Le tourisme dans les pays du Golfe : réalités et enjeux

Abdallah Zouache

Plusieurs angles sont possibles pour appréhender les pays du Golfe. D’un point de vue géographique, le Golfe fait référence à un espace qui regroupe le golfe Persique et le golfe d’Oman, séparés par le détroit d’Ormuz (Rodolfo, 1969, « Le Golfe Persique : situation actuelle et perspectives d’avenir », Politique Étrangère 34 (5-6) : 631-665). Dans ce cas, les pays du Golfe rassemblent les États qui bordent les rives des deux golfes : l’Iran à l’Est, sur les rives du golfe Persique et du golfe d’Oman ; et les États arabes à l’Ouest : l’Irak, l’Arabie saoudite, le Koweit, le Bahreïn, les septs États de la côte des pirates (Abou Dhabi, Dubaï, Sharjah, Ajman, Um al-Qaywan, Ras alKhaimah et Fujairah) qui se sont fédérés en Émirats arabes unis (EAU), les sultanats d’Oman et de Mascate qui se sont unis autour du Sultanat d’Oman. Le climat du Golfe est chaud et humide, avec des températures pouvant atteindre les 50 degrés et des taux d’humidité de l’air proche de 100 % en été. Les pays du Golfe souffrent d’un stress hydrique très élevé. La région est essentiellement désertique en dehors de quelques chaînes de montagnes et des bandes côtières. Elle est caractérisée par des chutes de pluie erratiques, entre 70 et 150 mm par an en fonction des années et des régions, et des taux d’évaporation excédant 3 000 mm par an.

Dans cet article, nous considérons un angle plus institutionnel pour lequel les pays du Golfe sont définis à travers leur appartenance au Conseil de coopération du Golfe (CCG), ce qui implique l’absence de l’Irak et de l’Iran. Notre choix est aussi économique. Nous verrons, en effet, que la question du tourisme est devenue un axe stratégique pour les pays du CCG, beaucoup plus qu’en Iran et en Irak, et ceci du fait des programmes de diversification économique. Lorsque l’on privilégie l’angle économique, la vision des pays du Golfe se fait le plus souvent à travers le prisme de la production et de l’exportation de ressources naturelles en hydrocarbures. Au sein du CCG, nous trouvons quatre pays parmi les 10 plus grandes réserves et plus grands producteurs de pétrole (l’Arabie saoudite, le Koweït, le Qatar et les EAU) et trois pays parmi les 10 plus grands producteurs et réserves de gaz (l’Arabie saoudite, le Qatar, EAU). D’un point de vue démographique, il s’ensuit de cet angle économique que les pays du Golfe ne regroupent pas une forte population, autour de 60 millions, l’Arabie saoudite étant le pays le plus peuplé ; de sorte que les autres pays sont souvent définis comme les petits États du Golfe. Par conséquent, les pays du Golfe sont riches en termes de PIB/tête, notamment du fait de la taille de leur population, l’Arabie saoudite étant comparativement moins riche que ses voisins, même si, en valeur absolue, elle possède le plus gros PIB.

L’enjeu principal affiché par les États du Golfe est de diversifier leurs économies, réduire la dépendance aux hydrocarbures, en captant une part d’un marché mondial du tourisme en forte croissance depuis plusieurs décennies. D’après les pays du CCG, et souvent suite aux conseils de grands instituts de consulting international, le Golfe possède plusieurs avantages comparatifs pour faire éclore le tourisme : des ressources naturelles comme le soleil, la mer, le désert ; mais aussi des ressources culturelles à mettre en évidence, en puisant dans la rente issue de l’exploitation des hydrocarbures et sécurisée dans des fonds souverains, un marché du travail attractif pour une main d’œuvre internationale, asiatique, arabe ou occidentale, en charge d’effectuer les différentes tâches de l’industrie touristique, du ménage des hôtels à la restauration de luxe, de la manutention à la direction, du nettoyage des musées à leur gestion culturelle.

Le tourisme : une volonté politique

Il est tout d’abord important de rappeler que le développement du tourisme dans le Golfe est le fruit d’une volonté politique des États. Une dynamique touristique s’opère en particulier dans les années 2000, à partir des petits États du Golfe pour atteindre l’Arabie saoudite à la fin des années 2010.

