Le monde arabe, un an après : les véritables enjeux
Introduction
Un an après le début des mouvements de protestation politique qui ont profondément changé le cours des évènements dans une grande partie du monde arabe, il importe, certes, de faire le point sur les évolutions et transitions actuellement en cours, mais aussi d’engager une réflexion critique sur les perspectives de prise en charge d’enjeux de plus long terme ; notamment tous ceux qui sont liés à la nécessaire émergence de la région comme espace de créativité et qui y sont présents depuis longtemps, mais sans toujours apparaître au grand jour, comme ils le mériteraient. Car, en effet, si l’année 2011, par l’ampleur des bouleversements politiques qui l’auront marquée, aura constitué une nette rupture qualitative dans son histoire contemporaine, elle inaugure surtout une nouvelle et complexe étape historique dont nous sommes encore loin de maîtriser toutes les évolutions futures et que nous devons tenter d’éclairer sous tous les angles possibles.
En effet, l’année qui vient de s’écouler aura été fondamentalement caractérisée par le phénomène politique majeur qu’ont constitué, dans plusieurs pays, des mouvements populaires de contestation dirigés contre des pouvoirs autoritaires, jusqu’alors semblant solidement et durablement établis. Sans véritable vision, ni organisation, ni coordination réellement structurées et centralisées comme telles au départ, ces mouvements sociaux ont contesté les fondements mêmes d’un ordre politique autocratique jusqu’alors en place et qui, devenu de plus en plus insupportable, était clairement rejeté par une grande partie de la société qui ne se reconnaissait plus en lui. Prenant, au départ, la forme de manifestations pacifiques, ces mouvements, face à la répression exercée contre eux, ont graduellement évolué pour revêtir le caractère de révoltes ou de soulèvements ou de rébellions voire, comme dans le Moyen Âge européen, de « jacqueries » rejetant l’iniquité d’un pouvoir absolu, quasi seigneurial. Tentant progressivement de s’organiser pour atteindre leurs objectifs de renversement de l’ordre politique existant, ils représentent, en dernière analyse, un profond mouvement de la société contre un pouvoir d’État en totale perte de légitimité.
Ainsi, 2011 aura-t-elle vu, soit la chute de certains régimes après des luttes plus ou moins violentes (Tunisie, Égypte), soit la chute d’un régime après une lutte armée ayant même impliqué une intervention militaire internationale (Libye), soit un changement de régime en voie de se faire après des luttes violentes (Yémen), soit des luttes encore en cours face aux résistances opposées par les régimes en place (Bahreïn, Syrie), soit enfin, des mouvements relativement pacifiques pour en réformer d’autres (Maroc, Algérie, Jordanie, Koweït). Cela dit, étant donné le contexte prévalant actuellement dans la région, aucun pays ne peut plus être considéré comme étant totalement à l’abri d’une nouvelle contestation politique pouvant même conduire à des changements importants.
En tout état de cause, sur la base du premier bilan que l’on peut opérer, d’une manière ou d’une autre, aujourd’hui déjà, que ce soit d’un point de vue interne à la région ou externe en termes de perception par le « reste du monde », tout se passe comme si, plus jamais, le monde arabe ne sera comme « avant ». Cela dit, les évolutions et les transitions politiques en cours, telles que fondamentalement caractérisables par le rejet des régimes autoritaires jusqu’alors en place, au-delà de leur évaluation immédiate, souvent saisie sous les regards des impératifs de la seule actualité immédiate, doivent avant tout être sérieusement repensées dans une vision d’ensemble des sociétés arabes, impliquant également la prise en compte de leur histoire sur la « longue durée » et leurs perspectives de long terme. Notamment dans une approche globale prenant en charge leurs logiques internes profondes – tout particulièrement celles qui relèvent de la dimension culturelle, en tant qu’articulée autour d’enjeux sociaux complexes liés aux systèmes de normes et de valeurs − dans toutes leurs dynamiques et interactions.
Envisagées sous cet angle, les évolutions et transitions en cours posent toutes, d’une manière ou d’une autre, la question des capacités effectives des sociétés arabes à formuler et à mettre en œuvre un projet de modernité, maintes et maintes fois affirmé – au moins depuis le choc qu’a représenté, à la fin du XVIIIe siècle, l’invasion de l’Égypte par les troupes françaises sous la direction de Napoléon Bonaparte − mais toujours demeuré inachevé. Comme projet de société nécessairement multidimensionnel, complexe, aux multiples enjeux et absolument décisif pour assurer leurs positionnements actuels et futurs dans le cadre des grands bouleversements – de fait, une véritable reconfiguration largement engagée des équilibres globaux − que connaît le monde.
En effet, le monde arabe, indéniablement doté d’une profonde unité culturelle − comme l’a prouvé, si besoin était, la large et rapide diffusion au sein des différentes sociétés des revendications ayant fondé la contestation politique des régimes en place à partir du foyer initial tunisien − est toujours en attente d’un projet de cette nature. Au moins depuis l’important épisode historique de la Nahdha (Renaissance) au XIXe siècle qui, malgré la pertinence de beaucoup de ses questionnements fondateurs, n’a pas su et/ou pu produire, notamment en raison de nombreuses pesanteurs dogmatiques, les réponses tant attendues qui devaient conduire la région à un repositionnement international plus favorable dans un contexte alors marqué par la domination exercée sur le reste du monde par les puissances européennes. Certes, au cours du XXe siècle, le monde arabe a pu se libérer des liens de domination coloniale directe, même s’il demeure encore confronté au défi plus singulier et complexe de la question palestinienne, mais il demeure fortement caractérisé par de très lourds déficits et dysfonctionnements dans de nombreux domaines parmi les plus déterminants eu égard aux systèmes contemporains de normes et de valeurs. À commencer par tous ceux qui sont identifiables en matière, d’une part, de production de biens − hors hydrocarbures −, de services et de connaissances et, d’autre part, de construction de l’État et d’expression démocratique et qui, tous, depuis très longtemps déjà, permettaient de le caractériser, fondamentalement, comme un espace structurellement affecté par une crise durable et grave, de nature systémique.
Le long processus de déclin économique et scientifique de la région
En effet, depuis de nombreuses années, les publications de toutes natures s’amoncellent qui ne cessent de mettre en évidence l’extrême acuité des problèmes qui se posent dans la région. À commencer par les divers rapports sur le développement humain dans le monde arabe publiés par le Programme des Nations unies pour le développement[1] – depuis le premier en 2002 − dont la lucidité et la prescience même ont toujours été remarquables. En fait, par leur gravité et leur pérennité, les déficits et blocages identifiés compromettent tant le positionnement actuel que, probablement surtout, les perspectives de la région dans un nouveau contexte mondial largement dominé par les grandes évolutions globales dont est porteur l’irréversible processus de réémergence de plusieurs pôles asiatiques, Chine et Inde en tête, bien sûr. Et dont il faut bien être conscient que, par son importance, il fait directement aussi peser sur la région une sérieuse menace d’aggravation du processus de déclin qui, de manière générale, la concerne et qui, aujourd’hui déjà, est particulièrement sensible y compris – fait éminemment notable − au sein même d’un grand ensemble très fortement symbolique, auquel elle a même « donné naissance », le monde musulman.
En fait, à l’échelle globale, l’examen sur une longue période des performances économiques du monde arabe montre clairement que l’on est en présence d’une régression systématique et durable en matière de positionnement relatif de la région. Ainsi – à partir des travaux d’Angus Maddison sur l’évolution de l’économie mondiale tels que présentés à l’occasion d’une conférence tenue en 2007[2] − il a pu être montré que le produit intérieur brut (PIB) par habitant de l’Égypte, exprimé en pourcentage, n’a fait que diminuer régulièrement par rapport à celui des États-Unis, en passant de 119, en 1500, à 90, en 1700, à 27, en 1870, et 11, en 2006. Tout comme, sur la même période, le PIB par habitant de trois pays arabes (Égypte, Irak et Maroc), exprimé en pourcentage, par rapport à celui des pays d’Europe occidentale passe de 121,9, en 1000, à 59,7, en 1500, à 46,0, en 1700, à 30,3, en 1870 et 13,5, en 2006. Enfin, concernant huit pays (Jordanie, Irak, Syrie, Liban, Palestine, Égypte, Tunisie, Maroc) le calcul a été fait de l’évolution du PIB/habitant en pourcentage par rapport à une moyenne mondiale établie à 100 et la même observation se dégage : celle d’une diminution régulière : 47 % en 1820, 25,1 % en 1950 et 16,9 % en 2006.
Par ailleurs, il convient de relever qu’à l’exception de quelques implantations ponctuelles très localisées − notamment en Égypte − le monde arabe n’a réellement connu, au sens de phénomènes sociaux complexes massifs générés ou effectivement réappropriés de manière endogène, ni la première (essentiellement basée sur le recours à la vapeur, à l’articulation des XVIIIe et XIXe siècles), ni la deuxième (essentiellement basée sur le recours à l’électricité, puis progressivement aussi au pétrole, à l’articulation des XIXe et XXe siècles) des « révolutions industrielles » qui ont complètement bouleversé le monde. Et qu’aujourd’hui, une fois de plus, face à la nouvelle « révolution industrielle », qualifiée aussi de « numérique » qui a démarré à partir des années 1970/1980 et qui se déroule encore sous nos yeux – assimilable donc, à une troisième − basée sur, à la fois, le recours aux nouvelles technologies de l’information et de la communication et l’émergence croissante de la connaissance comme facteur direct de production, il demeure dans un positionnement tout à fait marginal d’espace passif qui ne produit rien de significatif et ne fait que consommer ce qui lui vient du « reste du monde ».
