains de ses intellectuels étaient semblables à des dieux sur terre… Je ne pouvais en aucun cas penser que je pouvais être abandonnée, ni qu’on puisse se servir de moi… Je suis entrée là-dedans comme dans un ordre… ; mais un ordre émancipé, humain, compréhensif… Avec le temps, je suis tombée de haut… je suis près de la retraite et je n’en reviens pas encore… ; Je me souviendrai toujours de ce jeune chercheur que j’ai accueilli et qui voulait visiter certaines institutions. En lisant sur les portes les noms des grands intellectuels du Collège et de l’École des Hautes Études, il me dit : “j’ai l’impression de m’approcher des dioises de l’Olympe…” En l’écoutant, je crois que m’étais parfaitement reconnue ».

Je n’étais pas là pour réussir mais pour servir

« J’ai pu m’élever intellectuellement, j’ai acquis des bases scientifiques c’est certain… mais c’est après que j’ai compris que je n’étais pas là pour faire carrière, je n’étais pas là pour me réussir mais pour servir … Comme si ce que j’avais appris de lui devait lui être retourné, c’était un dû ; je devais payer en acceptant le poste le plus bas. J’étais devenue son assistante : un poste où j’étais amenée à servir. La proximité m’a fait perdre toute autonomie de penser et d’action. Que veux-tu faire lorsqu’on se voit tous les jours ? Il ne peut même pas imaginer que tu puisses publier un article sans lui en parler. Le faire ? Ce serait de la trahison, c’est entrer dans une guerre ouverte…. Ma prison a commencé là… On ne peut pas échapper sans laisser sa vie au sens propre ».

L’enfermement

« Une fois là-dedans, on n’a plus le choix : marche ou crève… J’étais marquée au fer rouge comme du bétail. J’étais dans le réseau et dans cette communauté seule les apparences ne comptaient jamais les réalités.

Après avoir été attirée, on m’a demandé d’entrer au club… J’y suis entrée comme par enchantement… ; j’ai fini dans l’aile sombre du château… Un peu comme une favorite du temps des Monarques… On doit laisser la place à des plus jeunes… et il arrive de surcroît que les plus âgées fassent le sale boulot… Après… On a honte… Honte de s’être fait avoir et de ne pas pouvoir en sortir, pouvoir en parler…»

Un jeu pervers : le gros matou et la petite souris

« J’étais obsédée par la situation dans laquelle je me suis enfermée. Je faisais souvent le même rêve : celui du gros matou jouant cyniquement avec une toute petite souris. Une souris si jeune qu’elle n’avait pas encore de poils. Le matou la martyrisait, il faisait mine de la dévorer puis à la dernière minute la recrachait… sans compter les coups de pattes qui la retournait dans tous les sens comme une crêpe… J’en avais fini avec le cauchemar le jour où j’ai pris la décision de donner un coup de balai ».

La plupart des interviews ont porté sur la dévoration symbolique mais il n’en demeure pas moins qu’il peut y avoir des exceptions à cette libido dominandi. Des femmes ont pu rencontrer des maîtres à la hauteur de leur réputation, comme ci-dessous :

Étudiante et demi-dieu

F. H. : Claude Lévi-Strauss, c’est un maître… Un grand… Le plus grand que je connaisse. J’ai développé avec lui des rapports d’admiration et de déférence, qui étaient ceux de la jeune étudiante que j’ai été et que je suis toujours un peu aujourd’hui. Mais enfin j’ai vieilli, j’ai perdu de ma naïveté première, pris de l’assurance. Pas complètement, mais j’ai peut-être moins cette candeur que j’avais, laquelle n’expliquait pas l’admiration mais expliquait la révérence qui peut paraître surprenante maintenant, car ce sentiment semble passé de mode aujourd’hui. C’était vraiment quelqu’un que j’abordais avec un tremblement intérieur et l’impression que je parlais véritablement à un demi-dieu. Il y avait de plus la marque royale du Collège de France… qui a par la suite perdu son lustre pour moi, puisque j’y suis entrée… J’ai toujours eu énormément de respect pour lui mais, avec le temps, j’ai développé à son endroit des sentiments de plus grande proximité et d’affection que je crois réciproques, et il me semble que nous avons mutuellement une certaine connivence. [4]

