L’eau et le sacré

Driss Khrouz

Fondation Esprit de FES

L’eau est source de vie, « elle est en toute chose qui vit », ce qui lui confère un sens quasi-religieux. C’est un symbole de civilisation et de raffinement. De nos jours, le changement climatique est l’un des plus grands défis auquel est confronté l’humanité pour préserver cette source de vitalité et de progrès. L’une des conséquences les plus graves du changement climatique est le creusement des inégalités sociales entre nations, et au sein de celles-ci, ainsi que son impact, particulièrement néfaste, sur certains groupes de personnes comme les femmes ou les enfants. Diverses tentatives ont été menées au niveau mondial pour parvenir à un accord visant à contrecarrer ces problèmes, parmi elles : les Conférences des Parties tenues récemment à Paris et à Marrakech, et les nombreux progrès qui les accompagnent. Toutefois, la décision prise au dernier moment par les États-Unis de se retirer de l’accord de Paris met en péril la viabilité de celui-ci. Cela dit, il faut souligner d’autres initiatives en la matière comme celles menées par le Maroc : le projet, dans la région d’Agadir, de dessalement de l’eau de l’océan à l’aide de l’énergie éolienne, ou encore le Forum de Fès qui a choisi pour thème « L’eau et le sacré ».

L’un des défis majeurs que le monde affronte et devra affronter de plus en plus est le réchauffement climatique. Ses implications sur la vie humaine, animale et végétale sont lourdes de conséquences. Toutes les questions qui relèvent de l’eau sont liées au climat et à ses dérèglements, que ce soit  les pluies, les neiges, les glaciers, les océans, les fleuves et rivières, les inondations, les nappes phréatiques, l’irrigation ou l’approvisionnement en eau potable des agglomérations humaines, grandes et petites.

Avec l’aggravation des inégalités sociales entre nations et au sein des nations, les enjeux climatiques sont les variables les plus déterminantes des équilibres écologiques, économiques et sociaux de la terre.

Dans cette équation globale, la gestion de l’eau est probablement le levier le plus puissant (et fragile) pour agir sur la vie, pour la comprendre ; sur son épanouissement, sa pérennité, ses conditions matérielles, spirituelles, économiques et sociales. Sans l’eau  aucune forme de vie n’est possible sur terre. En intervenant sur les maillons de la  « chaîne-eau », et sur le réchauffement climatique, les humains ont le pouvoir de sauvegarder l’harmonie et la durabilité des écosystèmes ou, au contraire, de les laisser dépérir à jamais.

Le Maroc a accueilli et organisé à Marrakech  la Conférence des Parties – la COP22 du 7 au 18 Novembre 2016. Elle fait suite à la COP21, tenue à Paris, où les composantes de  la communauté internationale – États, organisations internationales et non gouvernementales – ont pris conscience de l’urgence d’engager des politiques et des actions globales et concertées pour réduire les effets désastreux engendrés par le réchauffement climatique de la planète sous l’effet de pollutions diverses .

Les mesures retenues dans les recommandations de la conférence mondiale de Marrakech s’inscrivent dans la traduction des principes et engagements pris à Paris. La prise en compte du caractère global, articulé, interactif et intégré des facteurs du développement harmonieux et durable de la terre a révélé la complexité des choses sur le terrain. La responsabilité de tous les niveaux physiques, biologiques, sociaux et politiques de la décision et de l’inaction est bien mise en cause. C’est ainsi que les débats et les recommandations de la COP22 ont mis l’accent sur les interactions fortes, durables, inextricables et indélébiles entre le climat, le réchauffement de la terre et l’eau.

Le Forum de Fès, que la fondation Esprit de Fès organise au même moment que le Festival de Fès des musiques sacrées du monde, a retenu pour sa 23e édition (du 12 au 20 mai 2017) le thème de « l’eau et le sacré ».

