Au début du XXe siècle, suite à l’inauguration de l’École des Beaux-Arts du Caire, une nouvelle génération d’artistes est apparue qui a profondément renouvelé le panorama artistique égyptien de l’époque. Sous les auspices du roi Fouad I, des artistes autochtones et étrangers créent un ensemble d’œuvres qui témoignent d’influences occidentales en constante évolution. Parmi ces artistes, appelés « pionniers », se détache la personnalité du sculpteur Mahmûd Mukhtâr. Son travail, très tôt reconnu en Égypte et comparé aux œuvres de l’époque pharaonique, constitue un exemple parlant de l’atmosphère multiculturelle et cosmopolite connue au Caire durant la première moitié du XXe siècle. Aussi, mêlant tradition et modernité dans un esprit d’indépendance affirmé, Mukhtâr est-il devenu une personnalité phare dans l’histoire de l’art égyptien contemporain.
Cette contribution se propose d’analyser la manière dont certaines sources déterminent la problématisation du champ historique des arts visuels en Égypte au début du XXe siècle. Plus précisément, il s’agit de reconstituer les conditions de la formation des premiers cercles artistiques égyptiens afin de répondre à la question suivante : peut-on considérer que l’évolution des artistes appartenant à la génération dite des « pionniers », est stimulée, dans une large mesure, par la circulation des idées et les échanges interculturels qui caractérisent les cercles cosmopolites égyptiens des années vingt et trente ?
Ces propos seront illustrés par l’exemple du sculpteur Mahmûd Mukhtâr ( 1891-1934 ) dont le parcours est représentatif de celui de nombreux artistes de son temps à plusieurs égards. Premièrement, il appartient à une génération qui bénéficie de la création d’institutions artistiques nouvelles, telle l’École des Beaux-Arts du Caire fondée par le Prince Yûsuf Kamâl et inaugurée le 13 mai 1908. Les premiers diplômés de cette école sont appelés communément les « pionniers » ( ruwwâd ), une dénomination qui montre bien « à quel point l’idée qu’il n’y avait pas d’art avant l’adoption de l’art occidental est fortement ancrée »1. Ces artistes sont considérés, en effet, comme les premiers égyptiens à maîtriser les techniques et médiums de l’art occidental enseignés par des professeurs qui sont tous d’origine européenne dans une école fondée sur le modèle parisien. Il faudra attendre 1937, pour que le premier égyptien, le peintre alexandrin Muhammad Nâgî, soit nommé à la direction de l’École des Beaux-Arts du Caire, succédant au peintre français Roger Bréval.
Ensuite, comme la plupart de ses contemporains, Mukhtâr jouit de la création du système de bourses d’études artistiques pour l’étranger. Les élèves des Beaux-Arts du Caire sont envoyés en Europe pour parfaire leurs cursus, à l’Académie Julian ou, dans le cas de Mukhtâr, à l’École des Beaux-Arts de Paris. Par ailleurs, sa période d’activité se caractérise par une succession de bouleversements politiques qui surviennent en Égypte dans un laps de temps relativement court : les premières luttes pour l’indépendance menées par Saad Zaghlûl, la Révolution de 1919, la mise en place d’un pouvoir monarchique avec le couronnement du Roi Fouad Ier en 1922 suivi de son fils Farouk en 1936. Le décès prématuré de Mukhtâr, à l’âge de 43 ans, ne lui aura pas permis, malgré son implication au service du Wafd, le Parti national, d’être témoin de l’indépendance du pays. Parallèlement à ces transformations sociopolitiques, se manifeste une effervescence intellectuelle qui se traduit par une riche activité culturelle et artistique. Dans ce climat marqué par l’émergence d’une conscience nationale, se manifeste un courant de renouveau des pensées appelé la Nahda2,duquel se revendiquent les artistes égyptiens durant les 30 premières années du XXe siècle.