Actuellement, regroupant une population de l’ordre de 355 millions d’habitants – légèrement supérieure à celle des États-Unis et du Canada réunis ; soit sensiblement 5 % de la population mondiale − le monde arabe avait, en 2011, un produit intérieur brut nominal de l’ordre de 2 400 milliards de US$, représentant environ 3,4 % du PIB mondial ; soit proche de celui d’un pays tel que la Grande-Bretagne. Or, en termes de composition sectorielle, selon certaines estimations, il est actuellement assuré pour environ 35 % par les seuls hydrocarbures[3] ; c’est-à-dire que, hors hydrocarbures, il est de l’ordre de 1 560 milliards de US$ ; ainsi évalué, il correspond sensiblement à celui de l’Espagne. Les exportations de la région, y compris les hydrocarbures, en 2010, sont de l’ordre de 880 milliards de US$, légèrement supérieures à celles d’un pays comme le Japon ; alors que, hors hydrocarbures, elles correspondent, sensiblement, à celles de l’Espagne[4].
Il est clair qu’envisagé sur la « longue durée », le positionnement relatif de la région dans l’économie mondiale ne cesse, depuis longtemps déjà et régulièrement, de se dégrader. Considéré sur la période contemporaine, depuis la Deuxième Guerre mondiale, après des décennies de croissance économique formelle − telle que mesurée par les évolutions du seul produit intérieur brut – n’ayant pas entraîné un processus significatif de développement, comme cela a été le cas pour beaucoup de pays asiatiques, ce positionnement demeure aujourd’hui, somme toute, limité et fragile et ne se maintient désormais plus que grâce aux ressources rentières liées à la valorisation des hydrocarbures sur le marché mondial. Allant dans ce sens, un récent rapport de la Banque mondiale a établi que sur une longue période – de plus de quarante années, 1965-2006 – la région est celle qui, au monde, a le plus faible taux de croissance du ratio exportation de produits manufacturés/produit intérieur brut[5], révélant ainsi un blocage dont la nature peut, de plus en plus, être qualifiée de structurelle.
Par ailleurs, dans le domaine aujourd’hui décisif de la maîtrise des savoirs contemporains, les capacités de la région demeurent limitées. De ce point de vue, étant donné l’importance de l’enseignement des sciences et des mathématiques avant l’université qui, de plus en plus, fait l’objet d’un suivi international très particulier en raison de son impact direct en termes d’économie fondée sur la connaissance, il importe d’évaluer la situation qui prévaut dans la région ; dans le domaine, l’une des enquêtes les plus pertinentes, en raison de sa vaste couverture géographique, est celle qui a été effectuée par une institution américaine[6]. Les performances des 14 pays arabes qui ont participé à l’enquête de 2007 sont toutes classées nettement en dessous de la moyenne mondiale, y compris celles des pays du Golfe richement dotés en ressources matérielles. En outre, dans le dernier « classement de Shanghai » des 500 meilleures universités mondiales, seules apparaissent pour la région deux universités saoudiennes, classées au-delà du 301e rang.
Sur la base des données fournies par le dernier rapport de l’UNESCO sur la science[7] – dont le premier chapitre est très justement intitulé « Le rôle croissant de la connaissance dans l’économie globale » – la production scientifique, en termes de nombre de publications, de l’ensemble du monde arabe (13 574) est pratiquement de l’ordre de celle de la Belgique (13 773), légèrement supérieure à celle d’Israël (10 069) et nettement inférieure à celle de la Suède (16 068) ou de la Suisse (18 156). En termes de nombre de publications par million d’habitants, les pays arabes se situent à 41,23, alors que la moyenne mondiale est à 147,82. À titre indicatif, la performance de la Suisse est de 2 388,95, d’Israël de 1 459,28, du Canada de 1 323,37, des États-Unis de 1 022,75, de la Corée du Sud de 682,94, du Japon de 585,70 et du Brésil de 139,31. Enfin, deux pays musulmans, voisins de la région − la Turquie avec 243,66 publications par million d’habitants et l’Iran avec 150,47 −, non seulement se situent au-dessus de la moyenne mondiale mais obtiennent une performance, respectivement, près de 6 fois et près de 4 fois plus élevée que celle de la moyenne des pays arabes.
L’examen de certains autres indicateurs – notamment relatifs au dépôt de brevets[8] et à l’économie de la connaissance – permet clairement d’établir qu’au final, au niveau de la région, quel que soit le domaine sélectionné, nous sommes systématiquement en présence de très faibles performances, conduisant à évoquer une situation de fait de « quasi-désert scientifique et technologique ».
À cet égard, les performances des systèmes d’éducation et de formation, souvent analysées sous le prisme déformant des seuls indicateurs quantitatifs – en règle générale, plutôt satisfaisants − doivent toujours être relativisées. En effet, deux carences majeures, très largement répandues, les caractérisent dans la région, lesquelles doivent être absolument prises en considération : d’une part, leur faible niveau scientifique, qui affecte directement le niveau réel de qualification de la main-d’œuvre ainsi formée, et ce, dans un contexte de forte compétition mondiale pour les segments les plus qualifiés de main-d’œuvre ; de l’autre, une orientation idéologique dominée par une lecture réductrice et littérale du patrimoine des civilisations arabe et islamique combinée avec leur manque d’ouverture sur les autres cultures et les valeurs universelles.
En réalité, sous quelque angle que l’on envisage les principaux problèmes que rencontre le monde arabe, il en est un qui y apparaît comme absolument central : celui de l’échec patent des modèles de croissance économique suivis qui, de fait, au mieux, ont débouché sur une croissance sans développement. De ce point de vue, les taux de croissance formellement réalisés par la région ne doivent pas faire illusion lorsqu’ils sont liés à l’exploitation de ressources naturelles puisque, s’agissant de ressources fossiles non renouvelables, nous sommes en présence de la consommation d’un capital et tout va dépendre de l’utilisation qui en sera faite, notamment eu égard au critère décisif de la mise en place effective de nouvelles capacités nationales de créations de richesses. Les faibles performances de la région sont analysables comme telles, que ce soit par rapport aux pays économiquement les plus avancés ou les pays d’Asie les plus dynamiques ou bien même encore par rapport à d’autres pays musulmans plus performants, tels que la Turquie, l’Iran, la Malaisie ou l’Indonésie, par exemple. Ainsi, en 2010, la Turquie a un PIB/PPA par habitant 2,12 fois plus important − pour prendre l’exemple du pays arabe le plus important – que celui de l’Égypte. En fait, les données disponibles pour les domaines les plus décisifs sont toutes aussi évidentes que convergentes : à l’exception notable des hydrocarbures, la région apparaît comme déconnectée des dynamiques contemporaines de créativité à la base des productions matérielles, immatérielles et intellectuelles les plus significatives.
Les impasses politiques du modèle autoritaire dominant
Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, il est remarquable de constater − à de très rares exceptions près, dont celle du cas particulier du Liban − qu’en règle générale, une fois épuisées les logiques directement liées à la phase initiale de la lutte pour l’indépendance nationale, les régimes politiques de la région ont été profondément caractérisés par deux processus, imbriqués l’un dans l’autre, d’appropriation de l’État et d’exercice autoritaire du pouvoir par des groupes restreints, souvent peu soucieux de l’intérêt général, malgré leurs pétitions formelles de principe. En recourant à l’analyse du sociologue Max Weber sur l’autorité[9], qui distingue trois modèles − traditionnel, charismatique et rationnel-légal, ce dernier étant pour lui typique de l’État moderne − dans le monde arabe, le mode dominant d’exercice du pouvoir politique a été, en règle générale, très largement assuré par une combinaison, évoluant selon les divers cas spécifiques, des deux premiers : traditionnel et charismatique. Et ce, dans le contexte de sociétés elles-mêmes très fortement imprégnées dans toutes leurs composantes et à tous les niveaux, à commencer par la famille même, d’une forte logique patriarcale aux racines historiques immémoriales.
La façon dont les régimes politiques arabes étaient organisés pour la défense des intérêts des groupes concernés − souvent restreints − correspond, selon l’histoire propre de chaque société, à trois grands cas de figure identifiables, en termes de type de pouvoir politique autoritaire : soit, dans le cas des monarchies, celui d’une famille régnante ayant une légitimité historique plus ou moins longue et plus ou moins réelle et gouvernant effectivement le pays, mais sans un cadre constitutionnel réellement contraignant, et pouvant ainsi bénéficier d’avantages économiques directs. Soit, dans un cadre formel « républicain », celui d’une famille qui, d’une manière ou d’une autre, derrière un fonctionnement officiel « présentable » s’est accaparé le contrôle de la réalité du pouvoir politique et qui intervient surtout dans la gestion de l’économie du pays en en tirant directement le maximum de bénéfices personnels, dans une logique plus ou moins institutionnalisée de nature « kleptocratique », parfois même caricaturale. Soit encore, toujours dans le même cadre formellement « républicain », celui d’un groupe de hiérarques dirigeant une institution nationale – en règle générale, l’armée ou les divers services de sécurité ou le parti unique ou le parti dominant ou une combinaison de ces divers éléments − et exerçant toute la réalité du pouvoir politique en vue d’une maximisation de leurs gains personnels, derrière une façade officielle « civile » de convenance.
Quel que soit le cas de figure précis – étant entendu que dans la réalité les trois grands types de pouvoir esquissés peuvent se combiner et évoluer en permanence – le fait est que les pouvoirs politiques en place, clairement inscrits dans des logiques relevant d’une approche en termes de néo-patrimonialisme, ont, progressivement, perdu de leur légitimité sociale. Tout se passant comme si l’État, au lieu de fonctionner comme l’institution centrale, garante de l’intérêt général et donc aussi, de la cohésion d’ensemble de la société, s’était transformé en un instrument d’accumulation et d’oppression, fonctionnant de manière erratique et, avant tout, garant de la domination de groupes restreints, clairement identifiés et directement perçus comme prédateurs par les populations concernées. D’autant plus que la situation qui prévalait avait même atteint des formes très singulières, tout à fait symptomatiques de par leurs excès, comme c’est le cas de « républiques » déjà devenues héréditaires (Syrie) ou bien qui, à un moment donné, ont été, d’une manière ou d’une autre, « destinées » à le devenir (Égypte, Yémen, Libye).