La littérature française regorge d’exemples sur lesquels il n’est pas possible de revenir dans le détail. Mais on peut se référer ici à Yvonne Davet, dont il est fait mention dans le Journal intime de Jean Amrouche. La Davet, comme on l’appelle, est traductrice et secrétaire de Gide, mais elle se vit comme une protectrice de l’homme, de l’esprit et de l’œuvre, au point de renoncer à sa propre vie car à plusieurs reprises, elle a dû envisager le suicide.

« Longue conservation hier, entre le Vaneau et la rue Berthollet, avec Yvonne Davet. Elle a découvert la nouvelle liaison de Gide […]

Y. D. ravagée de jalousie, plus pitoyable qu’elle ne fut jamais, obsédée par sa passion, torturée dans son âme et dans sa chair, songe sérieusement au suicide ; elle pleurait en me racontant la façon dont elle avait découvert l’aventure, disant, comme une plainte dérisoire, ensemble déchirante et ridicule : “ je ne demande pas grand-chose. De temps en temps qu’il me donne un peu de ce qu’il prodigue à tant d’autres : un peu de tendresse… qu’il m’embrasse, et me prenne dans ses bras. ” Les mots de “ camaraderie tendre, de désir vulgaire ” reviennent souvent, et coupent son monologue désespérant, de femme assoiffée.

Le visage tragiquement pâle d’Yvonne Davet, ses yeux rouges et battus, son air égaré, me poursuivent. Gide dit, sombre et excédé : “ Elle me demande toujours de l’embrasser, de la prendre dans mes bras. Elle dit : est-ce que je vous dégoûte ? ”

Elle est folle. Sachant qui il est – Gide ajoute : “ elle sera toujours insatisfaite ”.

[…] Mais j’ai peur, plus encore que l’autre jour, qu’elle ne se suicide (12 février) ».

La trajectoire de Taos Amrouche (écrivaine, cantatrice, sœur de Jean Amrouche) est essentielle pour comprendre la complexité de la relation qui lie les femmes aux hommes dans un univers aussi balisé que l’univers scholastique, surtout dans un contexte marqué par les effets de la colonisation. Ici comme ailleurs, les modes de domination obéissent à des lois qui se fondent sur les différents capitaux : social, culturel, symbolique.

C’est dans les années trente que Taos découvre la France et plus particulièrement Paris : la ville de la culture et de la civilisation. Cette ancienne colonisée (d’origine kabyle et de confession chrétienne) est persuadée que son choix ne peut la mener que vers un épanouissement total, puisqu’elle est supposée avoir eu la chance d’étudier dans un espace ayant toutes les possibilités d’ouverture et de consécration, ce à quoi elle ne pouvait pas aspirer en Tunisie.

La quête du savoir participe pour Taos (et Reine, puis Aména, ses héroïnes) d’un véritable périple initiatique dans lequel elle est soumise à subir une transformation, voire une mutation ontologique.

La première transformation est spatiale : l’héroïne doit quitter son pays et sa culture. Mais cette première sortie se solde par un échec patent puisqu’il y a discordance entre ce qu’elle est et ce que l’on attend d’elle.

Rebelle à toute transformation, elle repart vers l’espace d’origine et renonce pour ainsi dire à sa carrière. Le repli sur la Tunisie correspond à une mise en question du système d’enseignement et à une redéfinition de Taos. Cette rupture avec le monde intellectuel la conduit vers la recherche d’elle-même et de sa culture. Ce sont les chants qui lui fourniront l’occasion de quitter à nouveau la Tunisie pour l’Espagne. Le travail autour du chant la ramène inévitablement vers sa propre quête existentielle. Moment crucial : Taos se cherche aussi dans et par l’écriture. N’ayant rien à attendre de la société, elle se livre en livrant ses tourments et la profondeur de l’abîme qui la sépare des autres.

