Les événements (la pandémie du Covid-19) que nous sommes en train de vivre depuis le début de cette année 2020 sont inédits par leur ampleur et le seront sans doute aussi par leurs conséquences sur notre devenir en tant qu’humanité. Mon propos ici n’est pas de jouer à l’oracle et encore moins de me risquer à faire de la prospective sauvage. Ce temps de confinement, que je vis encore à Casablanca alors que j’écris ce texte, est propice à un face à face avec soi-même et il invite à des retrouvailles avec un temps lent, étiré. Non pas le temps linéaire des bilans, des accumulations de ressources, mais un temps qui, au moins jusqu’à cette heure, est sans horizon. Il nous met en demeure de penser l’instant et de nous ressourcer dans l’épaisseur de ce que les Arabes nomment addahr (le temps long et épais) pour chercher ce qu’il y a de plus profond en soi et s’assurer une dose de résilience.
La pandémie a révélé beaucoup de fragilités, celles des puissances qui avaient parié sur une mondialisation centrée sur la production de valeurs à partir du seul indicateur des coûts de main-d’œuvre et qui avaient sacrifié le bienêtre de leur population en laissant à l’abandon leurs hôpitaux et leurs écoles. Plusieurs voix s’élèvent pour appeler à la démondialisation, au repli nationaliste ; d’autres, à la marge, parlent de ruptures, de la nécessité de faire revivre des communautés solidaires, de privilégier la raison écologique, de faire usage de frugalité, rusticité, agilité, lesquelles fondent l’éthos de certaines communautés restées en marge des nouvelles configurations géopolitiques portées par des stratégies d’expansion et une course à la consommation.
Du coup, je me trouve autorisé à reparler de la « Méditerranée » pour penser le monde du jour d’après, esquisser d’autres chemins de rationalité, convoquer d’autres raisons que la raison économique triomphante. Le temps est propice pour remettre en question les concepts de progrès, de rentabilité, d’utilité, d’efficacité, de réussite et même de justice et de bonheur, pour reprendre Platon et Aristote.
Je me sens ainsi enthousiaste à reconsidérer l’espoir déçu du processus de Barcelone. Les dynamiques citoyennes initiées à Barcelone n’ont pas été vaines. Elles ont fait émerger, au travers de la Fondation Anna Lindh, un cadre institutionnel, certes limité et corseté par des enjeux d’État, mais permettant à minima d’entretenir l’idée d’une Méditerranée pacifiée, trait d’union autant que frontière, d’assumer les similarités et les différences et de se donner les moyens de retisser les liens et de proposer un récit partagé, qui permet aux peuples méditerranéens de faire communauté et de dissiper les malentendus.
Entre 2007 et 2017, la fondation a entrepris trois grandes enquêtes qui essayent d’esquisser cet horizon des possibles en sollicitant les citoyens de l’Union européenne et du pourtour méditerranéen pour qu’ils répondent, entre autres, à trois questions : dans quelle mesure la Méditerranée est-elle une réalité populaire et sociale ? Quelle est la nature des interactions entre citoyens euroMed ? Peut-on parler de convergence des valeurs ou de conflit de valeurs ?
Dans quelle mesure la Méditerranée est-elle une réalité populaire et sociale ? Quelle est la nature des interactions entre citoyens euroMed ? Peut-on parler de convergence des valeurs ou de conflit de valeurs ?
Les enquêtes ont touché plus de qua rante mille citoyens ressortissants de l’Union européenne et des pays du Sud et de l’Est du pourtour méditerranéen. Il s’agit d’un pari sur l’avenir, d’une quête d’assurance sur un projet qui peine à démarrer et qui est confronté à de multiples obstacles : la mauvaise volonté des uns et des autres, le repli nationaliste, l’irruption de nouveaux conflits entrainant un climat d’instabilité politique (la Lybie, le Mali, la Syrie, l’Ukraine).
La notion d’identité narrative empruntée à Paul Ricœur permet de penser élégamment et avec justesse ce processus de constitution d’un horizon partagé en ce moment d’extrême incertitude qu’a généré ce petit virus venu de l’Empire du Milieu. Il s’agit d’un lieu qui se situe au centre d’un dispositif de mise en récit qui permet d’éviter une conception fixiste et figée que suggère habituellement le concept d’identité méditerranéenne promue par une anthropologie des temps révolus .