À cet égard, il est désormais clair que les changements en cours marquent bien la fin du parcours lamentable d’un « monstre » qui n’a que trop longtemps hanté la conscience politique arabe : le zaïm (leader de type charismatique) qui, totalement mis à nu, parfois dans ses pires turpitudes, vient d’être symboliquement – en tant que modèle social et politique, voire en tant que père − assassiné. C’est un tournant politique majeur qui consacre la perte totale de légitimité des pratiques autoritaristes, à commencer par les interminables mandats présidentiels successivement renouvelés, voire purement et simplement remplacé par une gestion des affaires du pays sans limite temporelle aucune et à fonctionnement, de fait, quasi monarchique. Les multiples abus, ainsi longtemps consacrés, avaient vidé de tout son sens le fonctionnement de l’État qui, totalement discrédité, avait été transformé en un simple instrument d’accaparement de richesses par un individu, sa parentèle et sa clientèle.
Et c’est dans un tel contexte politique donc, avec tous ses excès, que se sont progressivement créées les conditions d’un divorce croissant entre l’État et la société qui, de moins en moins, se reconnaissait dans un projet qui n’était plus le sien, puisque visant à garantir la pérennité d’intérêts de groupes restreints privés et bien identifiables comme tels.
Les évolutions et transitions en cours, conséquences directes des deux échecs, économique et politique
Et ce seront donc les divers effets conjugués, directement induits par les deux échecs évoqués, dans les domaines économique – y compris la dimension scientifique qui ne doit jamais être évacuée étant donné le contexte d’importance croissante lié à l’économie de la connaissance − et politique, qui vont directement conduire aux soulèvements populaires qui, finalement, se sont produits.
L’échec économique, d’abord, qui va surtout fournir la base sociale de la contestation, dont l’ossature centrale sera constituée par les millions de jeunes chômeurs et de sous-employés, souvent dotés formellement d’un niveau de qualification relativement élevé, sans autre perspective d’avenir que de survivre grâce à la solidarité familiale ou bien de s’insérer dans le secteur informel, y compris même, parfois, dans des activités illégales, telles que le trafic de stupéfiants ou bien encore d’émigrer clandestinement vers des pays perçus comme de nouveaux « eldorados », tels que ceux de l’Union européenne. Depuis longtemps déjà, toutes les analyses disponibles sur les économies de la région ne cessent de tirer la sonnette d’alarme concernant l’importance croissante du chômage et du sous-emploi dont les niveaux dans beaucoup de pays ont atteint des seuils extrêmement élevés, totalement intolérables. Prenant une acuité particulière dans les pays riches en main-d’œuvre et pauvres ou, faiblement dotés – relativement − en ressources naturelles, les deux phénomènes sont directement liés à l’incapacité patente des économies concernées à utiliser de manière efficiente les ressources humaines disponibles, dont le rythme élevé d’accroissement est lié à celui longtemps tout aussi élevé de la population globale elle-même.
Ainsi, entre 1950 et 1990, est-il estimé que le taux annuel de la croissance démographique dans le monde arabe[10] a été de 2,6 % ; soit, en termes de grandes régions, le deuxième le plus élevé au monde après celui de l’Afrique subsaharienne, de 2,8 % ; la moyenne mondiale étant à 1,6 %. Pour les années 2005-2015, il diminue, puisque de l’ordre de 1,9 %, mais demeure toujours en deuxième position – après celui de l’Afrique subsaharienne, de 2,3% − au niveau mondial ; la moyenne mondiale étant à 1,1 %. Évidemment de tels taux de croissance démographiques se répercutent directement en termes de pressions sur le marché du travail notamment en raison du faible développement qu’ont connu les secteurs d’activités qui auraient pu être en mesure de créer les emplois nécessaires ; notamment ceux qui sont liés aux industries manufacturières et aux services. Et c’est ainsi que les taux de chômage, selon des évaluations du Bureau international du travail[11], sont estimés pour la région comme parmi les plus élevés au monde : 10,3 % pour les années 2009 et 2010 de manière globale et 25 % pour les jeunes au Moyen-Orient ; 9,9 % en 2009 et 9,8 % en 2010 de manière globale et 23,6 % pour les jeunes en Afrique du Nord. Cela dit, il convient d’être très prudent en ce qui concerne les statistiques officielles relatives au chômage et au sous-emploi, car elles sont, en général, fortement sous-évaluées. Des études plus fines – plutôt qualitatives − menées dans de nombreux pays ont permis d’établir que, très souvent, les taux de chômage des jeunes étaient de l’ordre de 35-40 %, voire plus.
Affectant, depuis longtemps et massivement, des populations jeunes ayant, d’une part, un niveau de formation suffisamment pertinent pour leur permettre de saisir – surtout, et de plus en plus, de manière virtuelle, grâce à Internet − les réalités du monde contemporain, et, d’autre part, se considérant exclus par le fonctionnement même des institutions officielles, le chômage et le sous-emploi ont indéniablement constitué les principaux phénomènes économiques et sociaux sur la base desquels se sont constitués les groupes les plus actifs porteurs de la contestation radicale des systèmes politiques en place ; lesquels n’avaient absolument rien à perdre dans le changement à opérer puisque, eux-mêmes, n’avaient aucune position sociale assise à préserver.
L’échec politique, ensuite, puisque, à l’exclusion économique, s’en ajoute une autre dans la mesure où les modes dominants de gouvernance ont directement conduit à une exclusion politique croissante d’une partie de plus en plus importante de la population, convaincue que les mécanismes de représentation en place n’étant que purement formels, elle ne pouvait nullement s’y reconnaître. Comme le leur enseignaient, notamment, les résultats des différents types d’élection, dont le rôle se bornait à consacrer la victoire au préalable, depuis longtemps programmée, des candidats officiels. Même les partis politiques officiellement agréés, dans le cas de systèmes politiques formellement multipartisans, fonctionnaient souvent comme des « coquilles vides » semblant occuper une fonction bien précise de pure représentation et de légitimation du pouvoir politique autoritaire en place ; y compris, en assumant dans certains cas la prise en charge d’une fonction tribunitienne. En outre, en dehors même du champ politique strict, l’espace de la société civile était, lui aussi, verrouillé et, à l’exception notable de quelques associations défendant souvent avec courage les droits humains, y compris ceux des femmes, et de certaines autres à caractère social, souvent liées à la mouvance islamiste, les associations qui y agissaient avaient, dans les faits, aussi peu de légitimité sociale réelle que les partis.
De manière systématique, les pouvoirs politiques en place ont tout fait pour évacuer l’espace public de toute action significative en agissant de manière à ce qu’ils puissent se retrouver soit face à des « citoyens » − de fait, de simples sujets – atomisés, totalement livrés à leur bon vouloir, soit face à des structures traditionnelles – tribus, clans, confréries religieuses, zaouïas, etc. – plutôt actives dans les espaces ruraux et plus facilement intégrables dans leur stratégie de contrôle de la société passant par un élargissement ciblé de leur clientèle grâce à la distribution de prébendes. Or, le cœur même de la revendication populaire qui s’exprimait surtout dans les villes − regroupant de plus en plus des populations ayant été massivement, rapidement et donc mal urbanisées ces dernières décennies − ne portait pas seulement sur des questions matérielles liées aux modalités de répartition de la richesse nationale, comme l’exprimait admirablement, en arabe, une pancarte brandie par un manifestant lors des manifestations populaires dans les rues de Tunis : « el karama qabl elkhobz » (« la dignité avant le pain »).
Cette notion de dignité revient de plus en plus dans tous les discours politiques liés aux mutations en cours qui, en dernière analyse, rendent compte d’un immense besoin de reconnaissance sociale, procédant d’une profonde logique ontologique et éthique de rejet d’un ordre institutionnel semblant jusqu’alors solidement établi et fondé sur la force et le mépris. D’ailleurs, il est très significatif qu’y compris dans des pays disposant de fortes ressources rentières et disposés à les utiliser pour contenir toute contestation, de fortes revendications, procédant de cette même logique de besoin de reconnaissance, ont été formulées, exprimant avant tout une volonté de remise en cause de rapports politiques jusqu’alors imposés et, désormais, perçus comme injustes et obsolètes.
En fait, les revendications politiques en cours avec tout ce que, directement, elles impliquent en termes de respect des droits de l’individu, dont l’émergence et la légitimité sont donc considérées comme une valeur centrale, constituent un véritable bouleversement dont les conséquences, à terme, se répercuteront nécessairement sur tous les rapports au sein même de la société entre les divers types d’acteurs sociaux, ainsi que sur ceux que la société entretient avec l’État. Et c’est ainsi qu’au cours des évolutions survenues et des transitions en cours sont apparus sur la scène politique de nouveaux acteurs, souvent jeunes, relativement bien formés, recourant à des moyens inédits, notamment les technologies de l’information et de la communication, pour exprimer une volonté de participation active à la vie politique, après en avoir été trop longtemps exclus.