Ce que Taos rapporte dans son journal est loin de constituer une exception. Bien au contraire, elle illustre parfaitement cette relation dissymétrique entre le dominé et le dominant… Il suffit de relever les expressions qui émaillent son discours et de décrire les comportements pour retrouver sous sa plume ces mêmes rapports de domination encore en usage dans le monde universitaire, d’où l’intérêt de développer certains points.

Le nœud de l’histoire de l’héroïne réside dans ce rapport entre le monde de la scholé (un univers clos, à l’instar de la caverne de Chacal) et ce celui des candidats.

Il n’est pas difficile de se rendre à l’évidence de la profonde révolte qui habite Taos : révolte contre l’autre (son grand homme, écrivain de par sa fonction) et contre elle-même, c’est aussi un véritable moteur qui la pousse à écrire plus de trois cents pages pour décrire l’égoïsme et le cynisme d’un homme qui entretient l’ambiguïté à son égard. Cette forme de domination non dite constitue un piège où, comme son maître et amant aime à le lui rappeler, elle a tout fait « pour mettre sa tête sous la meule », c’est-à-dire qu’elle a consenti à cette domination. Comme si, en ayant des sentiments sincères, elle lui avait donné carte blanche pour disposer de sa vie. Cette longue attente de onze ans où règne une domination marquée par l’ambiguïté se solde par une déception.

Les exemples où les femmes croient à la nécessaire domination (placer leur tête sous la meule) pour contribuer à sauver une œuvre susceptible de révolutionner l’humanité, sont en effet typique de cette relation où le dominé ne veut pas (ou ne peut pas) se rendre compte de son état d’assujettissement car, pour avancer, il a besoin de l’autre comme repère, modèle, et peu importe si la souffrance (due à l’inégalité et donc à toute absence de réciprocité) est le lot quotidien de ces femmes. Cette réalité est d’autant plus offusquant lorsqu’il s’agit de femmes venant de l’extérieur… pas seulement parce qu’elles sont étrangères, mais par le fait qu’elles sont victimes de la croyance en l’autre et en sa culture supposée universelle et d’une certaine manière libératrice.

De nombreuses femmes (brésiliennes, mexicaines, chiliennes), venant de régions dominées croient en cette double supériorité de l’Européen (et surtout de l’intellectuel français), comme si la culture française ne pouvait pas être suspectée de quelque manière que ce soit d’être porteuse d’une inégalité sexuelle.

Dans ce contrat où tout n’est pas dit ; il y a une lutte ente deux systèmes, deux visions du monde. Si le système dominant (celui de l’espace culturel) se fonde sur ses propres normes (explicites), il n’en demeure pas moins qu’une partie de ces règles édictées sont largement implicites. Le contrat qui lie le candidat à l’institution s’inscrit dans ce lien, car, en plus du non-dit, il faut y ajouter les projections fantasmatiques caractérisant les attentes du dominé.

Le hiatus réside dans la méconnaissance de l’histoire des institutions et cette méconnaissance qui contribue à une terrible déception chez celui qui croit allègrement pouvoir trouver une promotion méritée.

Dans cet ensemble où les chances sont inégalement réparties, il va de soi que plus on est dominé et moins on a de chance de résister. Aména dans L’Amant imaginaire souffre parce qu’on lui renvoie, par Marcel Arrens interposé, toute la violence sociale et politique des institutions. Cette relation, à tout le moins ambiguë (quand elle n’est pas cynique et sordide), n’est pas spécifique à cette histoire : elle traduit bien les modes de domination spécifiques à l’homo intelectualis. Une lecture rapide de cet ouvrage permet de relever des faits (expressions, comportements) pouvant illustrer cette homologie structurale entre le monde de la parodie du chacal avec ses élèves et celui d’Aména et son maître.