La volonté des EAU de développer le secteur du tourisme est ancienne. Dans un article publié en 2002, « The Challenges of Economic Diversification through Tourism : the Case of Abu Dhabi » dans l’International Journal of Tourism Research (4 : 221-235), Shapley nous informe que Sharjah s’y lance dès les années quatre-vingt mais, suite à un échec, un nouveau programme est lancé (Sharjah Tourism Vision 2021) dont l’objectif est d’atteindre 10 millions de touristes à la fin de l’année 2021. C’est bien Dubaï qui représente l’industrie touristique des pays du Golfe. En 2013, il lance la stratégie de tourisme 2020 qui affiche un objectif de 20 millions de touristes en 2020, et nous verrons que la réussite comptable est évidente. La stratégie touristique de Dubaï se poursuit aujourd’hui, notamment à travers le plan urbain Dubaï 2040, qui insiste sur le tourisme durable en proposant de créer 60 % d’espaces verts dans la cité en 2040 et des corridors verts entre les principales voies urbaines. Les autres émirats ne sont pas restés inactifs. Dès 2008, le département de planification économique d’Abou Dhabi propose un plan de diversification économique à grande échelle, au sein duquel le secteur touristique prend sa place. La « vision » touristique d’Abou Dhabi s’ancre dans l’économie de la culture. Ainsi, le ministère du Tourisme est aussi le ministère de la Culture. Le développement touristique doit s’appuyer sur l’offre culturelle, en particulier dans le marché de l’art. On décide de créer un quartier culturel sur l’île de Saadiyat avec une offre unique dans la région à travers des musées symboles à forte identité architecturale. En plus du musée national Zayed, le Louvre Abou Dhabi est inauguré en 2017. Le Guggenheim Abu Dhabi, plus centré sur l’art contemporain, devrait ouvrir en 2022.

La politique de diversification du Qatar décide de réinvestir les surplus financiers issus principalement de l’exploitation du gaz vers différents secteurs tels que l’éducation, la finance, et d’autres secteurs directement reliés à l’économie touristique : la culture et, surtout, le sport. La stratégie Vision 2030 est lancée en 2008 et la Stratégie de Développement National du Qatar en 2011. Au-delà de la recherche de symboles forts, comme l’organisation de la Coupe du monde de football en 2022, le Qatar annonce investir 20 milliards de dollars dans les infrastructures touristiques (Srour-Gandon, 2013. « La Stratégie économique du Qatar. Politique énergétique et diversification économique ». Confluences Méditerranée. 84 (1) : 45-57). De nombreux autres évènements sportifs sont organisés, comme le tour du Qatar en cyclisme ou l’Open de tennis de Doha. L’économie de la culture est également concernée, notamment à travers l’ouverture de musées, comme le Musée d’art islamique inauguré en 2008 ou le Musée national du Qatar, en 2019.

Le Sultanat d’Oman lance également en 2016 un plan de diversification économique autour du tourisme : Oman 2040. Les objectifs sont ambitieux : mobiliser 18 milliards de rial omanais (près de 40 milliards d’euros) entre 2016 et 2040 pour créer 500 000 emplois, et faire en sorte que le secteur du tourisme pèse 6 à 10% du PIB. Oman décide dès le départ de se positionner sur le tourisme culturel, dérivé d’une identité arabe forte et sur le tourisme durable.

Saudi Vision 2030 est un plan de développement économique, organisé autour de 11 programmes, avec pour objectifs principaux l’équilibrage des finances publiques et la création d’emplois, en modifiant les structures économiques de l’Arabie saoudite à travers une diversification dans les investissements, la production et les exportations.

Le tourisme est un des secteurs visés du programme de fonds d’investissement public (« objectif 2 »). Le bilan récent effectué par les autorités saoudiennes affiche que le développement du secteur touristique est une des quatre réussites du plan lancé en 2017.

Le tourisme est également considéré comme stratégique dans la mesure où il s’agit d’offrir au reste du monde une image renouvelée du royaume. L’Arabie saoudite a aussi lancé ces dernières années une rénovation de l’infrastructure du tourisme religieux, avec une rénovation des lieux d’accueils des pèlerins, en particulier à la Mecque.