Les fondements de la nouvelle donne politique dans la région
Avant de traiter directement de cette question, il convient de relever que, sur la base des évolutions et des mutations les plus significatives déjà enregistrées ou en voie de le devenir, au terme de cette première année, une première grande conclusion peut être tirée. En effet, si l’on retient le cas des crises ayant déjà entraîné la chute du régime en place (Tunisie, Égypte et Libye) ou de celles ayant été marquées par un degré élevé de violence et encore en cours − à divers degrés − de perspective de solution (Yémen et Syrie), dans les cinq pays concernés, les régimes en crise sont tous caractérisés par un écart très marqué entre leurs normes, telles qu’officiellement proclamées dans le modèle théorique (celles d’une république démocratique et même d’une inédite « république des masses » dans le cas libyen avec une prétendue « jamahirya »), et leurs pratiques institutionnelles réelles (appropriation familiale du pouvoir politique sur une longue période à des fins d’enrichissement personnel clairement établies et même transmission héréditaire d’une fonction de président de la république dans le cas syrien). Cet écart démesuré commun aux cinq pays concernés entre les postulats théoriques de leur modèle politique et les pratiques institutionnelles réelles qui en ont découlé, telles qu’elles ont été exercées en direction de la société, souvent par un recours systématique à la violence, en flagrante rupture avec les dispositions du pacte formel qui la liait au pouvoir politique, constitue un facteur explicatif à prendre en considération pour comprendre les raisons pour lesquelles les processus de changement les plus radicaux se sont opérés d’abord dans les cinq pays évoqués.
En ce qui concerne la nouvelle donne politique de la région, de toute évidence, une caractéristique majeure domine : l’importance du rôle que jouent les diverses formations de type islamiste dans le nouveau paysage politique. En effet, sur la base des résultats des premières élections législatives déjà organisées en Tunisie, au Maroc et en Égypte, mais également sur celle de diverses évaluations des forces politiques les plus actives dans certains pays ayant déjà été affectés, à des phases diverses, par les changements en cours, tels que la Libye, le Yémen, Bahreïn et la Syrie, ainsi qu’en prenant en compte les perspectives politiques dans d’autres pays caractérisés par des tentatives de réformes en cours, comme l’Algérie, la Jordanie et le Koweït, une dynamique islamiste – et mêmesalafistedans le cas particulier de l’Égypte − plus ou moins large selon les cas est clairement identifiable dans toutes ces sociétés.
Cette dynamique dont les conséquences électorales semblent aujourd’hui surprendre nombre d’observateurs et d’analystes – très curieusement, d’ailleurs − trouve ses fondements dans cinq grands types de phénomènes prévalant depuis longtemps dans les conditions des régimes autoritaires, déjà contestés ou encore en cours de contestation :
- La prise en charge des missions de transmission des systèmes de normes et de valeurs dans les systèmes d’éducation et de formation par des enseignants idéologiquement proches des mouvements islamistes : en fait, très souvent, depuis des décennies déjà, tout se passe comme si, progressivement, en raison de la dérive en cours au sommet du pouvoir politique qui, par-delà la façade commode présentée, ne concentre ses efforts réels que sur la défense de ses intérêts stricts en termes d’accumulation matérielle, les enjeux « non purement techniques » des systèmes d’éducation et de formation, pourtant essentiels en termes de processus de socialisation, étaient pratiquement « abandonnés » à des courants idéologiques, proches des mouvements islamistes. Solidement implantés à tous les niveaux des institutions en charge des systèmes d’éducation et de formation et dans le corps enseignant lui-même, ces courants y ont, progressivement, mais pleinement confirmé leur domination idéologique. La situation ainsi créée a eu deux types de conséquences : d’une part, en raison de la généralisation d’un climat pédagogique peu propice à l’exercice de l’esprit critique et à l’ouverture sur les savoirs universels, elle a hypothéqué la qualité technique même de l’enseignement assuré, comme le prouvent toutes les enquêtes internationales sur les performances des systèmes d’éducation et de formation auxquelles ont participé des pays de la région. Et, d’autre part, elle a contribué à produire des générations d’enfants, puis d’adolescents, puis de jeunes, puis d’adultes qui auront été formés – de fait, même formatés − avec une vision du monde et, souvent même, un projet personnel pour la vie qui leur ont été présentés comme étant la seule solution possible à leurs problèmes et dans lesquels une lecture littérale et réductrice de tout le patrimoine islamique a constitué un axe central.
- L’impact croissant des messages diffusés par l’intermédiaire des chaînes de télévision satellitaires et Internet et qui véhiculent une conception de l’islam proche de la lecture qui en est faite par les mouvements islamistes : dans le domaine, quelle que soit la nature du message transmis par les canaux nationaux officiels ou informels, y compris ceux assurés par les familles elles-mêmes, il est de plus en plus directement concurrencé par celui que de nombreuses chaînes de télévision satellitaires émettent quotidiennement et qui est régulièrement reçu, commenté et souvent intériorisé dans tous les milieux sociaux. En raison des liens directs et indirects − supposés ou effectivement entretenus par les prédicateurs intervenant sur ces nouveaux médias − avec des autorités religieuses éminemment significatives du point de vue symbolique, proches des institutions installées dans les lieux saints de l’islam en Arabie saoudite ou de l’Université d’El Azhar, leur message est perçu comme ayant une plus grande légitimité que les divers messages nationaux traditionnels. Il en est de même pour ce qui concerne Internet qui a un fort impact sur les couches les plus jeunes de la population et qui, lui aussi, est maintenant caractérisé par le développement de divers réseaux extrêmement actifs, se voulant porteurs de formes nouvelles de modernité adaptée à leur vision et véhiculant tous le même type de lecture réductrice de l’islam.
- La prise en charge des missions de solidarité sociale et de cohésion de la société par des organisations de la société civile directement inscrites dans la mouvance islamiste :apparaissant, souvent au départ, aux yeux des tenants des pouvoirs en place comme des activités relativement marginales, à caractère moral et sans une forte charge symbolique sur le plan politique, ces missions deviennent progressivement des éléments importants dans une stratégie politique de conquête de la société initiée par leurs acteurs. D’une manière ou d’une autre, elles vont prendre en charge des missions de plus en plus nombreuses et diversifiées, allant de l’enseignement sous les formes les plus diverses, y compris des cours du soir, la prise en charge de problèmes de santé, la lutte contre la consommation des stupéfiants et la distribution de vivres et de vêtements. En fait, habilement présentées, elles vont finir par être perçues par leurs bénéficiaires – directs et indirects, soit une partie très importante de la population, étant donné les processus de paupérisation souvent à l’œuvre – comme, d’une part, une manifestation vivante de l’incapacité manifeste des pouvoirs en place à régler leurs problèmes. Et, de l’autre, en sens inverse, de la capacité d’un contre-pouvoir potentiel de plus en plus puissant et se présentant comme un candidat en mesure de constituer une nouvelle option politique crédible.
- La volonté des pouvoirs politiques autoritaires d’apparaître comme les seuls en mesure de s’opposer aux mouvements islamistes en marginalisant au sein de l’espace public tous les acteurs potentiels ou réels en mesure de leur contester le monopole de cette fonction :de ce point de vue, en dernière analyse, seuls étaient réellement pénalisés les mouvements à caractère non islamiste − partis libéraux ou progressistes ou encore syndicats et associations autonomes − qui avaient vraiment besoin de s’exprimer et d’agir dans un espace public effectivement ouvert sur l’ensemble de la société pour faire passer leurs messages, car ils ne disposaient pas de l’accès aux espaces inscrits, d’une manière ou d’une autre, dans la sphère religieuse, notamment les mosquées ou bien car ils considéraient ne pas devoir les utiliser comme tels. Or, malgré toutes les interdictions officielles, les différentes formes de mouvements islamistes continuaient, d’une manière ou d’une autre, à agir puisque, souvent dans les faits, un espace public avait échappé à la volonté de contrôle total des pouvoirs politiques autoritaires. C’est celui de la sphère religieuse, qui a permis à toutes les associations y évoluant de continuer à agir en étant porteuses d’un message soit, le plus souvent, de justice sociale, soit, plus directement, de contestation politique directe du pouvoir en place. Cela dit, les luttes politiques inscrites dans la sphère religieuse n’ont pas toujours nécessairement émergé contre la volonté des pouvoirs politiques car, dans nombre de situations, ce sont eux aussi qui ont voulu instrumentaliser l’islam afin de mieux contrôler la société et de lutter contre toute force de contestation leur paraissant dangereuse.
- La perception croissante par les sociétés que les régimes en place n’ont plus de projet réel de défense des intérêts nationaux eu égard au positionnement géostratégique de la région et à la solution à apporter au problème palestinien :en effet, aux quatre premiers ordres de phénomènes évoqués qui relèvent plutôt de la problématique interne des sociétés concernées, il convient d’en ajouter un autre, plus lié à la perception du monde extérieur. Devant nécessairement formuler leur conception des rapports avec les pôles dominants du monde actuel et tenant compte des évolutions erratiques de l’histoire contemporaine de la région, les sociétés sont fondamentalement déterminées par une perception de l’histoire dans laquelle, d’une manière ou d’une autre, l’islam a joué un rôle déterminant. Car c’est grâce à lui que le monde arabe est apparu sur la scène mondiale comme une grande civilisation universelle. Dans les divers imaginaires collectifs, il s’agit de retrouver ce positionnement – jadis acquis grâce à l’islam – mais aujourd’hui perdu et que, donc, seul l’islam va permettre de retrouver dans tous les domaines. D’autant que, dans cette vision, si la région est aujourd’hui pratiquement libre de toute forme de colonialisme « classique » direct, elle vit profondément, comme un drame intolérable, le sort qui continue d’être fait au peuple palestinien. Contentieux qui pèse d’un poids très lourd, aux niveaux individuels et collectifs, dans la perception d’un système international injuste au service des intérêts des plus puissants, pratiquant le principe « deux poids, deux mesures » et face auquel les pouvoirs autoritaires en place apparaissent comme ayant totalement abdiqué toute volonté réelle de politique indépendante, soucieuse des intérêts nationaux tels que réellement perçus par les sociétés arabes.