L’analyse des résultats de cette enquête permet d’esquisser un récit qui a l’avantage d’accepter le pluralisme et de faire jouer en même temps les dynamiques de l’oubli et du souvenir, de la similarité et de la différence, de la guerre et de la paix. Les éléments développés dans ce texte permettent d’en fixer une trame qui se déploie sous forme de limites/ frontières définissant le dehors et le dedans et esquissant des tracés intérieurs qui organisent la pluralité pour donner à voir un spectre de tons et de couleurs et proposer une grammaire des affinités électives. Par delà les différences, la trame nous met en présence d’un air de famille méditerranéen et nous rassure sur l’option d’un rapprochement entre l’Union européenne, sa rive sud et sa frontière orientale, pour penser une mondialisation alternative humaniste et solidaire pas uniquement axée sur la relocalisation des industries.
Je vais me limiter dans ce court texte à trois questions : quelles perceptions ont les répondants de l’Union européenne et des pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée ? Est-ce une réalité populaire et sociale ? Peut-on parler de convergence des valeurs ou de conflit de valeurs ?
La Méditerranée est une réalité populaire et sociale
Les concepteurs de l’enquête redoutaient beaucoup cette question relative au concept braudélien de « la Méditerranée acteur ». Il était important de savoir si la mare nostrum fait sens pour les populations interrogées. L’enquête révèle que la Méditerranée fait sens chez quatre répondants sur cinq. Les écarts ne sont pas très importants entre les personnes les plus indifférentes et celles qui sont les plus impliquées. Le jeu des associations a globalement bien fonctionné autant pour les projections optimistes que pessimistes. L’évocation positive de la Méditerranée montre que les images stéréotypées, véhiculées par la publicité et les médias, comme le mode de vie, le régime alimentaire, la réputation d’un espace accueillant et hospitalier, fonctionnent. C’est le cas aussi de certaines caractéristiques inédites qui se projettent sur l’avenir comme des matériaux nécessaires à la constitution d’un lien ou à sa normalisation. En moyenne, 80 % des répondants associent la Méditerranée à une vertu positive comme la curiosité et le désir d’aller vers l’autre et de le connaître, et la conviction d’une proximité qui tirerait sa légitimité de sa profondeur historique. Plus de 80,5 % des répondants pensent que la Méditerranée est un héritage commun. La Méditerranée est aussi objet et source d’inquiétude, les répondants ont montré un certain réalisme quant au risque de basculement de cette image positive. En moyenne 68 % pensent que la M éditerranée peut constituer une source de conflit pour la région. Les liens entre les enjeux environnementaux et l’idée d’une tension potentielle ne sont pas explicites, des recherches qualitatives devraient nous permettre de creuser cette hypothèse surtout s’il l’on convoque dans ce débat les questions des changements climatiques et les questions relatives aux enjeux hydriques.
Au-delà de ces résultats agrégés qui montrent que la Méditerranée fait sens et ne laisse pas indiffèrent, des nuances apparaissent et dessinent des affinités qui paraissent paradoxales mais qui peuvent, une fois conceptualisées, devenir intelligibles ou du moins permettre de faire des hypothèses qui se tiennent. Pour rendre compte de cette complexité, qui ne remet pas en cause une réalité qui fait presque consensus, nous avons choisi deux items pour faire un exercice d’analyse de la complexité. Il s’agit de deux valeurs stéréotypées, mais peu polysémiques : l’hospitalité et le conflit. L’hospitalité est une valeur/ image très commercialisée par le marketing du tourisme ; en même temps, elle fait partie de l’ethos oriental revendiqué par les populations du Sud mais aussi reconnu par les autres. Les résultats consacrent massivement cette association Hospitalité et Méditerranée. 63 % des personnes interrogées le pensent vivement et 85 % si l’on ajoute les personnes qui pensent que c’est une association plausible. Paradoxalement, sur les quatre pays les plus enclins à considérer que la Méditerranée évoque l’hospitalité (68 %), trois appartiennent à l’Europe du Nord (Allemagne, Suède et Angleterre) et les quatre les plus sceptiques (42,5 %) sont des pays du pourtour méditerranéen (la Turquie, la Syrie, la France et l’Égypte).
