L’assemblée
« Les parents n’en savent rien ? Non, ils dorment. » Le message fut posté sur les réseaux sociaux. Des milliers de petits corps se faufilèrent dans les rues noires de Marseille. Ils approchèrent de la Calanque, furent accueillis par un cordon de petites mains. En bas, sur les roches, on avait étalé couchettes, tissus épais, matelas, tapis. Sur la pierre la plus haute, on avait accroché une petite affiche. En lettres rouges : « L’Assemblée. » Quelques lampes étaient pointées vers cette estrade improvisée. Tout se fit dans un calme plat, on n’entendait que le fracas de l’eau contre la roche. Une petite fille se mit face aux paupières écrasées et pyjamas fripés.
—Nos pères nous ont trahi. Ils creusent notre tombe. Ni enfance, ni joie, ni futur. Ils nous abandonnent avec une terre asséchée, des nations endeuillées, des eaux polluées, des sols bétonnés ! Ici, à cette tribune, nous réclamons à nos pères et mères le respect de la terre, du vivant, des dignités humaines.
Vingt mille petites mains s’élevèrent à l’unisson. Un frisson éveilla les visages encore endormis.
—Plus rien n’est vierge ou intouché. Des réserves naturelles protégées ? Promesses vaines ! Les nations engagées ? Foutus leurres ! Une lutte ? Mensonge ! A notre naissance, aux premiers cris, tout était joué. Voyez ce bout de plastique qui flotte dans cette crevasse d’eau, c’est l’excrément ultime, la matière fécale qui ne périt pas, le déchet qui susurre la mort ! Décomposé, découpé, détaché, il s’effrite et conquiert chaque passerelle du vivant. Partout il fait la loi, ce bout de plastique ! Tout s’étrangle, tout se tait face à lui, et la baleine éventrée, mourante, étouffante, empiffrée de déchets, vous l’avez vu, elle est échouée, morte. Du jamais vu ! Alors, dès aujourd’hui, nous déclarons l’Assemblée des Enfants Une et Indivisible. L’enfance ne sera plus innocente, elle sera vindicative. Fini les câlins, les rires, l’amour à l’égard de vos géniteurs. Fini la chaleur humaine, les plaisirs familiaux, les douces joies. Plus rien ! Exigez, chaque jour, avec un visage de pierre, un ton aigri, et des propos crus, qu’ils cessent de suite leurs agissements. Plus aucun écart ne leur sera accepté. Les véhicules ? Cabossés. Les achats superflus ? Subtilisés. Les déchets non recyclés ? Sous leur lit ! Les fruits et légumes importés ? Dans la machine à laver ! Dès demain, bloquons les routes, exposons toute la bêtise. Soyez solidaires, fusionnels, agissez, sans hésiter, sans craindre, nous serons plusieurs milliers, plusieurs millions, et notre masse aura raison d’eux !
Vingt mille petites mains acclamèrent à l’unisson l’oratrice. La vidéo diffusée en simultané sur les réseaux sociaux frappa une audience plus large. Sous chaque couette, dans chaque lit, sous chaque toit, un petit visage, 154 L’assemblée Ismail Hamoumi un sourire frêle, deux petits yeux écarquillés face à la scène.
—Je sais que je vous demande beaucoup. Les sucreries, oubliées. Les plaisirs, asséchés. Les coups, probables. Les punitions, certaines. La peine sera grande, leur colère tout aussi cinglante. Mais tenez, tenez bon. Pensez à la vie, aux petits êtres, à votre eau, votre terre, aux forêts et champs. Les adultes sont devenus fous, assommés par leurs fantasmes et désirs insensés. Accumuler, accumuler, et pourquoi donc ? Pour ne rien nous laisser ! Nous n’avons rien d’autre si ce n’est notre futur. Pas de passé à pleurer, pas de présent à regretter. Et partout, dans les villes, les villages, où que vous soyez, rassemblez-vous, faites union, condamnez d’une même voix les supplices, manifestez, écrivez, agissez. Ne soyez pas de pierre, ne soyez pas complice des errements de nos parents ! Avant de conclure, je dois rappeler un point. Notre lutte porte sur la dignité humaine. Voici un ami qui a un message pour vous à ce sujet.
Un jeune s’avança. Aveuglé par les torches, il leva brièvement la main pour saluer les sourires. Il était plus brun, avait la peau plus ferme, semblait maigrichon.