Dans ce climat marqué par l’émergence d’une conscience nationale, se manifeste un courant de renouveau des pensées appelé la Nahda, duquel se revendiquent les artistes égyptiens durant les 30 premières années du XXe siècle
C’est d’ailleurs à ce moment-là que paraissent les premiers ouvrages sur la production artistique égyptienne. Ceux-ci sont l’œuvre de personnalités appartenant à l’intelligentsia francophone, tels que Morik Brin qui publie en 1935 un premier ouvrage intitulé Peintres et sculpteurs de l’Égypte contemporaine. Le critique y passe en revue les artistes en vogue exposés lors du XVème Salondu Caire tenu au Palais Tigrane ainsi que les personnalités de la sphère politique et culturelle qui y assistent. C’est sous l’impulsion du politicien, mécène et collectionneur Muhammad Mahmûd Khalîl ( 1877-1953 ), un des acteurs majeurs de la promotion des arts en Égypte, que l’on doit l’établissement des premiers salons officiels du Caire3. Ces premières manifestations, organisées sur le modèle des salons parisiens, fournissent à l’élite cairote l’occasion d’acquérir des œuvres d’art et participent au développement d’un marché de l’art en même temps qu’elles déterminent le goût des collectionneurs. Les écrits contemporains aux premiers salons constituent davantage des revues mondaines que de véritables analyses scientifiques, mais présentent l’intérêt d’identifier les acteurs de la scène artistique égyptienne ( mécènes, collectionneurs, galeristes, professeurs aux Beaux-Arts du Caire, etc. ). L’ouvrage de Morik Brin révèle, quant à lui, la présence de nombreux artistes d’origine étrangère nés ou établis au Caire. Ces derniers y sont considérés comme des artistes égyptiens au même titre que les artistes d’origine égyptienne.
À partir des années soixante-dix, sont publiés les premiers ouvrages en langue arabe. Ceux-ci sont également écrits par des personnalités proches de la sphère artistique égyptienne comme l’artiste Muhammad Sidqî al-Gabakhangî ou le critique Subhî al-Shârunî. D’une manière générale, la plupart de ces écrits, parus suite à la prise de pouvoir par Gamal Abdel Nasser en 1952, omettent de mentionner le rôle, voire, la présence d’artistes d’origine étrangère, au profit d’une production qui est présentée comme « authentiquement » égyptienne. Le critique égyptien Aimé Azar est un des seuls à consacrer dans La peinture moderne en Égypte, un chapitre aux peintres d’origine étrangère. Dans ce livre, il condamne toutefois fermement l’adoption aveugle par certains peintres égyptiens des modèles de l’art européen, affirmant qu’ « au cours de deux générations, la peinture en Égypte n’a été que l’exemple des plus fâcheux de sous-produit ».
Venues dans un premier temps s’établir en Égypte pour des raisons économiques, ces populations multiculturelles et multiconfessionnelles donnent une véritable impulsion au développement du milieu culturel
Ainsi, jusque dans les années quatre-vingt, on distingue dans les grandes lignes deux visions de la génération des « pionniers ». La première présente une lecture historiographique qui tend, à travers le prisme du nationalisme, à considérer leurs oeuvres comme essentiellement et authentiquement égyptiennes. La seconde, au vernis orientaliste, voit dans cette production un « sous-produit » d’une périphérie par rapport aux centres artistiques européens. Ces deux tendances se rejoignent dans la mesure où elles « égyptianisent » la génération des « pionniers » et leur production, à défaut de mentionner les relations interculturelles, les influences et échanges réciproques, ainsi que la circulation des idées qui caractérisent ce milieu durant les années vingt et trente.
En effet, les villes du Caire et d’Alexandrie voient, à ce moment-là, affluer en masse des immigrés provenant des quatre coins de l’Europe et du Moyen-Orient : grecs, italiens, français, arméniens, syro-libanais, polonais, suisses et bien d’autres en font des villes cosmopolites. Venues dans un premier temps s’établir en Égypte pour des raisons économiques, ces populations multiculturelles et multiconfessionnelles donnent une véritable impulsion au développement du milieu culturel. Inversement, de nombreux artistes égyptiens bénéficiant de bourses d’études se rendent dans les capitales européennes telles que Rome ou Paris. De retour au pays, ils diffusent les techniques nouvelles acquises lors de leur séjour, soit par le biais de l’enseignement, soit en exposant leurs œuvres lors des salonsannuels.C’est pourquoi, le recours à des sources multiples et variées comme les revues, les journaux, les catalogues d’exposition, les inventaires de musées, les écrits, les notes personnelles et photographies d’artistes, permet de proposer une relecture historiographique du contexte dans lequel évoluent ces « pionniers ». Ces documents révèlent, par exemple, que l’œuvre d’un artiste tel que Mukhtâr est tributaire de son appartenance aux cercles cosmopolites qui sont dynamisés par les va-et-vient incessants entre l’Égypte et l’Europe, bien avant son départ pour Paris.