La combinaison de la distance spatiale et culturelle favorable au dépaysement et du type d’expérience fondée sur les vacances explique pourquoi les Britanniques, les Suédois et les Allemands sont enclins, plus que les autres, à considérer que la Méditerranée s’associe bien à l’hospitalité
Une première explication de ce paradoxe, nous renvoie à l’expérience qu’on a de l’Autre. La combinaison de la distance spatiale et culturelle favorable au dépaysement et du type d’expérience fondée sur les vacances explique pourquoi les Britanniques, les Suédois et les Allemands sont enclins, plus que les autres, à considérer que la Méditerranée s’associe bien à l’hospitalité. En effet, les trois pays du Nord sont des pays pourvoyeurs de touristes et on voit ici la grande influence de l’image commercialisée par les tours opérateurs. Pour le groupe des pays les plus sceptiques, on peut faire deux hypothèses ; la première renvoie à la proximité. En France, par exemple, la Méditerranée est symbolisée par le Midi, la Corse et l’Algérie, qui ne sont pas fortement synonymes d’hospitalité pour les Français du Nord. Pour les autres pays, l’Égypte, la Turquie et la Syrie, on peut penser à l’idée d’une concurrence des ethos national et méditerranéen. Les répondants de ces pays, fortement socialisés dans cette valeur, ont tendance à considérer que l’hospitalité est une vertu nationale plus forte chez eux que chez les voisins. Le jeu des différences est brouillé par la proximité, mais consolidé, au contraire, par la distance géographique et culturelle.
Mobilité et interactions en Méditerranée
Dans l’enquête de 2013, le nombre d’Européens ayant déclaré avoir été en contact avec les pays du Sud et de l’Est l’année précédente atteint 43 %, huit points de plus qu’en 2010 (35 %) – en raison de la crise qui a commencé à se faire sentir dès 2009 et à prendre de l’ampleur après les Printemps arabes. Les difficultés de circulation liées aux zones de conflit annonçaient le phénomène des boat people qui allait faire de la Méditerranée un grand cimetière. Les résultats de l’enquête montrent que les chances et les modes d’interaction entre le Nord et le Sud sont largement déterminés par le niveau de vie et les possibilités légales de circuler. Les modes d’interaction qui arrivent en premier sont les affaires et le tourisme pour les populations européennes (35 %) alors que pour les Pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée (PSEM), l’interaction est plutôt virtuelle, l’Internet représentant 19 % en 2010 pour le sud méditerranéen.
L’Europe, l’Allemagne, la France et l’Italie ont été les trois premières destinations européennes des amis et des proches des répondants des pays les plus méridionaux et orientaux de la Méditerranée
La partie la plus importante de cette enquête est celle qui s’attaque à l’évaluation du volume et à la nature des interactions entre les différentes populations. Il va sans dire que cette interaction est forte. Ses principaux acteurs sont le migrant, qu’il soit touriste ou émigré, et, accessoirement, l’homme d’affaire. C’est une interaction concrète, elle génère des contacts interpersonnels mais aussi virtuels parce que l’Internet devient un substitut pour aller vers l’autre, surtout dans les pays qui connaissent des restrictions de circulation. En 2010, quatre répondants sur dix des PSEM avaient des amis ou des parents en Europe (42 %). Les résultats sont contrastés entre les pays d’émigration vers l’Europe, qui sont en situation d’interaction intense, tels la Turquie (61 %), le Maroc (58 %) et le Liban (55 %), où plus de la moitié des répondants ont dit qu›ils avaient des amis ou des parents vivant sur le vieux continent, et les pays du Proche-Orient où les itinéraires migratoires sont autres. Les répondants de la Syrie avant la crise (73 %), un pays de veille émigration vers l’Amérique latine et les ÉtatsUnis, et les répondants de l’Égypte (88 %), plus orientée vers les pays du Golfe, ont déclaré qu’ils n’ont pas d’amis ou de famille en Europe. L’Europe, l’Allemagne, la France et l’Italie ont été les trois premières destinations européennes des amis et des proches des répondants des pays les plus méridionaux et orientaux de la Méditerranée. Ces résultats corroborent les données sur l’émigration et les naturalisations dans ces pays. Le fait que les trois quarts des répondants turcs qui avaient des amis ou des parents en Europe aient dit qu’ils vivaient en Allemagne (75 %), en France (22 %) et aux Pays-Bas (18 %) trouve une explication dans les chiffres de l’émigration. Entre 1998 et 2007, 444 800 ressortissants turcs se sont installés en Allemagne et 584 248 ont pris la nationalité allemande. La même observation peut être faite pour les Marocains en France. Entre 1998 et 2006, 190 600 se sont installés en France, en grande partie dans le cadre du regroupement familial. Les Marocains sont aussi la première population naturalisée en Belgique, en Italie, au Pays Bas et en France et la seconde en Espagne, soit un total de 641 990 personnes entre 1998 et 2006.
