Le cinéma, les images, l’altérité et les jeunes

Tahar Chikhaoui

Théoricien de cinéma, Université de Tunis

Quiconque exerce le métier d’enseignant, d’animateur ou de tout autre activité impliquant les jeunes, a dû se rendre compte que le rapport qu’entretiennent ceux-ci avec le cinéma a totalement changé en même temps et dans la même proportion que le changement qui a affecté le rapport du cinéma avec les autres formes d’image. Les jeunes d’aujourd’hui, qui sont nés avec l’image, ne sont pas conscients de l’importance du cinéma comme vecteur d’altérité et apprentissage de l’autre et de soi-même. Ainsi, les difficultés pour communiquer, comprendre et s’exprimer augmentent, donc un travail d’éducation envers l’image cinématographique devient de plus en plus nécessaire.

A chaque fois que j’ai eu à rencontrer des jeunes, écoliers, lycéens ou étudiants, de part et d’autre de la Méditerranée, en Tunisie, en Algérie, en Italie, en France ou en Belgique, je n’ai pas pu m’empêcher, dans un mouvement naturel, de me mettre à leur place et de remonter le temps pour me remémorer le rapport que j’avais, petit, avec le cinéma. Je mesurais alors à chaque fois la distance qui nous sépare aujourd’hui des années 60 et 70. Le changement est considérable. Aux yeux des philosophes et des anthropologues, nous faisons partie de deux civilisations, la moderne et la post-moderne. Les enfants et les jeunes auxquels nous avons affaire ont connu la télévision avant le cinéma. Ceux de ma génération et moi-même avons connu le cinéma avant la télévision. Nous avons découvert le livre avant le cinéma alors que les jeunes sont nés avec l’image, ils n’ont connu le livre que bien plus tard. Cette inversion du parcours de l’apprentissage est sans doute plus accusée de ce côté de la Méditerranée que de l’autre. De plus en plus nombreux sont, ici, ceux qui jusqu’à l’âge de vingt ans, n’ont jamais connu le cinéma, c’est-à-dire qu’ils n’ont jamais connu la projection cinématographique dans une salle de cinéma. La situation du côté nord de la Méditerranée n’est pas radicalement différente. L’état du parc des salles de cinéma est bien meilleur que celui, sinistré, quoique à des degrés différents, dans les pays de la rive sud. Au-delà de ces écarts, somme toute modifiables dans un sens comme dans l’autre, la situation est fondamentalement la même. La différence est de degré et non pas de nature. 

Si nous ne prenons pas la mesure de ce changement de civilisation, si nous ne nous rendons pas compte des changements qui ont affecté la place, de plus en plus réduite, du cinéma dans le monde des images, celle, de plus en plus grande, des images dans le monde de la culture et par conséquent le rapport des jeunes au cinéma, nous ne pouvons pas réussir le travail de transmission qui nous incombe, que l’on soit animateur, enseignant, critique, cinéaste, opérateur dans le domaine de l’audio-visuel ou décideur culturel. Le cinéma comme vecteur d’altérité avait sa maison. Il fallait y aller. C’était à l’occasion d’une sortie que l’on découvrait le monde à travers l’imaginaire d’un cinéaste. C’était au prix d’un « voyage », certes symbolique, mais physique, réel (puisqu’il fallait sortir de chez soi) qu’on allait à la rencontre de l’autre. Les visages, les gestes, les mœurs, l’environnement culturel des Américains, des Italiens, des Français, je les ai ainsi découverts en allant voir des films d’action américains, des comédies italiennes ou des films intimistes français. Une découverte effectuée naturellement malgré ce que le cinéma a d’ostentatoire. Je découvrais sans savoir que je découvrais, de façon « sauvage » et libre. Sans contrainte. Mon imaginaire personnel, pétri de culture arabe, musulmane, bédouine et un peu citadine, nourri des histoires que me racontaient les miens s’alimentait aussi des histoires que je suivais au cinéma, de l’imaginaire des autres. J’habitais alors une ville de province, au nord ouest de la Tunisie, semblable en cela à bien d’autres Tunisiens, Algériens ou Marocains de mon âge… 