La sacralité de l’eau est posée dans ce forum d’abord dans sa version religieuse. Toutes les religions et toutes les croyances situent l’eau au centre des liens sociaux, de la vie, de la création, des sources d’épanouissement et de procréation. L’eau est source de vie, elle est tout ce qui est vivant, « l’eau est en toute chose qui vit ». Elle est aussi déluges, inondations, torrents, tempêtes, ouragans et naufrages. C’est ainsi que la sacralité de l’eau est analysée dans ses relations avec le caractère sacré de la vie, de l’humanisme, de l’humain et du respect des engagements vertueux  dans la durée, la continuité et la plénitude de la Nature.

La prise en charge des questions liées à l’eau impose une approche collective des conflits nés de l’eau à travers les fleuves, les points d’eau mais aussi les limites des eaux maritimes des États, qui constituent des terrains privilégiés du droit international, de la diplomatie et des juridictions internationales. La stratégie 2030, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies en 2015, trouve des traductions globales et opérationnelles dans les recommandations de la COP21 et dans l’agenda retenu par  la COP22.

De la rareté de l’eau, notamment dans les zones arides et semi-arides, naissent des tensions qui menacent les populations les plus vulnérables et aggravent les inégalités  sociales en termes de niveaux de vie et d’espérance de vie ; elles aggravent la pauvreté, la précarité et menacent la paix et la stabilité. L’un de ces impacts est la déstructuration des structures traditionnelles de gestion de l’eau ; indispensables à la vie des communautés rurales en Asie, en Afrique et au Moyen-Orient.

De la rareté de l’eau, notamment dans les zones arides et semi-arides, naissent des tensions qui menacent les populations les plus vulnérables et aggravent les inégalités sociales en termes de niveaux de vie et d’espérance de vie ; elles aggravent la pauvreté, la précarité et menacent la paix et la stabilité

Les populations les plus pauvres de tous les pays sont les plus affectées par le réchauffement climatique, notamment à travers le manque d’eau, la consommation d’eau non potable et l’impact sur l’agriculture paysanne vivrière. On parle d’« injustice environnementale ».

Depuis l’année 1992, avec le début des négociations sur le climat, la prise en compte du rôle de l’eau dans les impacts négatifs et positifs des changements climatiques est évidente. Il n’y a que des personnes comme Donald Trump, président de l’une des plus grandes puissances destructrices des équilibres écologiques dans le monde, pour décréter le retrait de son pays de l’accord de Paris sur la lutte contre les gaz à effets de serre et le réchauffement climatique.

Depuis l’Antiquité, les groupements humains, tout comme les cités, portent les empreintes de l’eau, variable essentielle dans l’ordre politique et social à travers l’approvisionnement en eau potable, l’irrigation des cultures ou la maîtrise des mers pour commercer et conquérir. Dans les médinas, les riads, les patios, les jardins intérieurs et dans les belles cités au Maroc, en Espagne, en Syrie, en Irak , en Iran, en Italie, en Tunisie, comme en Algérie, la présence des fontaines urbaines est un signe de raffinement, d’urbanité et de bien-être.

Ressource limitée, rare, fluide par nature, l’eau coule de l’amont vers l’aval. Elle est source par la neige et les pluies, alimente les mers et les océans par les fleuves et les ruissellements. Elle est au centre des liens sociaux tout au long de sa course, des montagnes vers les embouchures. L’eau façonne les paysages, elle façonne aussi les cultures. C’est de l’eau que dépend la vie des humains, des animaux et des végétaux. C’est elle qui crée les érosions, les éboulements  et fait pousser les forêts. L’eau a créé les grandes civilisations ; et ce sont les sociétés qui la puisent, l’épuisent, la polluent, la gaspillent et la protègent aussi. L’eau révèle  les grands paradoxes des modes de vie et des intérêts contradictoires en conflits latents ou ouverts.

La gestion et l’organisation politique et sociale liées à l’eau sont au centre de la problématique de la démocratie, de la justice sociale et de la gouvernance. Au Maroc, les politiques hydrauliques, à travers la politique des grands barrages, ont permis depuis le début des années 1960, de jeter les bases d’une politique globale, maîtrisée et cohérente prenant en considération les contraintes hydriques, climatiques et écologiques du pays.