Le tourisme et l’émigration créent probablement le contact mais pas nécessairement le lien. Nous avons voulu savoir s’il y a relation au-delà d’une présence physique
L’autre figure de la mobilité dans cette enquête est le touriste. Il s’agit essentiellement d’une population européenne. Un Européen sur trois a visité un pays de la rive sud/ouest de la Méditerranée, soit 36 % des répondants. Curieusement, ce sont les Suédois qui se sont déplacés le plus sur les rives de la Méditerranée (51 %) suivis des Allemands et des Français (43 %) puis des Britanniques (42 %). Les Espagnols, qui arrivent tardivement sur le marché du tourisme, ne sont que le 26 %. Leur destination privilégiée est la Turquie, qui arrive en premier dans les réponses de cinq des huit pays d’Europe. La moitié des répondants allemands, suédois et grecs qui avaient été sur les rives de la Méditerranée l’ont été en Turquie. Un Espagnol sur deux, par contre, préfère le Maroc à cause de la proximité, soit 48 % des répondants. Les Français vont plutôt en Tunisie (45 %) et les Britanniques en Espagne (40 %).
Le tourisme et l’émigration créent probablement le contact mais pas nécessairement le lien. Nous avons voulu savoir s’il y a relation au-delà d’une présence physique. Les contacts interpersonnels sont beaucoup moins importants que le rythme des déplacements sur l’une ou l’autre rive. Un Européen sur trois (64 %) et un ressortissant sur quatre (76 %) des PSEM a déclaré avoir rencontré ou parlé avec une personne de l’autre pays. Les Suédois (52 %) et les Français (51 %), pour les pays de l’UE, les Libanais (41 %) pour les PSEM, arrivent en tête des personnes ayant eu des contacts. Les Hongrois (12 %), les Égyptiens (9 %) et les Syriens ont eu moins d’occasion d’être en contact avec les ressortissants des autres pays.
Les raisons et les modalités de cette interaction diffèrent d’une sous-région à l’autre, outre les motivations de base, qui sont le tourisme pour les Européens et l’émigration pour la rive sud. Il faut noter que 38 % des déplacements des Européens l’ont été pour des raisons d’affaires. Les répondants des PSEM ont déclaré utiliser plutôt l’Internet pour nouer des contacts (24 % en 2013), alors que seulement 4 % des Européens le font. Les jeunes interagissent plus que les adultes de plus de trente ans : onze points en Europe et cinq points de plus chez les PSEM, mais les hommes interagissent plus que les femmes : quatre points de plus en Europe et six de plus dans les PSEM. Le mode d’interaction, sans surprise, est virtuel.
Ces interactions intenses sont, toutefois, loin des images véhiculées par les médias, qui entrainent des commentaires tendancieux faisant l’amalgame entre interaction, mobilité et migration et qui privilégient les axes Sud/ Nord. Certes, quand on consulte les statistiques de l’International Organization for Migration (IOM), on est frappés par le caractère inédit de l’ampleur de la mobilité au niveau de l’aire méditerranéenne, mais on l’est davantage par les réponses que les enquêtes de la Fondation Anna Lindh ont donné à la question de la destination privilégiée pour refaire sa vie si l’opportunité s’en présente. Il en ressort un empressement relativement faible pour un rêve ailleurs que chez soi des populations du Sud comparativement à ceux de l’Union européenne.
La carte de la mobilité au niveau mondial relativise l’ampleur de ces statistiques et permet de souligner le caractère exceptionnel de ce flux migratoire en provenance du Sud, lié principalement au passé colonial ou à des évènements récents de guerre civile
Au moment de la gestion et du traitement de la troisième campagne d’enquête de la Fondation Anna Lindh, (1 er janvier et 20 août 2016 ; 1 er janvier et 20 août 2017), les chiffres donnaient le vertige. En 2017, l’Italie a enregistré 97 931 arrivées et 2 244 victimes en mer, contre 103 691 et 2 725 victimes en 2016, performance très peu rassurante au vu des moyens mis en place et surtout des campagnes médiatiques qui ont accompagné leur mise en place. Ce qui montre, en quelque sorte, l’urgence de la réinstauration d’un État responsable en Lybie.