Mukhtâr est admis à l’École des Beaux-Arts du Caire par le sculpteur français Guillaume Laplagne, auquel le Prince Yûsuf Kamâl avait confié la direction de l’institution dès sa création en 1908. L’École fonctionne alors comme une institution privée, gratuite et ouverte à tous, fondée grâce au waqf4 du Prince et accueille près de quatre cent élèves entre 1908 et 19105. Un portrait photographique de Mukhtâr daté de 1910 nous montre le jeune sculpteur lorsqu’il était encore étudiant à l’École des Beaux-Arts du Caire. L’artiste porte une moustache, les cheveux longs coupés au carré et un foulard lâche noué autour du col de son chemisier. Âgé alors de vingt et un ans, le sculpteur se démarque par un code vestimentaire qui est totalement atypique pour l’époque en Égypte. Cette photographie démontre qu’il s’identifie à l’image de l’artiste bohême parisien tel qu’on pourrait le trouver dans le quartier de Montparnasse. Bien qu’il n’ait encore jamais vu l’Europe, cette « image de l’artiste » a pu être véhiculée soit par ses professeurs européens, soit par la presse qui se diffuse largement à ce moment-là.
Ce n’est qu’en 1912 que Mukhtâr découvre la réalité de la capitale française, lorsqu’il est envoyé en mission scolaire à la demande Laplagne. À Paris, il est d’abord l’apprenti du sculpteur Jules Coutan, avant de passer avec succès l’examen d’admission aux Beaux-Arts, devenant ainsi le premier élève égyptien de la prestigieuse École. Il fréquente alors la bohême parisienne et travaille dans un atelier situé à la rue François Bernard. Il est néanmoins rappelé à l’ordre durant son séjour par le Prince Yûsuf Kamâl qui insiste sur la lourde tâche qui lui incombera de retour au pays : « Vous êtes Égyptien et vous devez nous revenir Égyptien. Vous devez travailler consciencieusement à Paris, car nous plaçons tous nos espoirs en vous. Nous attendons avec impatience les résultats de votre ardeur au travail pour prouver que les Égyptiens ne manquent pas de suite dans les idées et ne sont pas incapables de réussir dans le domaine de l’Art, qui est une des manifestations de la civilisation »6. Investi d’une mission auprès de son pays, Mukhtâr commence à travailler à la maquette de l’une de ses œuvres majeures intitulée Le Réveil de l’Égypte. Celle-ci est reçue en 1918 par le Salon des Artistes Françaisetdes articles élogieux paraissent dans la presse parisienne. Hâfiz Afifî, membre de la délégation du Wafd envoyée à Paris par Saad Zaghlûl, rend visite au sculpteur dans son atelier. De retour en Égypte, il lance un appel dans la presse au peuple égyptien pour ériger un monument du Réveil de l’Égypte sur une place publique du Caire par souscription nationale. Lorsque Mukhtâr rentre au pays en 1920, il y est accueilli comme un héros national, bénéficiant à la fois d’une reconnaissance à Paris et, à la fois du soutien de l’élite locale.
Investi d’une mission auprès de son pays, Mukhtâr commence à travailler à la maquette de l’une de ses œuvres majeures intitulée Le Réveil de l’Égypte
Le 20 mai 1928, Le Réveil de l’Égypte est inauguré officiellement au Caire sur la place de Bâb al-Hadîd7 sous les auspices de Fouad Ier. Il représente alors le premier monument érigé dans l’espace publique créé par un sculpteur égyptien. Mukhtâr choisit de sculpter Le Réveil de l’Égypte dans un granite rose provenant d’Assouan. Ce matériau local creusé dans les anciennes carrières de Nubie lui permet de placer son œuvre dans la continuité des grands sculpteurs de l’Égypte ancienne. Le Réveil est évoqué par une double allégorie : un sphinx qui se redresse fièrement sur ses pattes évoquant le terme de Nahda au sens propre ( réveil, redressement ) et une fallâha ( paysanne ) symbolisant la nation. Celle-ci enlace tendrement le sphinx, héritage d’un passé glorieux qui se relève après des siècles d’ensommeillement. En même temps, elle relève son voile, comme pour signifier la fin d’une période d’aveuglément. Ces deux mouvements simultanés, le redressement du sphinx et le dévoilement de la paysanne, évoquent un phénomène de transformation, de changement. Mukhtâr représente cette métamorphose vers l’avenir sans rupture avec le passé. Au contraire, le Réveil de la nation est annoncé par deux figures liées à l’héritage culturel de l’Égypte, à savoir, l’Égypte ancienne et la paysannerie. Le sculpteur fixe ainsi une iconographie identitaire qui inspirera plusieurs générations d’artistes égyptiens.
