Dans le bassin méditerranéen, les activités pastorales extensives, très souvent fondées sur la mobi lité des troupeaux, constituent des cultures millénaires que la modernisation du secteur n’a pas fait disparaître. Une activité fondamentale de ces cultures est la transhumance, par laquelle les troupeaux, conduits par des bergers, traversent des terres à la recherche d’herbe fraîche et d’eau. Les bergers ont ainsi dans les mains une culture technique toujours vivante, qui correspond bien aux attentes de la société en matière d’agriculture respectueuse. Bien que les savoirs et savoir-faire pastoraux aient été modernisés et que les bergers aient la possibilité de se former dans des écoles spécialisées, des menaces pèsent sur la transhumance du bassin, dont les pâturages sont souvent des « biens communs » soumis à la mise en culture ou à la construction d’habitats. Pour cela, les pays de la région doivent considérer la transhumance comme une pratique millénaire fondamentale pour la tradition culturelle, l’économie et le respect environnemental.

Le voyageur qui se déplace dans les pays méditerranéens, au Nord comme au Sud, et qui cherche à en connaître les cultures, est frappé par l’importance des activités pastorales extensives, très souvent fondées sur la mobilité des troupeaux. De nombreux ethnologues et géographes ont étudié, et étudient encore aujourd’hui, ce pastoralisme mobile, qu’il s’agisse de transhumance ou de nomadisme.
Même si les espèces et races animales domestiques qui composent ces troupeaux sont d’une grande diversité, les enquêtes montrent que, sur les deux rives de la Méditerranée, les hommes — et les femmes — qui les élèvent et les conduisent possèdent les mêmes savoirs et partagent les mêmes pratiques. La modernisation actuelle de ce secteur professionnel n’a pas fait disparaître ces cultures pastorales plurimillénaires. Le mouton, animal sacrificiel par excellence , est l’espèce la plus présente. C’est à l’est du bassin méditerranéen, au nord de l’Irak, que les archéologues ont trouvé les premiers restes de la domestication du mouton, datés entre 8 000 et 8 500 avant Jésus-Christ.
Diversité des formes de pastoralisme mobile
Transhumer – du latin trans (au-delà) et humus (la terre) – c’est traverser des terres, parfois même des frontières, à la recherche d’herbe fraîche et d’eau pour les troupeaux, activité primordiale quand on vit dans une région qui connaît une période d’aridité.
Quelle différence entre la transhumance et le nomadisme « classiques » ? Le nomadisme repose sur le déplacement, au fur et à mesure de la dépaissance des animaux, de la famille éleveuse, qui vit dans un habitat mobile, une tente dans la région méditerranéenne ; tandis que les troupeaux transhumants sont conduits par des éleveurs ou des bergers salariés qui habitent dans des cabanes ou des hameaux.
Certains troupeaux vivant en moyenne montagne effectuent une transhumance dite pendulaire, pour atteindre les hauts pâturages l’été, et ceux d’en bas l’hiver pour fuir le froid et la neige
La transhumance peut être locale, permettant aux troupeaux , en quelques jours de marche sur des chemins de montagne (drailles et carraires dans le sud de la France ; vías pecuarias et cañadas en Espagne…), d’atteindre le lieu d’estivage (transhumance directe) ou d’hivernage (transhumance inverse). D’autres transhumances peuvent nécessiter plus d’un mois de cheminement, avec des arrêts pour faire paître les bêtes, comme l’emblématique transhumance de mérinos, gouvernée par la Mesta et empruntant la cañada real en Espagne, mais aussi en Grèce, en Albanie, en Turquie, en Irak… Certains troupeaux vivant en moyenne montagne effectuent une transhumance dite pendulaire, pour atteindre les hauts pâturages l’été, et ceux d’en bas l’hiver pour fuir le froid et la neige.
Traditionnellement, la transhumance se fait à pied : à la fin du xix e siècle et jusqu’aux années 1970, dans certains pays nord méditerranéens très urbanisés, les troupeaux ont été déplacés par le train jusqu’au pied de leur estive : de là, un jour de marche permettait aux ovins de s’acclimater à l’altitude et aux nuits passées en parc en plein air. Aujourd’hui, le camion a remplacé le train. De même, des nomades de l’Oriental marocain, qui transhumaient à pied entre deux espaces de parcours éloignés, transportent aujourd’hui leurs troupeaux en camion (Mahdi, 2018) .
Savoirs et savoir-faire pastoraux
Dans l’ouvrage collectif qu’il a coordonné en 2010, titré Un savoir-faire de bergers, l’écologue et zootechnicien Michel Meuret donne la parole à des chercheurs, des techniciens pastoralistes, des formateurs, mais aussi à de nombreux bergers et bergères, démontrant ainsi que « les bergers ont dans les mains une culture technique toujours vivante, qui correspond bien aux attentes de la société en matière d’agriculture plus respectueuse du vivant ». Une culture nécessitant peu d’outils, où l’œil et la main du berger jouent le premier rôle.
Si l’apprentissage du futur berger s’est fait pendant des siècles dès l’enfance dans le milieu familial, aujourd’hui de nombreux néoruraux, des hommes mais aussi des femmes, souvent diplômés (sociologues, écologues, environnementalistes…), se forment au métier de berger d’alpage dans des écoles de bergers comme celle du Merle, en Provence, spécialisée dans la transhumance ou l’Itsasmendikoi Artzain Eskola au Pays basque espagnol.