En Grèce, point d’aboutissement de la route orientale, la performance est plus forte. On la doit davantage à l’engagement intéressé du régime turc et au pragmatisme du gouvernement d’Angela Merkel qu’au retour du mur aux frontières hongroises. La Grèce n’a reçu que 13 320 migrants en 2017 contre 162 015 migrants et demandeurs d’asile en 2016. La route septentrionale censée être la plus courte a toujours bénéficié des bonnes dispositions du royaume chérifien, toutefois, les effets des mouvements sociaux dans le nord du pays ont probablement contribué à fragiliser le dispositif de surveillance qui vient soutenir le mur érigé par l’Europe autour des présides de Ceuta et Melilla pour manque d’effectif des forces de l’ordre, occupées depuis huit mois sur le front rifain. En 2017, le Maroc et l’Espagne ont déploré 121 victimes, contre 108 en 2016, et enregistré l’arrivée sur la rive nord de 8 385 migrants jusqu’en juillet 2017, contre 3 805 en 2016, soit une progression de plus de 100 %.
La carte de la mobilité au niveau mondial relativise l’ampleur de ces statistiques et permet de souligner le caractère exceptionnel de ce flux migratoire en provenance du Sud, lié principalement au passé colonial (Maghreb et Afrique de l’Ouest) ou à des évènements récents de guerre civile (Syrie et Lybie). Pour illustrer ce propos, je vais donner quelques éléments statistiques tirés de la carte dynamique des mouvements des populations de l’IOM. Presque deux millions de Français (soit 3 % de la population française) est en expatriation, une désignation moins stigmatisante que migration. La plupart résident en Espagne (201 000 migrants), en Belgique (170 000), en Grande-Bretagne et en Suisse (150 000). La France reçoit 7,7 millions d’immigrants dont — si l’on excepte le cas particulier des Maghrébins, principalement les Algériens (1,9 million) — la majorité vient des pays voisins (713 158 Portugais, 367 593 Italiens, 304 422 Espagnols et 233 627 Allemands). Le cas de la Pologne est tout aussi intéressant, le pays reçoit 619 403 migrants et envoie 4 444 978 ressortissants à l’étranger, dont presque deux millions en Allemagne et 703 000 en Grande-Bretagne.
Ce qui, par contre, constitue un enseignement majeur de cette troisième campagne — même si la question n’a jamais cessé d’être présente —, c’est le pays élu pour un éventuel projet de nouvelle vie 6 . Les résultats globaux sont très instructifs. 60 % des sondés des PSEM, contre 36 % des pays de l’UE, souhaitent redémarrer une nouvelle vie chez eux. Par pays, les résultats sont encore plus surprenants. Ce sont les Hollandais qui pensent le plus à l’horizon « monde », 12 % seulement souhaitant refaire leur vie at home. Pour 43 % des sondés, la destination préférée est européenne, contre 13 % pour les Algériens. De l’autre côté du gradient, on retrouve les Israéliens, dont 66 % ne cherchent pas à recommencer ailleurs, loin de la terre promise. Par contre, l’attitude des Algériens (65 %), des Tunisiens (59 %) et des Portugais (48 %), traditionnellement des pays de migration, est pour le moins inattendue. On hésite à l’expliquer par les opportunités offertes sur place, la beauté de l’horizon partagée que portent les élites, l’efficacité des politiques anti-migratoires ou tout simplement le bon sens. On en tire, cependant, un enseignement précieux : le traitement des données sur la mobilité interméditerranéenne nécessite beaucoup de doigtée et de prudence parce que tout commentaire tendancieux réactive les fantasmes et amplifie les préjugés. Il n’y a pas de raison de se le cacher, jamais la Méditerranée n’a été soumise a autant de pressions. L’effondrement de l’État libyen, la combinaison des effets de la guerre civile en Syrie et l’installation sur le long cours d’un État ensauvagé sous les couleurs d’un khalifat islamique tout aussi mythique que barbare constituent les leviers de ce mouvement de grande ampleur. Ce qu’il faut noter, et ce que nous disent en creux les résultats des destinations préférées pour une nouvelle vie, c’est que le phénomène tel qu’il se donne à voir aujourd’hui est conjoncturel. Les déplacements sont plus subis que voulus.