Et c’est donc dans de telles sociétés − depuis longtemps déjà très largement imprégnées par des systèmes de normes et de valeurs procédant d’une lecture de l’islam conforme à celle qui fonde l’essentiel des logiques de la mouvance islamiste et détermine directement les mentalités, attitudes et pratiques individuelles et collectives de beaucoup d’acteurs sociaux − que les mutations politiques actuelles sont en train de se dérouler. En fait, on peut considérer que la mouvance islamiste, en tant que mouvement social et culturel, avant même d’intervenir formellement et directement comme acteur purement politique, avait d’abord affirmé son « hégémonie culturelle » − pour reprendre un concept central chez le philosophe marxiste italien Antonio Gramsci − sur la société, au sens où elle avait d’abord systématiquement inscrit toutes ses actions dans la perspective du contrôle de l’ensemble des enjeux liés aux systèmes de normes et de valeurs et aux pratiques sociales individuelles et collectives qui en découlent.
Dès lors, ce n’est nullement une surprise de constater que la nouvelle donne politique de la région est largement dominée par le rôle très important qu’y jouent les diverses formations islamistes. En dernière analyse, elle trouve son origine dans l’ensemble des dynamiques et des effets de synergie liés aux cinq grands types de phénomènes évoqués et qui, tous, en tenant compte de l’importante base sociale « disponible » liée à l’importante extension des phénomènes de sous-emploi et de chômage, directement ou indirectement, ne pouvaient qu’objectivement jouer en faveur des divers acteurs politiques de la mouvance islamiste, solidement implantés dans les sociétés.
Cela dit, il convient tout de même de nuancer quelque peu l’impact réel de la mouvance islamiste qui pour être très important n’est tout de même pas absolu et ce pour, au moins, deux raisons essentielles. D’abord, car les propres logiques internes des sociétés arabes ont été depuis longtemps – au moins depuis le début du XIXe siècle, y compris en prenant en compte les épisodes de la domination coloniale européenne, pour ne considérer que leur histoire moderne – parcourues et nourries par des échanges d’idées qui sont allés dans le sens de l’émergence de courants locaux couvrant toute la palette des mouvements politiques fonctionnant ailleurs dans le monde : allant des démocrates libéraux aux socialistes et aux communistes. Ensuite, car les sociétés arabes contemporaines, loin d’être fermées, sont ouvertes sur un monde qui, grâce aux technologies de l’information et de la communication déjà évoquées, permet une large circulation des images, des idées, des normes et des valeurs et dans lequel les modèles politiques démocratiques − surtout depuis la chute du mur de Berlin, en 1989, et l’effondrement de l’Union soviétique, en 1991 − ont fini par s’imposer comme une incontournable référence.
Et c’est ainsi que, si l’on se base sur les résultats des consultations électorales dans les pays où elles ont déjà eu lieu – Tunisie, Maroc et Égypte – il est permis d’affirmer que la mouvance islamiste, tout en constituant une grande partie du corps électoral, ne le représente pas entièrement et loin de là même. À cet égard, il apparaît également que les courants politiques « non islamistes », tout en bénéficiant d’un impact social significatif, n’ont pas toujours su organiser leurs actions en direction de la société de manière à obtenir les meilleurs résultats lors des scrutins organisés. Notamment par l’éparpillement de leurs efforts, conséquence de leur incapacité manifeste à forger des coalitions tenant compte des réalités de la société et des contraintes imposées par les dispositifs électoraux mis en place.
Cela dit, le risque est grand de voir la région s’installer dans un incertain et long processus de transition fondamentalement caractérisable par une problématique politique dominante équivoque – combinant diverses formes y compris certaines de nature néo-autoritariste – faiblement en mesure de penser et de mettre en œuvre les changements, certes, difficiles, mais pourtant nécessaires à opérer. Ouvrant la voie à toutes les hypothèses, elle risque d’avoir des conséquences négatives pour les perspectives d’avenir de la région, surtout dans un contexte global d’accélération croissante des stratégies de repositionnement de la part de tous les grands acteurs internationaux.
En tout état de cause, l’importance de la mouvance islamiste constitue une réalité sociale et politique majeure qui, dans les situations où elle aura à exercer le pouvoir, probablement dans le cadre de coalitions où elle pourrait avoir à jouer un rôle de direction, par-delà ses nombreuses pétitions de principe, va devoir prendre en charge des problèmes qui sont déjà complexes et qui, de toute évidence, s’annoncent comme appelés à le devenir encore plus. Et face auxquels, étant donné leur complexité croissante même, il ne saurait y avoir de solution simple, de nature purement idéologique.
Des perspectives de développement sous de lourdes contraintes
Car, en effet, les contraintes pesant sur les perspectives de développement, à moyen et long termes, du monde arabe ne manquent pas et viennent s’ajouter à tout ce qui a déjà été identifié comme graves déficits pour ce qui concerne l’ensemble de l’économie même ainsi que la maîtrise de la science et de la technologie. Quatre d’entre elles, car particulièrement lourdes, apparaissent comme absolument majeures et doivent être évoquées ; en retenant pour chacune d’elles l’essentiel, elles peuvent être présentées comme suit :
- Le rythme très élevé de la croissance de la population active et qui le demeurera pendant encore longtemps, constituant ainsi une importante source de fortes tensions sur le marché du travail :il est estimé que la région qui connaît actuellement, selon certaines évaluations, un taux de chômage de l’ordre de 15 % − en réalité, très nettement supérieur, étant donné la faible prise en considération des femmes dans le calcul des taux d’activité – devrait créer d’ici à 2020 environ 5 millions de postes de travail par an. Les principales raisons qui ont conduit à la grave dégradation de la situation de l’emploi dans la région sont connues et peuvent être résumées comme suit : l’incapacité chronique du secteur public à absorber l’offre de travail croissante d’autant qu’il n’a pas nécessairement vocation à accomplir cette mission sauf dans des conditions de redistribution de la rente et, donc, de créations d’emplois artificiellement soutenus ; les limites des capacités du secteur privé qui n’est pas en mesure de créer le nombre d’emplois en mesure de répondre à l’offre de travail en raison des rigidités bureaucratiques qui depuis longtemps contraignent fortement son action et, de fait, encouragent le développement d’activités informelles ; l’inadéquation de la formation dont a bénéficié cette offre de travail en raison de la faible relation entre les systèmes d’éducation et de formation et les secteurs d’activité économique, notamment caractérisée par la marginalisation de la formation technique et professionnelle ; l’incapacité des économies à formuler un projet d’insertion dynamique dans les logiques de la mondialisation. Cela dit, toutes les questions liées à la création d’emplois devront à l’avenir être prises en charge avec d’autant plus d’attention que, de plus en plus, il apparaît qu’au niveau mondial même se répand le phénomène d’une croissance économique, souvent accompagnée d’une faible création d’emplois. Dès lors les objectifs de création d’emplois ne pourront plus être considérés comme de « simples » retombées mécaniques de la croissance, mais bien plutôt comme les fruits bien conçus de politiques spécifiques définies et mises en œuvre en tant que telles, en fonction du contexte de chaque société concernée.
- Les conséquences négatives du changement climatique qui renforceront les processus de désertification déjà en cours et accentueront des déficits en ressources hydriques pesant de plus en plus lourdement sur les conditions, à la fois, de mise en œuvre des politiques de développement et de vie des populations :de par sa position géographique et ses caractéristiques naturelles, la région est appelée à connaître des évolutions de son climat et de son environnement, allant toutes dans le sens de tensions croissantes, notamment sur des agricultures déjà extrêmement sensibles aux variations climatiques et sur les conditions de vie des populations. En effet, selon plusieurs sources concordantes, la région devrait connaître, en même temps, une hausse des températures et une baisse de la pluviométrie. En fait, tout indique que le monde arabe qui est déjà la région ayant le plus fort stress hydrique au monde − la rareté de l’eau y est qualifiée de « physique » en raison de sa faible disponibilité eu égard aux conditions naturelles qui prévalent − est appelée à encore connaître une forte accentuation de la pression dans ce domaine très sensible. Quelles que soient les études consultées, elles vont toutes dans le même sens, celui d’une situation se détériorant très sérieusement ; et c’est ainsi que, seulement au nombre de trois en 1955, les pays arabes classés parmi les pays disposant d’une offre en eau limitée sont actuellement au nombre de 11 et passeront à 17 en 2025. Dans le même sens, un récent rapport de la Banque mondiale[12] indique que la disponibilité d’eau renouvelable par habitant dans la région qui était de 4 000 m³ en 1950, est actuellement de 1 100 m³ et, chutant de moitié, ne devrait plus être que de 550 m³ en 2050. Par ailleurs, il convient de noter que la région est aussi caractérisée comme l’une des plus dépendantes de l’extérieur pour ce qui concerne les eaux renouvelables de surface, en raison, notamment, de la configuration géographique des bassins du Nil, de l’Euphrate et du Tigre qui fait que les trois pays concernés, Égypte, d’une part, Syrie et Irak, de l’autre vont dépendre directement de décisions qui peuvent être prises en amont par d’autres pays, non-arabes – divers pays subsahariens et Turquie − et ce, avec les risques de tensions, voire de conflit inhérents à ce genre de situation.
- Les risques liés à une aggravation croissante de la dépendance alimentaire de la région qui est déjà suffisamment forte : la dépendance alimentaire, déjà grave, de la région trouvant ses origines dans les faibles performances, notamment en termes de productivité, des agricultures locales, va se renforcer en raison des nouvelles contraintes liées aux évolutions du changement climatique, en tout premier lieu, celles, déjà évoquées, liées à la dégradation des conditions d’accès aux nécessaires ressources hydriques. En fait, tout se passe comme si, de plus en plus, le monde arabe, s’installait dans une situation de dépendance alimentaire chronique conduisant à un recours systématique aux importations, y compris pour la satisfaction des besoins alimentaires de base et ce, pour combler les déficits des productions agricoles locales, toutes affectées par une détérioration continue de leurs conditions de fonctionnement, non seulement naturelles, certes, souvent fragiles et contraignantes, mais aussi économiques et sociales. Ainsi, à titre d’illustration, pour l’année 2010, parmi les dix premiers pays dans le monde importateurs de céréales, se trouvent l’Égypte et l’Algérie.