Les autres membres du CCG sont moins dynamiques. Bahreïn lance tout de même, en avril 2016 une stratégie touristique sous le slogan Ours.Yours. Bahrain, mais le message est moins perceptible. Il s’agit de faire monter les recettes touristiques à un milliard de dollars par an, et de doubler la contribution du secteur touristique au PIB à 6,6 % en 2020. Quant au Koweït, il semble plutôt sur la réserve relativement à ses voisins et partenaires, en ne misant pas spécifiquement sur le secteur touristique, dans son plan de développement pour bâtir un « Nouveau Koweït » (Kuwait Vision 2035). La stratégie de diversification du Koweït insiste beaucoup plus sur les réformes du marché du travail, le capital humain et l’amélioration du climat des affaires (Olver-Ellis, S. 2020. « Building the New Kuwait : Vision 2035 and the Challenge of Diversification. » LSE Middle East Centre Paper Series, janvier 2020).

Une destination touristique émergente

La volonté politique s’est-elle traduite par l’émergence de la destination touristique ‘Golfe’ ? Pour répondre, nous devons prendre du recul par rapport au contexte actuel exceptionnel qui s’est traduit, en 2020, par un recul de 73 % des arrivées internationales de touristes (correspondant à 397 millions de personnes) et de 63 % des recettes touristiques (qui sont de 538 milliards de dollars en 2020). La région Moyen-Orient de l’Organisation mondiale du tourisme (OMT), qui inclut l’Égypte et le Liban, a assez bien résisté au choc de la pandémie, avec une baisse de seulement 7 % des arrivées touristiques en 2020, après une croissance annuelle de 3,6 % sur les 10 dernières années. En revanche, au niveau des recettes touristiques, le choc a été rude, avec une baisse de 68,5 % en termes réels des recettes par rapport à 2019.

Le tourisme est une source de devises non négligeable au Moyen-Orient. En 2019, la part du tourisme dans les exportations totales est de 8 % au MoyenOrient, pour 4 % en Europe, 5 % dans les Amériques, 5 % en Afrique et 2 % pour la région Asie et Pacifique. Une analyse plus fine révèle que la part du tourisme est plus que majoritaire dans le secteur des services à l’exportation : en 2019, 62 % des services à l’export au Moyen-Orient réside dans le secteur du tourisme, pour 22 % par exemple pour l’Europe. En d’autres termes, au niveau des services exportés, le Moyen-Orient se positionne majoritairement dans le tourisme. Au niveau structurel, si on examine les chiffres de l’OMT pour 2018, le tourisme au Moyen-Orient est, en 2018, dominé par le tourisme religieux d’une part, et celui de loisir de l’autre.

Pour examiner la dynamique du secteur touristique par pays du golfe Persique, nous devons exclure l’Égypte et le Liban, qui sont deux poids lourds de l’économie touristique de la région.

On observe que les deux pays qui reçoivent le plus de visiteurs sont les EAU et l’Arabie saoudite. Dubaï est l’émirat le plus visité: en 2019, 16,73 millions de touristes. En 2020, malgré la pandémie, Dubaï reçoit 5,51 millions de nuitées, soit 1,44 % des voyageurs dans le monde. En outre, Dubaï a diversifié les origines géographiques des touristes : en 2020, 21 % des visiteurs proviennent d’Europe de l’Ouest, 21 % d’Asie du Sud, 11 % de Russie et d’Europe de l’Est, 6 % d’Afrique et des Amériques, 12 % du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, 12 % des pays du CCG. Dubaï n’est pas une destination du tourisme d’affaires, mais bien une destination de loisirs (pour 74 %) et familiale (75 % des entrants).

L’Arabie saoudite a connu une croissance d’exportations de biens et services touristiques de 9 % entre 2008 et 2018. Pour comprendre la dynamique touristique en Arabie saoudite, il faut rappeler qu’elle est un haut lieu mondial du tourisme religieux et le nombre de pèlerins ne cessait d’augmenter avant la pandémie. Les pèlerins visitent en masse l’Arabie saoudite lors du pèlerinage, le hajj, mais on omet souvent de considérer l’ensemble des musulmans qui viennent effectuer pendant l’année la umra. Le tourisme religieux, au-delà du pouvoir symbolique qu’il implique pour l’Arabie saoudite, est également une source stable de revenus d’exportations pour le Royaume. En 2018 (année islamique 1440), deux millions de touristes ont effectué le hajj.

Au niveau des recettes touristiques, les EAU font mieux que l’Arabie saoudite. Le Qatar, mais aussi Oman, ne décollent pas en termes d’arrivées touristiques et sont même proches du pays qui n’a pas ciblé le secteur du tourisme, le Koweït.