Valeurs et représentations entre similarités et différences
Il était indispensable, dans une étude sur l’aire euroméditerranéenne, de prendre le risque de s’intéresser aux questions des valeurs et des représentations. Il était difficile de ne pas faire des hypothèses sur l’état des représentations par rapport à des thèmes comme le déclin des liens familiaux, la diffusion des processus de sécularisation, le rapport à la tradition et à l’autorité, sachant que ce qui sous-tend implicitement nos hypothèses est une conception particulièrement linéaire du changement qui fait de la modernité diffusée à partir de l’Europe des lumières un modèle incontournable.
Le traitement des données sur la mobilité interméditerranéenne nécessite beaucoup de doigtée et de prudence parce que tout commentaire tendancieux réactive les fantasmes et amplifie les préjugés
Il faut bien préciser que les valeurs sont des préférences collectives qui réfèrent à des manières d’être ou d’agir que des personnes ou des groupes sociaux reconnaissent comme idéales. La curiosité, la solidarité, la liberté, l’autonomie de l’individu, la patrie, l’obéissance, la religion etc. sont des exemples de valeurs. Nous espérions avec cette recherche non pas relativiser mais infirmer les hypothèses courantes et simplificatrices qui renvoient à un conflit des valeurs Nord/Sud sans prendre en compte les nuances. Dans un premier temps, nous avons demandé aux populations enquêtées de se déterminer par rapport à six valeurs : l’obéissance, la solidarité familiale, la curiosité et l’indépendance individuelle, le respect d’autrui et le respect de la religion. Les répondants devaient indiquer les valeurs qu’ils considéraient comme importantes dans l’éducation de leurs enfants. Dans un deuxième temps, nous leur avons demandé quelles étaient, d’après eux, les valeurs considérées importantes par les pays européens et quelles étaient, d’après eux, les valeurs que les pays du Sud et de l’Est méditerranéens privilégiaient. À chaque fois nous leur avons demandé de nous donner un premier et un second choix.
Globalement, les résultats de l’enquête sont très surprenants, si l’on excepte la question de la religion, qui dessine un clivage attendu entre pays européens et pays du SEM. L’importance accordée par la majorité des pays du SEM à la socialisation religieuse s’explique par des différences sur la place qu’occupe la religion dans le système normatif et son caractère stratégique dans la définition des légitimités politiques. À ce propos, on peut distinguer trois groupes : les pays de l’Europe du Nord, comme la Suède et l’Allemagne, qui laissent très peu de place à la religion dans l’éducation de leurs enfants (respectivement 1,6 % et 2,6 % des répondants), les pays ou la religion est sociologiquement importante mais n’est pas une affaire d’État, comme la Bosnie-Herzégovine, majoritairement musulmane, et d’autres pays européens, comme l’Espagne, la France, la Hongrie, et la Grande Bretagne. Dans ces derniers pays, les églises catholique, anglicane ou orthodoxe occupaient une position importante mais leur influence a tendance à baisser. Ces pays qui ont connu des processus de sécularisation très différents partagent cette constante : leurs élites ont assumé et porté le processus de séparation du religieux et du politique. L’incorporation de la religion dans le socle des valeurs à transmettre n’est pas prioritaire mais reste relativement significative (entre 6 % et 7 %). Le troisième groupe est constitué des pays du Sud et de l’Est de la Méditerranée. Les réponses oscillent entre 32 % pour la Syrie et 50 % pour l’Égypte. Ces résultats ne sont pas surprenants et ne se prêtent pas à une comparaison Nord/Sud. Une mise en contexte permettrait de les relativiser. Il ne faut pas oublier qu’on est en présence de systèmes politiques qui ont construit leur référentiel normatif sur une utilisation massive de la religion et que la socialisation religieuse est un objectif en soi. Même dans des pays qui avaient connu un moment de décléricalisation, comme la Turquie kémaliste et la Syrie baathiste, la religion n’a jamais été vraiment marginalisée.
Dans ce contexte, ce qui est surprenant est de voir qu’un Marocain et un Égyptien sur deux, et deux Libanais, deux Turcs et deux Syriens sur trois, considèrent que la religion n’est pas la valeur la plus importante à transmettre. Ce résultat relativise le mythe selon lequel la religion est la solution à tout, confirmé d’ailleurs par des enquêtes plus pointues sur la religion vécue au quotidien.