- Dans le cas des pays concernés, l’inéluctable épuisement des ressources fossiles que sont les hydrocarbures et qui leur pose donc la question de l’identification de nouvelles sources de création de richesses :envisagée de manière globale, la région joue et continuera longtemps à jouer un rôle essentiel dans la problématique mondiale des hydrocarbures puisqu’elle renferme environ 40 % des réserves de pétrole et 30 % des réserves de gaz de la planète. Elle restera donc, pour longtemps encore, un acteur majeur pour tout ce qui concerne les hydrocarbures qui, eux-mêmes, devraient représenter jusqu’en 2030 environ les 2/3 de la demande mondiale d’énergie ; cela dit, « pour longtemps encore» ne veut dire ni pour toujours, ni pour tous les pays. Ainsi, d’après certaines estimations, si l’on prend le cas de l’Arabie saoudite, principal producteur mondial de pétrole (près de 12 % de la production mondiale) et qui en détient les principales réserves (de l’ordre de 18 %), au rythme actuel (environ 467,8 millions de tonnes en 2010), sa production durerait encore environ 80 années, horizon temporel, certes, lointain, mais relativement limité, surtout si l’on tient compte des profondes mutations dont la fin annoncée des hydrocarbures pourrait être porteuse. Dans le cas de l’Algérie, qui assure de l’ordre de 2 % de la production mondiale et détient des réserves de l’ordre de 0,8 % des réserves mondiales, au rythme actuel (77,7 millions de tonnes en 2010), sa production pourrait encore durer environ une vingtaine d’années, horizon temporel plus limité que dans le cas précédent et qui indique l’urgence de solutions rapides pour prendre en charge sérieusement ce qui, dans le pays, est appelé « l’après-pétrole ». En tout état de cause, quel que soit le débat qu’il peut y avoir sur des chiffres en constante évolution et en perpétuel débat qui, en aucun cas donc, ne peuvent être absolument fiables et définitifs, le fait est que, tôt ou tard le recours aux ressources rentières procurées par les hydrocarbures ne sera plus possible.
À propos des perspectives de développement de la région, il convient de formuler deux remarques essentielles. La première porte sur une conception erronée, mais largement dominante, du développement comme un processus d’accumulation d’ordre matériel plutôt que d’ordre intellectuel. Pour l’illustrer rapidement : le processus d’accumulation matérielle correspond à des constructions, des infrastructures, des équipements, des matériels, etc. ; alors que le processus d’accumulation intellectuelle concerne des savoirs, des normes, des valeurs, des croyances, des idées, des perceptions, des mémoires, des consensus à construire, etc. Or, jusqu’à présent, les politiques de développement mises en œuvre ont souvent, par commodité − surtout dans des contextes de relative aisance financière et en ayant recours à des capacités de conception et d’exécution étrangères − privilégié le premier type d’accumulation (d’ordre matériel) car il peut être présenté tel quel, comme manifestation immédiatement tangible de la politique mise en œuvre. De toute évidence, cette vision du développement a clairement montré ses limites et doit désormais céder le pas à une autre approche centrée d’abord sur les processus d’accumulation intellectuelle, qui s’imposent d’autant plus qu’au niveau global, les contraintes liées à l’émergence croissante de l’économie de la connaissance vont être de plus en plus impératives.
La seconde remarque concerne la question de l’intégration économique régionale qui, à l’exception de l’expérience notable du Conseil de Coopération du Golfe, est pratiquement absente dans les autres espaces sous-régionaux comme l’illustre, entre autres, l’impasse dans laquelle se trouve l’Union du Maghreb arabe. Alors que, dans un contexte mondial de plus en plus dominé par, à la fois, l’exacerbation des conditions de la compétition économique et l’émergence de grands ensembles, de toute évidence, la viabilité économique à long terme de beaucoup d’États de la région apparaît comme éminemment problématique. Et c’est là une dimension incontournable qui devra être prise en charge par les nouveaux pouvoirs déjà en place − ou appelés à l’être – s’ils ne veulent pas reproduire les blocages économiques qui ont jusqu’ici prévalu. Dans une autre perspective, la question des nécessaires rapports de coopération à entretenir avec l’Union européenne – constituant l’un des grands pôles mondiaux et voisine de la région – va aussi représenter un enjeu important à prendre en charge afin de faire progressivement émerger un espace de prospérité commun aux pays des deux rives qui sera, à sa façon, en mesure de contribuer à aider tous les partenaires concernés à mieux assurer leur participation aux échanges mondiaux.
L’enjeu stratégique de la maîtrise sociale de la science et de la technologie
Aujourd’hui, quelles que puissent être les sources consultées dans le domaine des études prospectives, jamais le monde arabe n’y apparaît comme un des grands pôles possibles du monde multipolaire de demain qui est en train de se dessiner. Dans les différents scénarios présentés, il est principalement considéré comme pouvant être : 1) un fournisseur majeur d’énergie (pétrole/gaz), bien évidemment tant que ces ressources pourront encore durer ; grande interrogation taraudant aussi bien les acteurs de la région que ceux qui lui sont extérieurs et y ont des intérêts ; 2) un important marché relativement solvable pour les principaux producteurs mondiaux de biens, services et connaissances ; 3) un détenteur d’un pouvoir financier lié aux activités des fonds souverains de certains États, notamment les « pétromonarchies » du Conseil de Coopération du Golfe ; 4) une source de flux migratoires internationaux réels et potentiels non désirés par les éventuels pays d’accueil et, pour l’essentiel, orientés en direction de l’Europe ; 5) une menace potentielle en termes de sécurité en raison de l’activisme de mouvements terroristes islamistes qui y agissent et qui peuvent porter leurs actions en direction du « reste du monde ».
En fait, sur le plan mondial, tout se passe comme si le monde arabe était perçu comme un acteur au double visage : d’une part, sur le plan économique, en tant que producteur relativement insignifiant, à la notable exception des hydrocarbures et, eu égard à ses capacités financières, comme pesant relativement peu, en raison de leurs limites par rapport à celles des pays asiatiques et aux enjeux réels de l’économie mondiale. Et, de l’autre, sur le plan politique et sécuritaire, comme réellement significatif en tant qu’il constitue une zone stratégique car pourvoyeuse d’énergie mais, en même temps, caractérisée par un fort potentiel d’instabilité, porteur de risques et de menaces en direction du « reste du monde ». En tout état de cause, par rapport aux principales dimensions systémiques structurant fondamentalement l’économie mondiale, le monde arabe apparaît comme une région plutôt en porte à faux. Certes utile, de par ses hydrocarbures, pour son fonctionnement d’ensemble, mais, en dernière analyse, comme un acteur sans réelle vision d’avenir, sans projet d’envergure, incapable de suivre le rythme de la compétition globale actuellement en cours en raison des lourdes hypothèques pesant sur ses perspectives de développement.
De ce point de vue, le contexte créé par la combinaison, d’une part, des graves dysfonctionnements et déficits existants dans les domaines de la production de biens – hors hydrocarbures –, de services et de connaissances et, de l’autre, des quatre importantes contraintes évoquées, est clairement très contraignant. Pesant très lourdement sur les perspectives de la région, à moyen et à long terme, il contribue aussi à y réduire la marge de manœuvre dans toute formulation de politiques de développement à laquelle il imposera nécessairement ses déterminations. En fait, de par sa complexité, il implique clairement, pour en relever les innombrables défis, une maîtrise sociale de la science et de la technologie par la région, maîtrise qui devient, donc, pour elle une condition absolument indispensable en vue d’assurer son propre avenir, si ce n’est, en dernière analyse, tout simplement sa survie. D’autant plus qu’il est légitimement permis d’affirmer que, plus le monde arabe tardera à créer de nouvelles sources de création de richesses, qui ne peuvent être basées que sur des processus endogènes compétitifs de production de biens – hors hydrocarbures −, de services et de connaissances, eu égard aux conditions des échanges mondiaux et donc nécessairement aussi liées à un réel essor scientifique et technologique, plus il risquera de devoir le faire dans de mauvaises conditions ; ou bien, pire encore, il ne sera même plus en mesure d’y parvenir.
À l’avenir, la région va être de plus en plus confrontée à de nouveaux défis et, donc, à des situations inédites et complexes telles que le changement climatique, déjà évoqué, et aux impacts duquel elle doit d’ores et déjà se préparer en les anticipant. Or, de ce point de vue, selon le dernier Rapport mondial sur le développement humain du Programme des Nations unies pour le développement à l’occasion d’un sondage d’opinion organisé par l’Institut Gallup à propos de la prise de conscience du changement climatique, sur six grandes régions du monde les « États arabes », pour reprendre les termes utilisés, sont classés 5e. Soit avant-derniers, en termes de perception du phénomène du changement climatique, tel que saisi par trois groupes de questions relatives à la prise de conscience même du phénomène, à la menace qu’il représente et au fait que les activités humaines sont à son origine[13]. C’est dire, en fait, qu’actuellement les sociétés arabes ont une perception faible, confuse ou erronée d’un phénomène essentiel, qui va, très certainement, dans les années à venir, devenir déterminant par les conséquences directes et indirectes qu’il aura sur elles et, donc, les problèmes qu’il va leur poser et qu’elles devront absolument résoudre.