Les écrans deviennent de plus en plus petits et, paradoxalement, de plus en plus remplis

Aujourd’hui, pour les jeunes de moins de vingt ans, les images, vecteur de cette altérité, viennent à la maison, sont déjà là, précèdent la naissance. Les jeunes n’ont pas besoin d’  « aller » voir l’image de l’autre. Celui-ci est déjà là non pas uniquement porté par l’imaginaire d’un auteur mais présent dans d’autres formes de représentation, émissions de jeu, reportage, information, feuilletons, téléfilms et parfois, plus secondairement, films de cinéma transmis par la petite lucarne ou édités en dvd. Cette présence plurielle et multiforme de l’autre apporte moins d’altérité. Elle est visuelle avant d’être mentale. Une altérité comme « imposée », domestique, domestiquée, molle. L’autre n’a pas sa maison propre, il est déjà chez moi. Ce « déjà-là », la primauté de l’image sur l’idée et ses différentes manifestations formelles créent une situation nouvelle que les hommes et les femmes de ma génération n’ont pas connue. 

Ce changement qui peut être considéré comme une régression culturelle ne l’est pas forcément. S’il en a l’air ou s’il est accompagnée d’un réel recul des mentalités c’est parce qu’il est survenu brutalement, uniquement gouverné par des considérations économiques. En tout cas, il devance largement sa prise en charge par la pensée. Le rythme de la réflexion et de l’accompagnement intellectuel sont dans ce domaine nettement en deçà de la réalité. L’accélération des transformations technologiques est telle qu’il est en effet malaisé de toujours suivre le mouvement, d’y voir clair et d’envisager de vraies stratégies d’éducation, d’apprentissage ou d’action culturelle. Les écrans deviennent de plus en plus petits et, paradoxalement, de plus en plus remplis. Plus l’écran se rapetisse plus son contenu est quantitativement important et plus le spectateur intervient dans le choix de ce qu’il regarde. La compréhension de ce phénomène est essentielle. En une cinquantaine d’années nous sommes passés du grand écran au petit écran, de l’écran de télévision à celui de l’ordinateur, de celui de l’ordinateur à celui du téléphone portable. Parallèlement, nous sommes passés du film unique avec un début et une histoire, limité dans le temps, aux images de télévisons multiples et ininterrompues et de celles-ci à un ensemble encore plus larges d’images, de son, de texte, de paroles, de musique via les ordinateurs. Maintenant on est en passe d’aller, avec les téléphones portables, vers des écrans minuscules où il y a encore plus de choses. Au cinéma, le spectateur n’a aucune prise sur la projection ; même le projectionniste ne peut pas arrêter momentanément l’image. Le dispositif ne le permet pas. Devant la télévision, on choisit l’émission que l’on veut voir. L’intervention de l’usager s’est étendue avec l’ordinateur. On peut modifier le programme. Avec le portable, le spectateur est en même temps l’opérateur. L’appareil inventé par les frères Lumière était à la fois une caméra et un projecteur. Ces deux fonctions sont de nouveaux réunies mais avec des possibilités bien plus larges. 