La distance entre les conceptions de soi, c’est-à-dire les valeurs que des répondants présentent comme étant les leurs et celles qu’ils pensent être celles des autres, est abyssale
Pour les autres valeurs (curiosité, indépendance, obéissance et solidarité familiale, respect de l’autre) la distribution des réponses dessine des affinités imprévisibles. La distance entre les conceptions de soi, c’est-à-dire les valeurs que des répondants présentent comme étant les leurs et celles qu’ils pensent être celles des autres, est abyssale. Les répondants sont souvent piégés par les stéréotypes quand il s’agit de formuler un point de vue sur l’Autre. L’Autre ici ne correspond pas aux catégories qu’on a nous-même conçu pour cette enquête (Europe/ SEM), sa présence comme indicateur de l’altérité commence au seuil de l’espace de l’État/ nation. D’ailleurs la principale conclusion à tirer de ce travail, c’est la force et la pérennité de ce principe identitaire, y compris au sein d’une entité comme l’UE. Pour expliciter ce constat nous traiterons de la question de la solidarité familiale.
La solidarité familiale un révélateur des fausses perceptions
Il est très courant, dans le prolongement des travaux sur la modernisation, de penser que l’une des tendances lourdes de la modernisation est l’émergence de l’individu comme acteur et de l’individualisme comme valeur. Le corollaire de cette évolution est une crise de la famille traditionnelle et un relâchement des liens de solidarité intrafamiliale. Paradoxalement, le groupe des pays où les répondants pensent que la solidarité familiale occupe une place marginale dans le corpus des valeurs à transmettre aux enfants est hétérogène. La majorité appartiennent à la zone du Sud et de l’Est de la Méditerranée (Maroc, Égypte et Syrie avec 7% de moyenne). Le groupe des répondants qui accordent une grande importance à la solidarité familiale n’est pas plus homogène : y cohabitent des pays comme la Hongrie (61 %), l’Allemagne (44,4 %), la Turquie (35 %), l’Espagne et la grande Bretagne (29,9%), la France (28 %), le Liban (21,3 %) et la Bosnie (20,3 %).
L’allongement de la scolarité, le chômage des jeunes, la crise du logement, l’absence de filets sociaux due à la faiblesse des politiques sociales montrent que le recours au soutien familial est indispensable aux équilibres sociaux
On peut faire plusieurs hypothèses pour expliquer ce paradoxe. Pourquoi les répondants des pays les moins développés pensent-ils que la solidarité familiale n’est pas importante, alors que l’observation empirique de leur réalité atteste du contraire ? L’allongement de la scolarité, le chômage des jeunes, la crise du logement, l’absence de filets sociaux due à la faiblesse des politiques sociales montrent que le recours au soutien familial est indispensable aux équilibres sociaux. Cette réalité, qui caractérise ces sociétés de débrouille, est probablement mal vécue parce qu’elle n’est pas valorisée par le discours sur la modernisation. La famille est souvent perçue comme un fardeau, voire un obstacle à l’émergence et à l’émancipation de l’individu acteur. La base de données offre d’autres possibilités que je n’ai pas ici le temps d’explorer. Ce qui est sûr, c’est que la question des valeurs continue de dessiner de multiples frontières entre le Nord et le Sud, les pays de l’Orient et de l’Occident méditerranéen, les pays à tradition catholique et ceux à tradition protestante, musulmane ou juive, les pays à passé colonial français et ceux à passe colonial britannique. Mais ces frontières sont mouvantes et largement impactées par l’actualité.
Quand on ramène les résultats au niveau de chaque pays, on sent une certaine discordance dans les regards et les jugements que ceux-ci peuvent porter les uns sur les autres à travers leur conception des valeurs dominantes chez autrui. On observe la résurgence d’un face-à -face entre des pays qui ont une histoire commune ou un vécu commun en cours, y compris à travers les interactions actuelles par le biais du conflit territorial, du tourisme ou de l’émigration. Ce face-à-face crée des effets d’attraction et de répulsion mais laisse entrevoir un air de famille méditerranéen.
Les résultats de ces enquêtes autorisent tous les espoirs concernant le rôle que peut jouer la Méditerrané pour être un espace d’entredeux, susceptibles d’accueillir le projet d‘une communauté de destin capable de relever le défi d’un monde nouveau. Dans sa fragilité écologique et sa richesse civilisationnelle, nous puiserons les réponses aux questions qu’on se pose aujourd’hui sur notre mode de vie, nos vrais besoins, nos vraies aspirations masquées dans les aliénations de la vie quotidienne.