En fait, quel que soit l’angle sous lequel le problème de l’avenir du monde arabe est envisagé, la question de la maîtrise sociale de la science et de la technologie, en tant que levier incontournable, y occupe une place centrale, absolument stratégique, car se situant en amont de tous les autres secteurs d’activité et, donc, conditionnant directement toute politique visant à améliorer leurs performances. Cette maîtrise sociale qui dépasse donc les seuls apprentissages individuels, toujours possibles et déjà existants, ne peut être l’objet d’une lecture réductrice visant, en quelque sorte, à la « techniciser » sous la forme de quelques ajustements superficiels consentis pour la forme. Certes, cette maîtrise passe par des réformes « techniques » nécessaires dans, à la fois, le système éducatif, à tous les niveaux, et les différents secteurs d’activité, visant ainsi à leur permettre de s’adapter aux exigences de l’économie de la connaissance et de la compétition mondiale qui doivent être les seules normes par rapport auxquelles leurs réelles performances peuvent être mesurées.
Mais, le cadre stratégique à définir et les politiques sectorielles conséquentes qui en découlent doivent s’inscrire dans une perspective à long terme, prenant en charge les intérêts fondamentaux des générations à venir, car, en effet, tout doit être mis en œuvre pour préparer non pas les batailles d’hier avec les armes d’hier, mais surtout celles de demain avec les armes de demain. Donc, en étant conscient de vivre dans un monde où la base de la puissance résidera d’abord et plus que jamais dans les capacités d’une société à innover en permanence pour trouver les solutions lui permettant de s’adapter tout autant à ses propres mutations internes qu’aux nombreux chocs externes, inévitables dans un monde appelé à connaître de très fortes tensions sur toutes les ressources, quelles qu’elles soient.
Un contexte de crise systémique nécessitant un changement de paradigme culturel
Et c’est pourquoi, aujourd’hui, il s’agit de faire émerger et d’organiser, en tant que processus social global, une intelligence collective alimentée par les synergies entre les divers processus individuels et institutionnels existant dans toute la société et qui doivent pouvoir développer, sans entraves, toutes leurs dynamiques de création. C’est dire que, sans les libertés garanties de s’exprimer, de proposer, d’inventer, d’innover, d’échanger, de critiquer ainsi que toutes celles permettant de participer aux choix collectifs, assumées par l’ensemble de la population, sans discrimination aucune, un tel objectif demeurerait lettre morte. Car, en effet, tout le potentiel de créativité de la société stagnerait, végétant à l’état embryonnaire et, donc, bien en deçà des exigences des enjeux de sortie de crise déjà en cours et, surtout, de celles des futurs enjeux de société, qui s’annoncent déjà, avec leurs cortèges de contraintes, d’incertitudes et de turbulences.
C’est bien à ces grands défis que, selon les cas, sont aujourd’hui – ou seront demain – confrontés les nouveaux pouvoirs politiques, une fois les pouvoirs autoritaires renversés. En changeant de paradigme politique – d’où l’importance fondamentale des processus démocratiques en cours, qui, complexes par nature, dépassent de loin les « seules » élections − mais surtout de paradigme culturel, seront-ils en mesure de définir et de mettre en place les cadres institutionnels généraux et particuliers qui vont permettre à la créativité nationale de s’exprimer ? Telle est la question absolument fondamentale et totalement incontournable, centrée sur les véritables enjeux des évolutions en cours – en dernière analyse, culturels − qui doivent être d’abord pensés en tant que tels, à laquelle ils doivent impérativement répondre. Et c’est pourquoi tous les nouveaux enjeux institutionnels auxquels ils sont actuellement attelés ou auxquels ils devront bien se consacrer demain – dispositions constitutionnelles, organisation des pouvoirs et services publics, lois et réglementations particulières, nouvelles politiques de développement, etc. – doivent être appréciés à leur juste mesure comme autant d’étapes absolument nécessaires et décisives. Cependant, ils n’auront réellement de sens que s’ils s’inscrivent effectivement dans une logique totalement nouvelle permettant, enfin, aux sociétés arabes de renouer avec une créativité intellectuelle qu’elles ont pourtant connue dans leur riche histoire, comme condition préalable de base de formulation de la solution à leurs problèmes.
À propos des enjeux institutionnels actuels et, donc, de la nécessaire recherche des dispositions permettant, aujourd’hui, dans les pays où les nouveaux régimes se mettent place, de construire une « cité idéale », on ne peut s’empêcher de penser à l’œuvre célèbre qu’au Xe siècle le philosophe Al-Farabi − appelé par les philosophes arabes, y compris Ibn Rochd (Averroès) lui-même, « le second maître », le premier étant pour eux Aristote, bien sûr − a consacré à la « cité vertueuse » (el madina el fadila) et dans laquelle, tout en faisant indéniablement œuvre originale, il dialoguait avec Platon, notamment, dont il commentait l’un des textes majeurs, en l’occurrence La République[14]. Et c’est bien cette très ancienne tradition, très longtemps interrompue, de nos jours trop souvent refoulée et même réprimée d’ouverture et d’échange avec toutes les autres aires culturelles – « occidentales » ou autres − qu’aujourd’hui le monde arabe doit impérativement retrouver afin d’être en mesure de formuler, face aux défis du monde contemporain, des réponses adaptées à la complexité et à la gravité de ses problèmes. D’autant qu’en aucun cas, les autres aires culturelles ne lui sont étrangères ; et encore moins celle correspondant à « l’Occident » qui lui est certainement la plus proche et dont il a pendant longtemps, par divers canaux – notamment ceux de la philosophie rationaliste et de la science – directement alimenté l’accumulation intellectuelle qui préparera les conditions de la Renaissance européenne[15].
Une telle démarche une fois mise en œuvre, par les dynamiques et les synergies qu’elle pourrait engendrer ira-t-elle jusqu’à permettre l’émergence d’un « mouvement arabe des Lumières » ? Et qui ne pourra que reprendre à son propre compte une vieille formule, aujourd’hui plus que jamais, d’actualité : sapere aude (ose savoir). Empruntée au poète latin Horace par Emmanuel Kant dans son célèbre essai Qu’est-ce que les Lumières ? publié en 1784, elle définissait, selon lui, par excellence, tout l’esprit des « Lumières » européennes. En fait, en procédant de la même logique de quête de savoir, il s’agit bien de retrouver l’esprit même de Beit el Hikma[16] et de le renouveler en l’adaptant aux exigences des nouvelles dynamiques de la créativité contemporaine. Or, de ce point de vue, il est permis de s’interroger sur la compatibilité entre les nécessaires exigences d’ouverture et de rationalité d’une telle démarche avec l’émergence en cours dans beaucoup de sociétés arabes – y compris au sein même de leurs systèmes éducatifs à tous les niveaux − d’une lecture littérale et réductrice du patrimoine islamique dont la centralité est de plus en plus nettement affirmée, souvent comme un primat absolu.
D’ailleurs, à propos d’échanges intellectuels, dans le nouveau contexte mondial, de plus en plus souvent et à juste titre aujourd’hui qualifié de « post-occidental », la notion même « d’Occident » – largement galvaudée et instrumentalisée – perd beaucoup de son sens et doit être désormais complètement réévaluée. D’autant plus que les normes et valeurs relatives à l’articulation entre, d’une part, la démocratie politique et l’État de droit et, de l’autre, une économie de marché impliquant nécessairement les modalités de sa régulation − à tous égards absolument centrales dans la définition même du « modèle occidental » − lesquelles, pendant très longtemps, sont restées strictement attachées à un espace géographique originel précis, formé pour l’essentiel par l’Europe et l’Amérique du Nord, sont aujourd’hui pleinement assumées dans des sociétés appartenant à d’autres aires culturelles, notamment en Asie : Japon, bien sûr, depuis le XIXe siècle déjà, mais également Inde, Corée du sud, Taiwan, ainsi que deux pays « musulmans » : la Malaisie et l’Indonésie. Et ce, sans oublier la Turquie voisine dont le régime politique actuel est évoqué, à propos des pays arabes, y compris au sein même de certains partis islamistes − souvent de manière superficielle et lapidaire ignorant les fortes spécificités de l’histoire du pays − en tant que modèle possible de fonctionnement d’une démocratie au sein de laquelle un parti islamiste fonctionne comme un parti démocratique. À cet égard, il convient de relever combien, dans les évocations qui sont faites du « modèle turc » comme référence, notamment par les mouvements islamistes arabes eux-mêmes, l’accent est plus mis sur le fonctionnement de l’acteur – le parti islamiste, en l’occurrence l’AKP – que sur celui du système au sein duquel il fonctionne, qui, quelles que soient ses imperfections, combine démocratie et économie de marché. En fait, la question se pose bien de savoir si, aujourd’hui, les normes et valeurs « occidentales » doivent toujours être caractérisées comme telles ou bien si, plutôt, elles ne gagnent pas, ipso facto, un statut radicalement différent : celui d’une universalité de laquelle le monde arabe − sauf à arguer de spécificités qui, dès lors et en tant que telles, seraient à fonder, démontrer et justifier − ne pourra très longtemps se démarquer.
Conclusions
Au terme de cette réflexion, il est fort dommage de constater que deux grands philosophes rationalistes arabes, le Marocain Mohammed Abed Al-Jabri et l’Algérien Mohammed Arkoun sont, en quelque sorte, décédés « trop tôt » − respectivement en mai et septembre 2010 – car, aujourd’hui, il aurait été bien utile de connaître leurs points de vue sur les mutations politiques que la région est en train de vivre et, précisément, pour nous aider à les remettre en perspective. Dans un de ses textes majeurs, Mohammed Abed Al-Jabri écrivait ceci[17] : « Cela n’est pourtant pas suffisant pour rénover la raison politique arabe. Il faut aussi, et surtout, transformer les trois éléments dynamiques qui gouvernent – consciemment ou inconsciemment – cette raison : la « tribu », le « butin » et le « dogme ». Ces résidus de la raison politique arabe ne cessent de refaire surface, d’entraver toute tentative de progrès. Il est temps de les mettre en crise ».Dans une démarche proche, Mohammed Arkoun aurait certainement parlé de « déconstruction » de ces mêmes concepts.