Les savoirs et savoir-faire des éleveurs et des bergers sont multiples : outre les savoir-faire zootechniques (sélectionner les reproducteurs, faire naître, nourrir et abreuver, soigner…), ils savent prédire le temps, connaissent la qualité des pâturages, les bonnes herbes et celles qui sont toxiques pour le troupeau… Ils sont encore nombreux à utiliser des plantes médicinales pour les soins quotidiens des brebis et à pratiquer des gestes de petite chirurgie. Issues de l’observation de leurs animaux, certaines techniques, attestées depuis des siècles et dans la plupart des pays méditerranéens, permettent par exemple l’adoption d’un nouveau-né que sa mère refuse ou d’un petit orphelin par une brebis qui a perdu le sien.
Pratiquée depuis des siècles, la « sélection empirique » , c’est-à-dire par l’éleveur, est à l’origine de races rustiques, adaptées à la marche et aux différents territoires que parcourent les troupeaux , mais aussi à la production attendue (lait, laine, viande). S’y ajoutent souvent des critères esthétiques (couleur, présence et forme des cornes…) partagés par une communauté pastorale : une recherche identitaire du « bel animal », dont le nom fait souvent référence à la région ou à l’appellation du groupe ou de la tribu (Ben Hounet, Brisebarre et Guinand, 2016).
Les menaces sur la transhumance
Si les troupeaux sont la propriété des éleveurs, dans l’ensemble du bassin méditerranéen les pâturages de transhumance sont souvent des « biens communs », appropriés par un village, une tribu ou une fraction de tribu. La gouvernance de ces parcours collectifs est régie par le doit coutumier qui en fixe les dates d’ouverture et de fermeture dans un souci de renouvellement des ressources en herbe et d’égalité entre les grands et les petits éleveurs. C’est le cas, par exemple, du téligato en Grèce (Koutsou, Ragkos et Karatassiou, 2019) et de l’agdal marocain (Mahdi et Domínguez, 2009). L’accès à ces parcours est souvent accompagné de rituels pour la protection des troupeaux et des bergers, et de fêtes rythmées par la musique des sonnailles.
Ces pratiques collectives sont aujourd’hui menacées par la mise en culture de parties des pâturages et la construction d’habitats en dur. Dans les lieux d’hivernage, les éleveurs voient aussi leurs espaces de parcours grignotés par les cultures, l’urbanisation ou l’industrialisation comme dans la Crau provençale (Lebaudy, 2016).
L’accès à ces parcours est souvent accompagné de rituels pour la protection des troupeaux et des bergers, et de fêtes rythmées par la musique des sonnailles
Depuis le retour des loups dans les Alpes à partir de l’Italie du Nord dans les années 1990, les attaques sur les troupeaux ovins se multiplient. Elles mettent en péril la fonction environnementale du pastoralisme extensif (maintien de la biodiversité faunistique et floristique, lutte contre les avalanches et les incendies…) et rendent de plus en plus difficile le métier de berger d’alpage.
Où pâturer ? Dans une publication collective sous-titrée Le pastoralisme entre crises et adaptations, c’est la question que nous nous sommes posée en confrontant nos expériences de terrain dans divers pays méditerranéens : Piémont italien, plaines côtières de Valencia et Pyrénées espagnoles, Provence, Roumanie, Kurdistan (Brisebarre, Lebaudy et Vidal González, 2018).
Patrimonialisation de la transhumance
Le 28 juin 2011, l’UNESCO a inscrit « les paysages culturels de l’agropastoralisme des Causses et Cévennes » sur la liste du patrimoine mondial. À cette occasion l’Agence FrancePresse a titré : « Le berger des Causses et des Cévennes entre au panthéon patrimonial », le sous-titre précisant : « Avec Causses et Cévennes, ce ne sont pas seulement des étendues grandioses de plateaux pelés et de puissants massifs granitiques qui entrent au Patrimoine de l’Humanité, mais aussi la culture des bergers qui ont façonné ces paysages pendant des millénaires ». Le parc national des Cévennes et le parc régional des Grands Causses sont au cœur du territoire inscrit : dans la plupart des pays nord méditerranéens de nombreux troupeaux transhumants estivent sur des aires protégées.
Outre la reconnaissance de la « valeur universelle exceptionnelle » de leurs paysages, les Causses et Cévennes ont été considérés comme une sorte d’observatoire de l’évolution des paysages issus des activités agro-pastorales méditerranéennes. Le Comité du patrimoine mondial a recommandé à la France de poursuivre les travaux engagés au niveau international afin de promouvoir des propositions d’inscription d’autres sites qui reflètent des réponses culturelles distinctes et exceptionnelles associées à des variantes du pastoralisme méditerranéen.
En 2019, plusieurs pays, dont l’Italie et la Grèce, ont déposé auprès du Comité pour la sauvegarde du Patrimoine culturel immatériel un dossier dont l’objectif est le dépôt d’une candidature multinationale d’inscription de la transhumance auprès de l’UNESCO en mars 2021. Plusieurs pays, dont l’Albanie et la France, se sont joints au projet.
Cependant, avec l’expert Pierre Donadieu (2008), on ne peut que se demander si la patrimonialisation des paysages de l’agro-pastoralisme méditerranéen, en particulier ceux issus de la transhumance, est une nécessité de mémoire, au risque de « muséifier » des pratiques menacées mais toujours vivantes, ou un outil de mutations économiques permettant le maintien de ces pratiques et la reconnaissance de leur rôle environnemental.
On ne peut que se demander si la patrimonialisation des paysages de l’agropastoralisme méditerranéen, en particulier ceux issus de la transhumance, est une nécessité de mémoire ou un outil de mutations économiques
Les bergers et éleveurs méditerranéens, fiers de leur métier et soucieux du bien-être de leurs bêtes, ne veulent pas être considérés comme de simples « jardiniers du paysage » au bénéfice des activités touristiques !