—Je suis Syrien. J’ai fui et traversé la mer seul. Mes parents sont morts sous les bombes. J’ai erré sur les eaux, habits dépareillés, visage asséché, cernes profondes, rides creusées, bras décharnés et teint maladif. Nous nous sommes échoués sur la côte Italienne. On a refusé de prendre mes empreintes pour la demande d’asile. J’ai dû aller à Ventimiglia et j’ai traversé la frontière, la nuit, par les flancs rocheux de la Roya. Le sol était meuble, on s’enfonçait à chaque pas. Un des jeunes est mort, tombé dans un ravin invisible. On a entendu son meuglement, ses os qui craquaient. En France, j’ai pris le premier train pour Marseille. J’ai peur, chaque jour. J’ai demandé l’asile, mais rien n’avance. Les adultes sont sans coeur. Ils m’ont balloté dans les eaux, trainé dans la boue, emmerdé dans les camps. Ils ne savent faire qu’une chose, remplir des feuilles, suivre des procédures, épuiser les dépourvus. Sauvez-vous, aidez-nous, brusquez-les. N’abandonnez pas votre pays à des personnes n’aspirant à rien. Ils n’ont plus rien à offrir, ni la force des rêves, ni l’énergie des désirs.
Les petites mains s’agrippèrent à la roche et firent des chaines humaines. On quitta la Calanque, et il ne restait rien sur la pierre, si ce n’est l’affiche aux lettres rouges. Les réseaux sociaux s’animèrent, pris d’une brusque folie. Chaque groupe d’amis s’organisait. Partout, on préparait les festivités du petit matin.
Au réveil, chaque maison était dépouillée. Les rues étaient bloquées par des monticules d’objets apposés et brisés dans la nuit. Ecrans défoncés, grille-pains aux ressorts tordus, cafetières aux raccordements limés, aspirateurs bouchés, consoles détachées, véhicules tagués et rayés, boites de compost trônant sur le lit des parents, cartes de fidélité découpées au ciseau, cigarettes enterrées, tables en plastique brisées, babioles dépecées. On entend des cris, des coups, des rugissements, des disputes, des crises, et chaque famille, affolée, terrifiée, se brise, se déchire, se saisit du môme et le secoue, comme une tirelire sans un sou. Plus rien dans les habitations, tout est étalé, sur le sol, à la vue de tous, entrailles puantes de la modernité. Les enfants accourent dans la rue, le message est passé. On fait des farandoles, des crèches, comme les bébés pingouins, on se serre les uns aux autres et on fait face à la colère des vieux cons. Chaque groupe, encerclé, tient bon, et l’hystérie, la violence, rien ne peut contre ce cercle enragé, ces petites mains tenant bon, ces rires, pleurs, et les réticules qui filment la scène, publient, démontrent, fustigent. Ici, un coeur vaillant élève la voix, se porte devant et lance :
—Notre enfance est brisée, pillée, maudite par vos faits. Nous ne voulons plus de ce confort destructeur. Assez ! Regardez ces tas, inutiles, brouillons, vains. Assez ! Nous avons déclaré la Quaderns de la Mediterrània 30-31, 2020: 153-157 155 fin de l’enfance insouciante et ignorante, vous ne nous volerez pas nos rêves, notre avenir.
La grève générale des enfants fut lancée le jour-même. Le remue-ménage avait échauffé les esprits et secoué les gouvernements. Les parents, trop occupés à gérer leurs gosses, n’ont pu aller aux bureaux. Les politiciens, ouvriers, officiers, policiers, financiers, chercheurs, professeurs, maçons, charpentiers, informaticiens, personne n’avait pointé. Des chaines d’enfants bloquaient les routes, assis à même le bitume, tenant la barricade, coute que coute. Les usines vides, les ministères désertés, les aéroports délaissés, les stores baissés, les axes paralysés, les entreprises ralenties, les banques inoccupées. Après les premières heures d’incompréhension, violence et surprise, le message fut progressivement saisi. Le gouvernement, confus, ne sachant trop comment s’exprimer face à la grogne des enfants, resta muet et convoqua une réunion d’urgence.
—Je n’y comprends rien.
—Moi non plus.
—Il faut les entendre, il est temps de changer.
—Et quoi, des enfants dicteraient donc la marche à suivre !
—Ridicule.
—C’est vous, coincé sous vos vestons.
—Du calmes messieurs les ministres.
—Monsieur le Président, c’est un calembour, une pitrerie enfantine.
—Et que dites-vous de la paralysie en Espagne, Italie, Suisse, Allemagne, Corée, Chine, Malaisie et la liste s’allonge.
—Je n’y comprends rien.
—La bourse souffre, il faut mettre un terme à cela.
—Et comment !
—Cessez donc de vouloir étouffer ces gosses, écoutons-les !
—C’est absurde.
—Qu’ils retournent aux bancs de l’école.
—Ne vous exprimez pas ainsi.
—Voyons messieurs, du calme.
—Ma fille a tout jeté par la fenêtre, tout !
—Vos affaires privées n’ont pas à être exposées.
—Ah je vous jure ! La cacophonie prit encore plusieurs heures. On manquait d’hommes et femmes partout. On s’organisait avec peine. Tout le monde finit à la rue, parents, célibataires, enfants, couples. L’heure du déjeuner vint. On distribua fruits, légumes, riz et eau. Les sympathisants dansaient et partout on chantait. On tenta de les raisonner mais en vain. Solidaires, s’attrapant par la main, sacs à dos Winnie l’Ourson, baguettes magiques de Clochette, pyjamas zébrés, pantoufles bouffies, vestons Reine des Glaces et salopettes Martin Matin, les rêves s’étaient emparés des rues et les couleurs avaient pris le pas sur la colère.