C’est pour cela que nous assistons à un progrès considérable mais qui se présente en même temps comme un recul. L’image se mélange avec le visuel, l’auteur se confond avec l’usager. Un bond considérable en avant avec des risques énormes de confusion. La liberté de plus en plus grande de manœuvre de l’usager n’est pas toujours accompagnée d’un choix diversifié. Toute action d’apprentissage au cinéma devrait tenir compte de cette réalité. Il m’est arrivé dans mon activité d’enseignant de cinéma et d’animateur de ciné-club, aussi bien en Tunisie qu’ailleurs, en Italie ou en Algérie, de me trouver confronté à d’énormes difficultés à chaque fois que j’ai eu à présenter un classique du cinéma devant des élèves ou des étudiants. L’attrait qu’exercent sur moi les chefs d’œuvre du cinéma rencontre peu d’écho auprès de mes étudiants. Sans doute cela a-t-il à voir au caractère ou au goût mais force est de remarquer que le lien que j’ai avec les films est différent, dans sa nature même, de celui des jeunes auxquels j’ai eu affaire. Dans une salle de cinéma on entrait dans le monde d’un cinéaste. On levait la tête dans une posture d’adoration des « dieux » du cinéma. Le monde est aujourd’hui littéralement entre les mains des jeunes. Ils le portent, le manipulent, le mettent dans la  poche. Non pas le monde imaginaire d’un auteur mais le monde virtuel de l’opinion.

Le monde est aujourd’hui littéralement entre les mains des jeunes. Ils le portent, le manipulent, le mettent dans la poche

Le grand paradoxe de notre époque est que le sentiment de porter le monde (virtuel) se contredit avec la difficulté d’être dans le monde (réel) et pour les jeunes d’ici, avec la difficulté de circuler dans le monde. L’ironie veut que le mot employé pour l’investigation dans Internet soit « naviguer ». Or pour la plupart d’entre eux traverser le petit bassin qu’est la Méditerranée relève du saut dans le vide. Quand on est jeune en 1970, le sentiment d’entrer dans le monde imaginaire d’un cinéaste n’avait rien à voir avec le fait de traverser physiquement les frontières. Deux régimes de transport distincts mais non contradictoires. D’un côté, déplacement dans l’espace, moyennant effort physique, de l’autre projection dans l’imaginaire,  moyennant dépense psychique. Aujourd’hui, les deux régimes se confondent d’autant plus que naviguer dans Internet ne relève pas de l’expérience imaginaire, mais d’une forme exacerbée de voyage, où on « arrive avant de partir » selon l’expression de Paul Virilio. Mais contrairement à l’adage populaire, qui peut le plus ne peut pas le moins ; le cyber-voyage est d’une aisance inversement proportionnelle au voyage réel. La désacralisation touche au désenchantement, voire à la haine. Cette haine de l’autre, des autres qui implique toujours la haine de soi, s’accompagne de plus de haine de soi. Dès lors que le monde t’appartient, détester le monde c’est se détester soi-même. Détruire l’autre passe par l’autodestruction.

L’apprentissage au cinéma doit tenir compte de cette réalité. J’ai toujours considéré le plaisir du cinéma, le plaisir d’en voir et d’en faire, comme un antidote à cette haine. Aussi ai-je toujours considéré qu’une vraie transmission de la culture cinématographique à l’adresse des jeunes devrait tenir compte des considérations suivantes :