Réalité de l’économie touristique des pays du Golfe

Les objectifs politiques ambitieux, ainsi que la dynamique touristique engrangée dans les années 2010, sont difficilement soutenables dans l’environnement des pays du CCG, et l’on peut même s’interroger sur la rationalité des derniers objectifs affichés par les émirats de Dubaï et d’Abou Dhabi, qui vont exiger une consommation d’eau exponentielle. D’après un rapport du Bussola Institute publié en 2020, les besoins en eau dans les pays du golfe Persique sont remplis principalement par le prélèvement d’eaux souterraines et la récupération des eaux de surface (78 %), la production d’eau dessalée (19 %), et très peu par la réutilisation issue du traitement des eaux usés (3 %). Ces chiffres varient selon les pays : ceux qui ont énormément misé sur le tourisme, l’Arabie saoudite, Oman et les EAU, utilisent surtout les eaux souterraines, à l’exception du Qatar qui, avec Oman, le Koweït et Bahreïn se servent majoritairement des eaux dessalées.

D’ailleurs, les résultats des stratégies touristiques sont à relativiser, si l’on s’en tient à des indicateurs de performance qui incluent le développement durable et les facteurs environnementaux. Ainsi, l’indice de compétitivité touristique produit par le Forum économique mondial, classe en 2019 les EAU, le pays du Golfe qui a le plus misé sur la diversification touristique à la 33ème place sur 140. Le Qatar est 51ème, Oman 58ème, Bahreïn 64ème, l’Arabie saoudite 69ème et le Koweït 96ème.

Le tourisme est en outre une activité économique polluante, surtout lorsqu’il s’agit d’un tourisme de masse, une tendance en cours aux EAU. Les pays du Golfe sont parmi les plus pollués du monde, du fait de l’exploitation des ressources en hydrocarbures, du climat et de leurs voisins très pollués (Inde et Pakistan). En 2020, à partir du critère des particules PM2,5, Oman est 6ème, le Qatar 7ème, le Bahreïn 11ème, le Koweït 15ème, les EAU 20ème et l’Arabie saoudite 29ème du classement QIAir des pays les plus pollués du monde. Ce classement est édifiant lorsque l’on considère la taille des pays : ainsi, le Qatar est régulièrement cité comme le pays avec la pollution par habitant la plus élevée du monde.

La réussite de la stratégie touristique des pays du CCG doit également être relativisée, lorsque l’on les positionne dans le tourisme mondial. Même au niveau régional, le Moyen-Orient est une petite région par rapport aux grandes zones touristiques mondiales.

En vérité, le tourisme ne peut être durable sans une économie déjà diversifiée. Or, la diversification elle-même est un échec. Rappelons-nous une information primordiale : pour tous les pays du golfe Persique, la majorité des recettes fiscales provient de la vente d’hydrocarbures sur le marché mondial, jusqu’à 90 % pour l’Arabie saoudite, et encore 76 % pour les EAU qui ont fait preuve d’une forte volonté politique et d’une réussite spectaculaire dans le secteur du tourisme. La diversification industrielle reste limitée dans les pays du Golfe. Ainsi, l’Atlas de la complexité économique d’Harvard nous apprend que l’Arabie saoudite, le plus grand pays leader de l’économie touristique du CCG, n’a ajouté que 17 nouveaux produits industriels depuis 2003, qui n’ont conduit qu’à une augmentation de 143 dollars du revenu par habitant en 2018.

Le chemin de la diversification est donc encore très long pour les pays du CCG et ne pourra être suivi si les États n’arrivent pas à s’échapper de cette mentalité rentière, si bien décrite par Beblawi (1987). N’oublions pas, en effet, que les économies rentières ont tendance à créer des rentes de secondordre, à la fois pour sécuriser les fonds et asseoir les bases de la gouvernance patrimoniale déjà analysée par Ibn Khaldun (1402) dans Al-Muqqadima : les patrons, dirigeants de maison (bayt) redistribuent une partie des revenus aux clients (mawâlî). Beblawi nous enseigne que les deux secteurs typiques des rentes de second-ordre dans les économies à ressources naturelles sont la finance et l’immobilier, deux activités économiques totalement imbriquées dans le secteur du tourisme. Or, une rente n’est pas seulement un revenu des propriétaires fonciers, mais bien une rémunération liée à la possession de toute ressource naturelle (Beblawi, 1987). Le soleil, la mer, le désert ne sontils pas des ressources naturelles ? 

Abdallah Zouache, professeur des universités en économie à Sciences Po Lille.