—Monsieur le Président, il faut accompagner ce changement.
—Nous avons un cap. —Brisez-le, écoutez les enfants. Les rêves, les joies, les désirs. Le superflu, renversons tout !
—Cessez de nous les briser.
Chaque pays eût sa marée de mômes turbulents. Les plus développés eurent leurs entrailles puantes déversées. Les moins développés furent plus malicieux. Au Soudan, les enfants s’étaient joints aux moins jeunes et Kandaka haranguait la foule avec ces petits frères et soeurs.
—Que les peuples oppressés se soulèvent, leurs enfants auront le dernier mot. Fini les magouilles, fini la dérive, apprenons des petits la marche à suivre. Rêvons, souhaitons, agissons. Un gouvernement écrasé, un système corrompu tremblant, et demain, des valeurs, des joies, du respect, de la citoyenneté, partout. Plus aucun manquement sera toléré. Les droits respectés, les richesses mieux distribuées, la nature protégée, voilà les jours heureux. Pourquoi gaspillons-nous tant d’énergie et d’efforts pour empiffrer les dindes au pouvoir ? Cessons de suite tout, asséchons-les, ne leur donnons plus rien, épargnons, épargnons n’achetons que l’essentiel, l’eau, la nourriture, rien d’autre ! Ils verront bien la valeur du peuple !
À Marseille, la Calanque grouillait de gosses. Greta avait traversé l’Europe en train pour rejoindre l’épicentre. Partout, la foule acclamait son passage. Arrivée à Marseille, une ovation fit tremblée la ville. A la Calanque, on rugissait de joie. Petites jupes, salopettes, collants et bas, tout sautillait gaiment.
—Enfants, n’abandonnons rien. Enfants, ne cessons rien. Enfants, ne leur cédons rien. Enfants, nous tenons l’avenir d’une main ferme. Enfants, ne laissons plus rien à la bêtise des adultes. Enfants, ouvrons leurs coeurs et âmes. Enfants, soyez fiers !
Le gouvernement, encore en réunion, s’écharpait violement devant le discours de Greta.
—L’ordre, personne ne veut le rétablir !
—C’est bien normal, ce jour est historique.
Enfin un peu de temps, enfin quelques heures de répit, du temps pour réfléchir.
—Monsieur le Président, il faut un message fort.
—Vous n’avez pas tort.
L’assemblé de cravate nouée resta circonspect. Il mit fin à la réunion et rentra dans ses appartements. Les médias s’étaient emballés, inquiets et frétillants. Un message fût partagé, le discours serait donné dans quelques heures. Partout, les marées d’enfants, accompagnés de leurs parents, poursuivaient leur besoin de justice. Les supermarchés furent vidés de toute chose superflue ou polluante. Des bacs de biscuits, crèmes au chocolat, boissons gazeuses, détergents, tout fut étalé sur le sol, jeté, écrasé, vidé, entassé. Les concessionnaires automobiles tagués, les transports en communs couverts de fleurs. « N’abandonnons rien ! » La nuit s’annonçant, on avait ramassé du bois, du charbon, et des feux furent allumés au milieu des routes. On se rassembla autour de la radio. La voix du Président grésilla soudainement.
—Je vous dois un discours. Je devais parler à la nation mais la conjecture m’amène à donner, à ma fille, le soin de vous présenter mon opinion.
Elle s’installa aux côtés de son père sur un petit escabeau.
—Français, Françaises. Historique, surprenant, naturel, puissant, exemplaire. Voici les mots qui me viennent face à l’action des plus jeunes d’entre nous. Les enfants nous ont fait une leçon fondamentale de citoyenneté et lucidité. Le citoyen est avant tout un rêveur, un ardent croyant, un combattant au quotidien. Il ne cède rien à l’obscurantisme, à l’avarice, à la perte de sens. Le citoyen exige le meilleur et il le démontre. Nos démocraties se sont endormies et assoupies par une succession dramatique de complaisances et insuffisances. Les enfants nous ont dit : arrêtons, cessez, reculons, respirons, réfléchissons, fêtons la vie, ne nous réjouissons plus de notre démesure, de notre folie. Tout fut jeté au sol, tout se révéla vain. Depuis plusieurs décennies, nous avons accepté d’assoir nos richesses sur l’écocide et la souffrance. Aucune rationalité ne devrait se satisfaire des maux des uns ou des hémorragies affligées à notre environnement. Emplois sous-payés, nature sur exploitée, nations opprimées. Les intérêts particuliers priment sur la raison collective et des voix innovantes se sont élevées. Ce jour historique a abouti, plus rien ne sera pareil.
Elle sourit à la caméra, plia la feuille, dit.
—Je me permets papa. Enfants, soyez fière de vous. Je veillerai au grain. Le président est de votre côté, je le connais, il n’est pas méchant, c’est mon papa.