D’un point de vue stylistique, cette sculpture hybride se distingue tant des modes de représentations européens que de la sculpture monumentale pharaonique. Si le sphinx de Mukhtâr a gardé de son ancêtre couché depuis des millénaires devant les pyramides de Gîza la fierté et la noblesse, il se différencie de son aîné, figé et statufié, par le souffle de vie qui l’anime. Dans un élan que l’on imagine lent et puissant, le thériantrope se relève sur ses pattes avant dans un mouvement de vitalité qui est accentué par la musculature apparente dévoilée sur ses flancs. Le traitement de l’anatomie animée du sphinx témoigne de la maîtrise technique acquise par Mukhtâr lors de sa formation aux Beaux-Arts, ainsi que de sa connaissance de la statuaire gréco-romaine, dont il a pu observer les exemples au Louvre lors de son séjour parisien. Par ailleurs, la stylisation des pattes du fauve, traitées en volumes géométriques, révèle l’influence de l’Art déco. Il en va de même pour les plis verticaux du drapé de la fallâha. Celle-ci est une paysanne aux allures de reine ou de déesse. Par sa figure noble, la mère nourricière de l’Égypte incarne également la fertilité de sa terre. Regardant dans la même direction que le sphinx, elle relève son voile vers l’avenir du pays. Il faut souligner que le geste de se dévoiler ne paraît pas anodin dans ce contexte. En effet, parmi les premières personnalités à soutenir Mukhtâr et à promouvoir son travail, il faut mentionner les femmes impliquées dans la cause féministe et nationale. Ces personnalités que l’on appelle les « Dames du Caire » jouent un rôle prépondérant dans la promotion des arts en Égypte. Huda Sharâwî, fondatrice de l’Union Féministe Égyptienne et de la revue L’Égyptienne aux côtés deSâyza Nabarâwî, s’était dévoilée publiquement à la gare du Caire en 1923, au retour d’une réunion féministe internationale tenue à Rome. Ce premier geste symbolique de l’émancipation de la femme égyptienne avait profondément marqué les esprits au moment où Mukhtâr travaillait au monument. La représentation de la femme demeure néanmoins un leitmotiv dans l’œuvre du sculpteur, qu’il évoque souvent par la paysanne. Bien qu’elle appartienne au vocabulaire iconographique national, la fallâha de Mukhtâr répond également au goût européen pour la « femme orientale » sensuelle et fantasmée.
Le Réveil de la nation est annoncé par deux figures liées à l’héritage culturel de l’Égypte, à savoir, l’Égypte ancienne et la paysannerie
Il présente d’ailleurs plusieurs sculptures de petites dimensions représentant des femmes à la Galerie Bernheim-Jeune à Paris qui lui consacre une exposition intitulée L’art contemporain égyptien : Mouktar sculpteur en 1930. Femme du peuple, La femme du shaykh al-balad, La fiancée du Nil, La marchande de fromage, Fille de Haute-Égypte, Femme du Caire, sont parmi les œuvres qu’il présente dans cette galerie renommée. Celles-ci jouissent d’un grand succès et Georges Grappes, conservateur du Musée Rodin, fait l’éloge du sculpteur dans la préface du catalogue d’exposition : « vos filles des champs […] gardent à la fois l’allure religieuse et cet aspect si réaliste, si humain, si émouvant, toujours si actuel, qu’avaient su leur donner vos aînés ». Et il ajoute : « Quand on a le privilège, l’honneur, d’appartenir à votre vieille Égypte […], on n’a pas le droit, vous l’avez compris, de reprendre le ciseau tombé des mains desséchées des consciencieux et géniaux artistes de votre pays, pour sacrifier à d’aimables fantaisies». Georges Grappes voit en Mukhtâr un artiste renouant les liens avec une civilisation perdue. Pareillement, en Égypte, il est proclamé comme le premier sculpteur égyptien depuis les pharaons. L’idée qui prévaut est donc celle d’un atavisme du génie égyptien qui se révèlerait à travers l’artiste. Or, l’œuvre de Mukhtâr, par sa richesse et sa complexité, surpasse largement la figure du « miracle égyptien ». Bien qu’il travaille au service de la cause nationale et qu’il soit tributaire des leçons de ses ancêtres, il ne représente pas uniquement un pur produit égyptien, mais évolue parallèlement dans un milieu cosmopolite ouvert sur le monde.