  • Il est important de faire un travail sur le rapport du monde virtuel avec le monde réel, d’en investiguer toute la complexité. Les deux écueils auxquels on est confronté sont le technologisme futuriste au nom duquel on aurait tendance à considérer le rituel de la salle comme dépassé et la nostalgie ringarde de ceux qui méprisent l’apport incontestable des nouvelles technologies. Dans le domaine précis du cinéma, il s’agit de distinguer entre le film et le cinéma, entre visionner un film (en dvd) et voir un film (au cinéma) et de tirer parti du nouveau partage qu’impose le numérique, notamment en termes pédagogiques. Cette distinction a d’ailleurs existé, sous une autre forme naturellement, dès l’aube du cinéma, elle sépare le kinétoscope de Thomas Edison du cinématographe des frères Lumière. Elle implique deux postures spectactorielles : regarder seul, en retrait, et regarder avec les autres selon un rituel organisé socialement. La signification du même film n’est pas la même selon qu’on est dans un régime ou dans l’autre. 
  • Bien se rendre compte que la production cinématographique mondiale souffre d’un déséquilibre inadmissible. La production d’images en provenance du sud du monde est insignifiante. D’où la nécessité de faire connaître les cinématographies minoritaires dans les écoles, dans les ciné-clubs, dans les festivals du nord. Mais bien se rendre compte en même temps que la faiblesse de cette production est le pendant de la marginalité des films singuliers par rapport aux films formatés. Il ne s’agit pas, sous prétexte de réparer l’injustice, de « ghettoïser » les films du sud. Mais de les faire connaître au même titre que les films minoritaires qu’ils soient du nord ou du sud. Le film italien de qualité est aussi absent des écrans du Maroc que le film marocain de qualité des écrans de l’Italie. Faire très attention à ne pas abandonner le domaine de l’art au profit d’une conception culturaliste, misérabiliste qui sous des dehors généreux nivellerait tout et, paradoxalement, nuirait à la cause défendue, celle des cultures minoritaires.
  • Sans chercher artificiellement à ramener les jeunes en arrière et à les culpabiliser quant à la désacralisation du spectacle, il faudrait  pouvoir les amener à distinguer entre l’œuvre d’art et l’information. Distinction d’autant plus complexe que les frontières entre fiction et documentaire sont de plus en plus ténues. La distinction fiction/documentaire ne recoupe pas la distinction art/information. Le développement vertigineux des nouvelles technologies de la communication brouille la vue et noie l’image dans le tout visuel. Un travail de culture cinématographique autour des grands chefs d’œuvre du septième art du passé et du présent, fictions et documentaires, est nécessaire, décliné selon des modalités différentes appropriées aux lieux et aux cadres concernés (l’école, le ciné-club, la faculté, la presse, etc.)
  • Plus spécifiquement travailler sur (avec) la traduction, doublage et sous-titrage. Un film peut se construire à partir d’un matériau culturel étranger, des habitudes, des gestes, des comportements différents de ceux du spectateur. La langue est l’un de ces éléments différents. Elle est soit traduite, le film est alors doublé, ce qui est courant, soit maintenue, le film est alors sous-titré, cas moins fréquent mais plus respectueux de l’original. Confronter les deux expériences est utile. Non seulement on prend la mesure de la différence linguistique qui sépare le film de son spectateur mais cela permet aussi de se rendre compte de la complexité  du rapport de l’image avec la langue parlée et écrite, celui de l’acte de lire et avec celui de voir.

Le fait d’avoir eu à animer des séances de ciné-club avec des jeunes tunisiens à l’intérieur du pays, loin de la capitale et des centres urbains et des séances en Italie dans des villes comme Padova, Verone ou Bari m’a amené à considérer que tout compte fait les problèmes sont les mêmes. Les résistances à l’art, et plus généralement à l’altérité dans son double sens artistique et culturel, sont plus coriaces chez les moins jeunes. Ce qui signifie que le travail de transmission doit commencer très tôt. Dès l’école primaire. Mais faut-il le souligner il doit être assuré par des « passeurs » selon la belle expression de Serge Daney ouverts aux nouvelles mutations et conscients des profonds enjeux culturels de notre époque.

L’image fonctionne le plus souvent comme un moyen de communication que comme un espace de création

Jamais l’image n’a eu une telle importance dans notre environnement. Elle est partout, quotidienne, banale. Elle fonctionne le plus souvent comme un moyen de communication que comme un espace de création. Son usage obéit à la logique de l’information généralisée. Ses moyens de diffusion, la télévision, la vidéo, internet, la téléphonie portable se développent à une vitesse qui rend difficile la distinction des contours de la sphère de la création. La connaissance de ces mutations ne se développe pas au même rythme. C’est pourtant cette connaissance qui nous permettra de discerner les nouvelles frontières entre les différents usages de l’image. Comme la peinture et le dessin, la photographie d’art, le cinéma, les arts visuels seront les formes privilégiées du langage de l’image. Ils constituent les nouveaux territoires de la création artistique, les hauts lieux de l’altérité. C’est là que nous attendent les jeunes.