Relativement à cet univers si spécifique au savoir, le don de soi n’est pas réductible uniquement au rapport de sexes. Dans des contextes comme celui de la colonisation où précisément la racialisation est déniée, on retrouve exprimée cette même relation (de domination avouée) s’agissant tout particulièrement de la supériorité du civilisateur dans le domaine de l’esprit. Pour le critique et poète Jean Amrouche ses maîtres occidentaux sont de véritables intercesseurs:

« Ceux que je choisissais pour intercesseurs ce n’est pas assez de dire qu’ils s’adressaient à moi : ils écrivaient pour moi, ayant souffert à ma place les affres de la solitude et de la création. Écrivant sur leur œuvre, me reconnaissant en eux, je leur rendais grâce en leur donnant clairement à entendre que je les avais reconnus pour ce qu’ils étaient.

L’œuvre de beauté, si accomplie qu’elle fût, m’importait moins que son secret, à la jointure de l’âme sans forme et de la parole formée.

Au prix de cette auscultation du silence dans le chant des paroles tout le reste : comparaisons, filiations, ouvertures historiques, ne m’était rien.

Et leur rendant grâce je prenais secrètement part à leur gloire.

Pression cruelle de l’aveu, imminence de la confession inutile. Entre eux et moi le même mal subi et exposé. » 25 juillet 1956.

Mais il arrive que cette relation ne soit que déception et dépit :

1949 : “ Mes “ amis ” me déçoivent. J’ai aperçu, étalé sur la table de Gide, une lettre de Richard Heyd. J’y ai vu qu’il avait réussi à arracher à Gide un nouvel inédit, le Journal 1948. Heyd est décidément bien habile. Et Gide bien cachottier. À moi il n’a donné que des rognures, comme ses Notes sur Chopin. Tant pis. À quoi servirait de m’en plaindre. J’ai choisi de le servir, non de me servir de lui.”

Gide avait fait toilette pour dîner avec Jean Lambert [5]. Il rodait autour, quand je parlais avec Yvonne Davet : curiosité d’un caractère assez particulier […] Ou bien, prend-il soin (comme je fais souvent moi-même) de poser des cloisons étanches entre ceux qui l’approchent ? Ce qui lui donne toute licence de se montrer à chacun sous un jour différent ».

Force est de reconnaître, à la suite de la Boétie, que la domination participe également de la féminisation des corps que l’on retrouve clairement illustré dans le discours colonial et qu’il importe d’analyser autrement aujourd’hui. La colonisation se fondant sur une supériorité technique et intellectuelle, il est légitime donc qu’elle ait pu incarner la toute puissance masculine. On peut dès lors comprendre les raisons pour lesquelles les femmes ayant intériorisé ces différents modes de domination et de soumission ont beaucoup de difficultés à saisir la violence réelle et symbolique dont elles sont victimes.

L’intériorisation du statut du dominé est sans conteste le produit d’une violence qui, elle, est réelle, même si elle participe d’un ordre symbolique difficile à mettre en question, d’où le piège de cette ambiguïté dans laquelle se trouvent englués tant les femmes que les colonisés. Car l’inversion de ce dernier va nécessairement avec le renversement du monde et de ses valeurs dont le dominé est partie prenante. Aussi bien Taos que Yvonne restent victimes d’un idéal qui les fait souffrir, voire les détruit, car cet idéal fait corps n’est rien d’autre qu’une projection d’elles-mêmes. Tout ceci nous amène repenser les modes de domination dans l’univers intellectuel, qui ne sont pas aisés à analyser en raison de l’importance du savoir (toujours mouvant et fluctuant) et surtout de l’importance symbolique qu’il revêt.

Notas

[1] Le Sens pratique, 127-132.

[2] Voir Tableau, Bourdieu, Le Sens pratique, 358.

[3] Terme utilisé déjà dans Bourdieu, Le Sens pratique, op.cit, 131.

[4] Françoise Héritier –Raisons politiques, Nov. 2005, 121.

[5] Futur gendre de Gide (1914-1999).