En 1924, aux côtés du peintre français Roger Bréval, qui est alors professeur de peinture aux Beaux-Arts du Caire, il fonde un groupement d’artistes et d’intellectuels appelé la Chimère. Dans ce groupe formé d’Européens et d’Égyptiens se trouvent les peintres alexandrins Mahmûd Saîd et Muhammad Nâgî, les anciens élèves de l’École des Beaux-Arts comme les peintres Râghib Ayyâd, Muhammad Hasan et Yûsuf Kâmil, ainsi que deux autres professeurs des Beaux-Arts du Caire, le peintre et caricaturiste catalan Juan Sintès et le peintre savoyard Pierre-Beppi Martin.
Ces artistes établissent le siège de la Chimère dans l’atelier de Roger Bréval, situé dans la rue Antikhâna. Mahmûd Mukhtâr y possède déjà son atelier de même que le peintre André Qattawî, membre d’une éminente famille juive du Caire. Le poète et critique Ahmad Râsim décrit d’ailleurs ces ateliers comme des lieux de rencontre incontournables du milieu artistique : « On y écoutait de la musique, on y échangeait des idées et quelques peintres y montraient leurs derniers travaux. Il y avait là Bilibine, l’admirable décorateur Byzantin, Pausinger, le portraitiste élégant, Naghi, Constantinovsky, Boeglin et Bréval. A ces habitués venaient se joindre parfois Caneri, Thuile, Sintès, Said, Bonjean, Mogadam, Gavasi ». Cette énumération de personnalités du monde culturel reflète le caractère hétéroclite de ces premiers cercles. Les membres de la Chimère travaillent ensemble au service de la promotion de l’art et de la culture en Égypte, recréant un petit « Montparnasse » cairote dans le quartier environnant de la rue Antikhana. Tous affirment participer à l’essor d’un renouveau artistique comme l’exprime le critique Gabriel Boctor en 1929 : « Il est particulièrement intéressant de faire ressortir que l’idée du Groupe de la Chimère est la renaissance de l’art en Égypte, une renaissance indépendante, inspirée de la peinture et de la sculpture, mais basée sur l’inspiration de sujets égyptiens. Le groupe est composé d’égyptiens et d’étrangers, mais son but est de reproduire des sujets, ayant trait au pays et d’en faire mieux connaître les auteurs ». Cette « renaissance » à laquelle se réfère Boctor s’étend à d’autres domaines culturels puisque simultanément à l’établissement du groupe de la Chimère, se crée son pendant littéraire, le groupe des Amis de la Chimère, composé d’écrivains, de poètes, de critiques et de journalistes. Ce groupe comprend alors les écrivains Husayn Haykâl et May Ziadé, le poète et critique Ahmad Râsim, les critiques Morik Brin et Étienne Meriel ainsi que José Canéri. Ce dernier est le rédacteur en chef de la revue L’Égypte Nouvelle, un hebdomadaire francophone publié durant les années vingt jusque dans les années cinquante qui fait la part belle aux évènements culturels. Durant les années vingt, cette revue se fait le vecteur des idées du groupe d’intellectuels de la Chimère. Les enseignants des Beaux-Arts du Caire, Roger Bréval et Juan Sintès, qui jouent un rôle important au sein de la Chimère, collaborent à l’illustration de L’Égypte Nouvelle. On doit à Bréval la couverture de la revue qui représente une femme inspirée des bas-reliefs de l’Égypte ancienne, au torse nu, présentant des fleurs de lotus en offrande à Rê, le Dieu-Soleil. Le rendu stylisé de cette illustration témoigne du goût pour l’art décoratif de ce peintre formé à la Manufacture Nationale de Tapisseries de Beauvais puis, auprès de Maurice Denis, à Paris, avant de s’installer en Égypte dès 1920 et d’enseigner la peinture.