Or, aujourd’hui, les évolutions et transitions en cours dans la région, pour reprendre la terminologie de Mohammed Abed Al-Jabri, ont précisément mis en crise la « tribu », le « butin » et le « dogme ». Et ce, dans des processus complexes de transitions qui, après une très longue phase historique de sédimentations successives de dysfonctionnements, de déficits et de blocages de toutes natures, ne pourront être ni simples, ni linéaires, ni univoques et, encore moins, courts. En effet, nécessairement inscrits dans des perspectives de moyen et long termes, à la fois intellectuels et pratiques, et caractérisés par une très forte incertitude quant à leur issue finale, aujourd’hui nullement acquise d’avance, ces processus porteurs d’enjeux vitaux, au sens fort du terme – souvent trop longtemps différés − semblent cependant aujourd’hui, d’une manière ou d’une autre, engagés ou en voie de l’être dans beaucoup de pays. En effet, les évolutions en cours de la problématique politique de la région et l’ensemble des interrogations, en premier lieu culturelles, qui l’accompagnent sont, de toute évidence, porteuses d’un certain nombre de nouvelles approches allant dans le sens de la remise en cause de bien des certitudes. Et, pour le projet de modernité que le monde arabe, depuis le XIXe siècle, n’est toujours pas parvenu à formuler, il s’agit là d’un tournant historique majeur, grâce à l’émergence des conditions − certes, encore fortement contrastées et indécises − d’une nouvelle prise de conscience historique à la hauteur des véritables enjeux posés[18].
Dans un contexte mondial de plus en plus incertain, perturbé et très largement dominé par l’importance croissante des dynamiques de créativité comme contrainte structurante majeure, la principale question qui se pose à la région est la suivante : pourra-t-elle se transformer en un authentique espace de créativité à vocation universelle ? De ce point de vue, il convient de remarquer que, par opposition à un certain « consensus de Washington » − aujourd’hui plutôt mal en point et de plus en plus largement contesté − depuis quelque temps, visant à rendre compte des enseignements tirés des nouvelles réalités imposées par les succès de la Chine dans beaucoup de domaines, est apparue l’expression de « consensus de Beijing ». Sur le même mode et sur la base des mêmes succès, pourra-t-on, un jour peut-être, évoquer positivement un possible « consensus du Caire » ? Seule la suite des évènements permettra de le dire et, pour le moment, rien n’est moins sûr tant le chemin à parcourir pour mettre en évidence une telle problématique – supposant nécessairement dans les sociétés arabes l’enclenchement d’un nouveau cercle vertueux basé sur la créativité − semble encore long et difficile à parcourir.
Car, en effet, c’est uniquement de la manière dont les sociétés arabes sauront très concrètement, et le plus rapidement possible, faire la preuve que, sur le plan mondial, elles sont en mesure de produire des biens − autres que des hydrocarbures bien sûr − des services et – probablement − surtout des connaissances, et cela de façon significative, qu’elles pourront, à la fois et effectivement prendre en charge les nombreux problèmes qui continuent à susciter l’exaspération d’une jeunesse ouverte sur le monde et toujours en quête d’un avenir meilleur. Et, en même temps, se montrer à la hauteur des véritables enjeux de ce siècle.
Notes
[1]. Tous les rapports publiés peuvent être consultés sur le site web suivant : http://www.arab-hdr.org.
[2]. What Is To Be Blamed for Economic Stagnation in the Arab World?, A. Illarionov, Cato Institute, Institute of Economic Analysis. Document présenté à la deuxième Conférence mondiale sur la liberté économique dans le monde arabe, mer Morte, Jordanie, 23 novembre 2007.
[3]. The Contribution of the Oil Sector to Arab Economic Development, par Dr. Majid Al-Moneef. Document présenté à la table ronde de haut niveau intitulée « Partnership for Arab Development: A Window of Opportunity» tenue à l’OFID le 5 mai 2006, « OFID Pamphlet Series », No. 34, Vienne, Autriche, Septembre 2006, tableau nº 1, p. 14.
[4]. Les données sur les exportations de la région utilisées sont celles de l’année 2010 et sont disponibles sur le site de la CNUCED : http://www.unctad.org/en/docs/tdstat36_en.pdf. La méthode permettant d’évaluer la part des exportations hors hydrocarbures, soit 30 % sensiblement, est basée sur les statistiques du Fonds monétaire arabe qui permettent de distinguer entre exportations globales et celles d’hydrocarbures ; les données sont celles de l’année 2007, dernière disponible ; le site web de l’institution est le suivant :
[5]. From Privilege to Competition: Unlocking Private-Led Growth in the Middle East and North Africa, « MENA Development Report », Washington, DC, The World Bank, 2009, p. 59. Le site web est le suivant : http://siteresources.worldbank.org/INTMENA/Resources/Privilege_complete_final.pdf. La région MENA (Middle East North Africa) à la Banque mondiale couvre 21 pays : soit, les pays arabes − à l’exception de la Mauritanie, du Soudan, de la Somalie, de Djibouti et des Comores qui relèvent de la région Afrique – ainsi qu’Israël, Malte et l’Iran.
[6]. International Association for the Evaluation of Educational Achievement, hébergée par un établissement universitaire américain, Lynch School of Education, Boston College. L’enquête « Tendances dans l’enseignement international des mathématiques et des sciences » est menée depuis 1995 et les dernières données disponibles sont celles de l’enquête de 2007 dont les résultats ont été rendus publics en décembre 2008.
[7]. UNESCO, Science Report 2010: The Current Status of Science around the World.
[8]. Ainsi, leRapport sur le développement humain dans le monde arabe 2003, indique (p. 71) que, sur la période 1980/1999-2000, soit une vingtaine d’années, le nombre de brevets enregistrés aux USA par les ressortissants de 9 pays arabes était de 370 ; sur cette même période, il était de 16 328 pour la Corée du Sud et 7 652 pour Israël.
[9]. L’ouvrage concerné de Max Weber est celui qui est connu en français sous le titre suivant : Economie et société ; plusieurs éditions existent.
[10]. Pour l’ensemble des données relatives à la population et l’emploi, sauf indication contraire, il est fait référence aux données présentées dans trois rapports de la Banque mondiale qui sont consultables sur son site web. Les rapports concernés sont les suivants : Unlocking the Employment Potential in the Middle East and North Africa Toward a New Social Contract, 2004; MENA Economic Developments and Prospects Job Creation in an Era of High Growth, 2007; Shaping the Future: A Long-Term Perspective of People and Job Mobility for the Middle East and North Africa, 2009.
[11]. ILO-BIT, Global Employment Trends 2011: The Challenge of a Jobs Recovery, 2011.
[12]. Banque mondiale, Rapport sur le développement région MENA. Obtenir le meilleur parti des ressources rares. Une meilleure gouvernance pour une meilleure gestion de l’eau au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, 2007, p. 5.
[13]. Programme des Nations unies pour le développement, Rapport sur le développement humain 2011. Durabilité et équité : un meilleur avenir pour tous, p. 36.
[14]. Abû Nasr al-Fârâbî, Opinions des habitants de la cité vertueuse (texte, traduction critique et commentaire par Amor Cherni), Beyrouth, Éditions Al Bouraq, 2011.
[15]. A cet égard, il suffira d’évoquer ce que l’on a appelé « l’averroïsme latin », inspiré de l’œuvre du philosophe rationaliste arabe Ibn Rochd, dit Averroès (1126-1198), évoqué par Dante dans la Divine Comédie et peint par Raphaël dans sa fresque L’école d’Athènes ; deux figures éminentes de la Renaissance, pleinement conscientes de tout ce qu’elle lui devait. Ce courant philosophique, entre les XIIIe et XVe siècles, a fait partie intégrante de la pensée européenne, comme l’illustre, par excellence, l’importance de son enseignement dans plusieurs universités européennes ; notamment à Bologne et, surtout, à Padoue où il connaîtra certainement son apogée. Toujours dans le même sens, je citerai les toutes dernières lignes d’un ouvrage dont le chapitre final est précisément intitulé « L’invention de l’Occident ». Les voici : « Sous l’influence directe des aristotéliciens arabes, Thomas [d’Aquin] a établi une trêve entre les enseignements traditionnels de l’Église et les découvertes des générations émergentes de savants occidentaux modernes. Ce compromis définit à ce jour les règles régissant les rapports entre les domaines de la foi et de la raison. Et il justifie l’affirmation selon laquelle les Arabes ont inventé l’Occident(souligné par moi) ; une dette qu’Abélard de Bath avait reconnue il y a plusieurs siècles, à son retour d’Antioche : “Bien sûr, Dieu régit l’univers” assura-t-il à ses lecteurs. Mais nous pouvons et devons investiguer le monde naturel. Les Arabes nous ont appris cela ». L’ouvrage indiqué est le suivant : Jonathan Lyons, The House of Wisdom: How the Arabs Transformed Western Civilization, New York, Bloomsbury Press, 2009, p. 201 (la traduction de l’anglais au français est personnelle).
[16]. « Maison de la Sagesse », fondée à Bagdad au début du IXe siècle et qui joua un rôle essentiel dans la traduction vers l’arabe d’importants manuscrits en diverses langues étrangères, dont le grec.
[17]. Mohammed Abed Al-Jabri, La raison politique en Islam. Hier et aujourd’hui, Paris, Éditions La Découverte, 2007, p. 318. L’ouvrage avait été publié pour la première fois, en langue arabe, en 1990 à Beyrouth.
[18]. Je pense tout particulièrement à certains débats actuellement engagés, notamment en Égypte, et portant sur la notion « d’État civil » (daoula madania) qui est même officiellement appuyée par l’importante institution que représente la Mosquée d’Al Azhar.