Vue du public du Festival de Fès 2017 (Zoubir Ali)

Les bassins versants, les réhabilitations des pratiques traditionnelles rurales et urbaines de captations des eaux souterraines, de canalisations et de répartition des eaux entre l’amont et l’aval, entre les montagnes et les plaines, entre les cultures et les villes  sont un patrimoine culturel précieux,  bien élaboré  et pertinent. Les bassins du Sebou, de l’Oum-errabi, de Souss-Massa, de la Moulouya, par exemple, montrent bien les forces de ces choix, elles en montrent aussi les limites.

Les prélèvements de plus en plus intenses d’eaux souterraines dans les profondeurs des nappes phréatiques non reproductibles posent de sérieux problèmes, insolubles et bien préoccupants, pour l’avenir de zones entières.

Au Maroc, comme dans de nombreuses régions du monde, on a de plus en plus recours aux nouvelles sources non conventionnelles d’approvisionnement de l’eau pour l’agriculture et pour les besoins  humains. Le dessalement des eaux de mer est une option qui prend d’autant plus d’importance qu’elle est liée aux énergies renouvelables, solaires, hydrauliques ou éoliennes.

Le grand projet lancé, par le Maroc en juin 2017, de dessalement de l’eau  de l’océan à l’aide de technologies à base d’énergie solaire dans la région d’Agadir est un choix écologique, financier et politique bien approprié. Le traitement des eaux usées s’avère de plus en plus utile, nécessaire, rentable et  renforce l’équité sociale. Le rejet des eaux usées est une opération polluante, conflictuelle et onéreuse. Leur traitement peut résoudre beaucoup de problèmes, il en pose aussi dans des termes nouveaux. Outre les coûts, la maîtrise des exigences sanitaires, les contraintes institutionnelles et les requis technologiques posent le problème des acteurs, de leurs intérêts souvent opposés et des compromis.

La mise en place de structures adéquates et adaptées pour lutter contre la désertification et l’aridité des climats permet au Maroc d’accumuler des expériences concluantes et efficientes dans les régions où le stress hydrique est préoccupant. La réhabilitation des anciennes pratiques  encore en usage chez les populations ainsi que le développement des nouvelles méthodes de production du palmier dattier, de l’arganier de même que toutes les formes de couvertures végétales, permettent d’améliorer la maîtrise des espèces végétales et de ralentir, de mieux en mieux, les avancées du désert. De nouvelles activités génératrices de revenus au profit des populations rurales s’épanouissent et les effets sur les femmes et les jeunes filles en sont un signe de progrès et d’espoirs.

Ce sont les femmes et les jeunes filles qui sont au premier plan dans la vie familiale pour et par l’utilisation de l’eau. Ce sont elles qui subissent les effets néfastes des corvées d’eau, elles doivent parcourir de longues distances pour chercher de l’eau pour toute la famille

Le rôle de la femme est central dans toutes ces dynamiques politiques sociales et environnementales. Ce sont les femmes et les jeunes filles qui sont au premier  plan dans la vie familiale pour et par l’utilisation de l’eau. Ce sont elles qui subissent les effets néfastes des corvées d’eau, elles doivent parcourir de longues distances pour chercher de l’eau pour toute la famille. Dans plusieurs régions du monde, le manque d’eau et la pauvreté des modes de subsistance enferment la femme dans des tâches  ménagères  pénibles, non valorisantes, qui empêchent  les jeunes en milieu rural de profiter de leurs droits à la scolarisation et à l’éducation. Là où la femme ne subit pas les carences liées à la rareté de l’eau, elle développe des activités qui lui apportent des revenus et lui offrent une autonomie financière ainsi qu’une reconnaissance plus importante de la part de sa famille et de son milieu social.

Dans l’ensemble des échelons et des dynamiques liés à l’eau, la participation des populations est essentielle en matière de santé, d’environnement, de culture, de tourisme ainsi qu’en matière de préservation et de protection de ce bien précieux qu’est l’eau.

Sans la participation effective des populations concernées, aucune action de gestion de la rareté de l’eau ne peut réussir, aucun projet ne peut améliorer leurs conditions de vie dans la durée et de façon harmonieuse ni leur permettre de vivre en bonne intelligence avec les animaux, les végétaux et la nature. C’est en cela et par cela que la relation entre l’eau et le sacré prend toute son importance.