Juan Sintès, quant à lui, publie chaque semaine dans la série Les hommes du jour des portraits satyriques de personnalités de la vie politique et culturelle cairote dont le trait est aussi cruel que la légende qui l’accompagne. Par son sens aigu de l’observation des individus, Sintès met en évidence le ridicule et les faiblesses des hommes politiques avec un dessin assassin. Maîtrisant parfaitement la langue arabe, il est engagé, au début de sa carrière, par la revue Al-Kashkûl, un hebdomadaire humoristique, organe influent du Wafd. Les légendes écrites en dialecte égyptien rendent ses caricatures accessibles au grand public et chacune d’entre-elles constitue une arme politique redoutable. Lors du VIIème Salon égyptien inauguré par le roi Fouad Ier en 1927, Sintès expose plus de cent portraits satyriques dans une salle du Palais Tigrane. L’exposition de caricatures dans un salonofficiel, témoigne du fait qu’il est reconnu comme un artiste à part entière. Le critique Morik Brin dira d’ailleurs à son sujet : « Ce caricaturiste au crayon et à l’esprit mordants, ce redoutable pamphlétaire est un peintre délicat et tout en nuances ».
Il est proclamé comme le premier sculpteur égyptien depuis les pharaons. L’idée qui prévaut est donc celle d’un atavisme du génie égyptien qui se révélerait à travers l’artiste
L’art de la caricature est très en vogue à ce moment-là et Mukhtâr effectue aussi une série de dessins satyriques pour le compte de la revue Al-Kashkûl. Hormis ces dessins il produit, très tôt dans sa carrière, des sculptures satyriques. Lors d’une manifestation consacrée aux diplômés de l’École des Beaux-Arts tenue en 1911 au Club Muhammad Alî, il expose une oeuvre intitulée L’enfant du peuple. Cette sculpture représente, d’une manière humoristique, une figure profondément ancrée dans la culture populaire égyptienne, le ibn al-Balad. Celle-ci incarne le jeune fallâha à l’esprit espiègle, un personnage clef du monde rural égyptien. Il est le raconteur du village, le crieur, dont tous affectionnent le caractère malin et comique. Cette sculpture est un des clous de l’exposition et Mukhtâr vend plusieurs exemplaires de cette œuvre au sujet très populaire à des membres de la haute société cairote.
Ainsi, l’activité de Mukhtâr au sein de la Chimère montre qu’il évolue dans un milieu cosmopolite aux côtés de personnalités provenant d’horizons très divers qui participent activement à la dynamisation de la scène culturelle, que ce soit par le biais de la peinture, la sculpture, la caricature, la littérature ou la presse. Dans ce groupe, il est au contact permanent d’artistes provenant, comme lui, de régions considérées comme des périphéries artistiques, telles que les pays scandinaves, la Suisse ou la Russie.
Le parcours de Mukhtâr témoigne donc d’influences multiples et diversifiées qui contribuent à la création d’une production unique. D’abord, il a une profonde compréhension du patrimoine monumental de son pays mais pas uniquement de l’art pharaonique. Il faut mentionner également, en Égypte même, les héritages coptes et gréco-romains. À Paris, il reçoit d’abord une formation académique chez Coutan, puis aux Beaux-Arts, avant de rechercher son propre langage. Il est également confronté aux œuvres de sculpteurs français tels que Rodin, dont l’influence est évidente dans certaines de ses sculptures, comme Les mendiants aveugles ( 1930 ), à tel point qu’on peut se demander s’il a pu rencontrer le maître durant son séjour parisien. On peut également se poser la question de savoir pourquoi il n’a jamais été assimilé à Paris comme un sculpteur moderne à part entière, comme c’est le cas du sculpteur d’origine roumaine, Brancusi, d’une dizaine d’années son aîné. Est-ce parce que contrairement à ce dernier, Mukhtâr n’a jamais adhéré pleinement à un des mouvements d’avant-garde ?
L’art de la caricature est très en vogue et Mukhtâr effectue une série de dessins satyriques pour le compte de la revue Al-Kashkûl. Hormis ces dessins il produit, très tôt dans sa carrière, des sculptures satyriques
Une des critiques formulée à l’égard des « pionniers » égyptiens est leur « retard » dans l’adoption de styles qui sont totalement dépassés au même moment par les courants qui dominent la scène artistique à Paris. Or, certains artistes égyptiens justifient le choix d’un langage plus « classique », comme le peintre Muhammad Nâgî, qui dit à ce propos, suite à son séjour parisien : « Je me suis alors interrogé sur ma voie : repose-t-elle sur mon implantation à Paris, mon intégration à l’un des groupes florissants du mouvement pictural, dont je suivrais l’exemple ? Rompre avec le patrimoine de mon pays m’effraie. Je crains de me jeter dans le courant d’expressions picturales qui ne m’étaient pas jusqu’alors familières, mais me fascinent aujourd’hui par leur audace. Je redoute d’être pris dans leur orbite et crains mon éloignement progressif de l’Égypte et de ses arts, dont j’ai senti au fil des ans, quels liens puissants m’unissent à eux »8.
On peut se poser la question de savoir pourquoi Mukhtâr n’a jamais été assimilé à Paris comme un sculpteur moderne à part entière, comme c’est le cas du Brancusi
Peut-être Mukhtâr craignait-il également de « rompre avec le patrimoine » de son pays ? La réflexion de Nâgî démontre toutefois que les « pionniers » sont très au fait des mouvements en vogue de la scène artistique internationale. Le fait de ne pas adhérer à certains courants se fait donc consciemment et peut même représenter une forme de résistance. Mukhtâr a lui aussi voulu rendre un hommage à son pays. Dans une œuvre intitulée Khamsîn9 ( 1929 ), Mukhtâr représente les vents de sable caractéristiques du printemps en Égypte. Ce vent sec et chaud est personnifié par une figure féminine dont la abâya ( cape ) est enflée par le souffle brûlant du vent à tel point que les mouvements ondulants du tissu constituent presque la thématique centrale de la sculpture. Cette oeuvre qui est sans doute une des plus abouties de Mukhtâr, tend à l’abstraction, de sorte que seul son titre nous en rappelle le sujet. Elle révèle l’élaboration d’un langage unique qui transcende complètement la notion de localité.
Notas
[1] NAEF, Silvia, À la recherche d’une modernité arabe : L’évolution des arts plastiques en Égypte, au Liban et en Irak, Slatkine, Genève, 1996, p. 57.
[2] Nahda : signifie littéralement « Le Réveil ». La Nahda est un mouvement de renouveau des pensées qui se manifeste en Égypte à partir de la fin du XIXème siècle dans les domaines religieux, politiques, économiques et culturels. Cette « Renaissance » se caractérise notamment par la volonté de concilier les valeurs nationales avec les exigences imposées par un processus de modernisation mis en place sur le modèle occidental. Nous utiliserons le terme de Nahda, ici, pour désigner uniquement le renouveau qui se manifeste dans le domaine artistique.
[3] Muhammad Mahmûd Khalîl était un grand mécène et collectionneur de peinture et de sculpture en Égypte. Conseillé par son épouse française Emilienne Luce, il fait l’acquisition de chefs-d’œuvre d’art européen des XIXème et XXème siècles, dont un nombre important de tableaux impressionnistes. Ces œuvres sont actuellement conservées au Musée Muhammad Mahmûd Khalîl dans son ancienne demeure à Gîza et représente, à ce jour, la plus importante collection d’art occidental en Égypte. Voir à ce propos le catalogue de l’exposition Les oubliés du Caire : chefs d’œuvres des musées du Caire, Musée d’Orsay, Paris, 5 octobre 1994 – 8 janvier 1995.
[4] waqf : Legs pieux à une œuvre charitable ou d’utilité publique.
[5] VOLAIT, Mercedes, Architectes et architectures de l’Égypte Moderne 1830-1950 : genèse et essor d’une expertise locale, Maisonnneuve et Larose, Paris, 2005, p. 232.
[6] Lettre du Prince Yûsuf Kamâl à Mahmûd Mukhtâr citée dans ABÛ GHÂZÎ, Badr al-Dîn et BOCTOR, Gabriel, Mouktar ou le Réveil de l’Égypte, Urwand et fils, Le Caire, 1949, p. 46.
[7] Le monument a été déplacé en 1955 et se trouve actuellement en face de l’Université du Caire.
[8] Cité dans : NAGHI, Effat et al., Mohamed Naghi ( 1888-1956 ) : un impressionniste égyptien, Les Cahiers de Chabramant, 1988, p. 18.
[9] khamsîn : signifie littéralement « cinquante » car ce vent sec du désert survient pendant une cinquantaine de jours au printemps.