Co-édition avec Estudios de Política Exterior
Grand angulaire

Les protestations de 2022 en perspective et en prospective

Luciano Zaccara
Professeur de recherche au Centre d’études du Golfe de l’université du Qatar et professeur invité à l’université de Georgetown au Qatar
Protestation contre la réélection de Mahmoud Ahmadinejad lors des élections présidentielles de juin 2009, dans le cadre de ce que l’on appelle le Mouvement vert.
Getty Images

L’Iran moderne a été le théâtre de nombreux mouve­ments politiques et sociaux qui ont surgi en réponse à des événements ou des situations spécifiques, et se sont matérialisés sous la forme de manifestations popu­laires. Depuis le XIXème siècle, les protestations ont été un outil habituel pour que les citoyens expriment leurs demandes et leur opposition aux décisions politiques et économiques du gouvernement, et pour exiger des ré­formes et des changements dans le système politique, que ce soit sous le règne des dynasties Qajar (1789- 1925) et Pahlavi (1925-1979) ou après l’établissement de la République islamique en 1979. Malgré les diffé­rentes crises de légitimité qui ont marqué l’Iran républi­cain, la République islamique est restée stable. Dans ce contexte, les mobilisations qui ont débuté après la mort de Mahsa Amini le 16 septembre 2022 ne sont pas les premières et ne seront pas les dernières, mais elles ont à nouveau remis en question la relation entre la socié­té et le pouvoir politique en Iran. Bien qu’elles n’aient pas compromis les piliers du système, ces protestations ont eu un impact significatif sur la politique iranienne, et leur analyse contextualisée permet de mieux com­prendre les demandes et les besoins de la population, ainsi que l’orientation future du pays.

Les protestations avant la révolution islamique

Parmi les protestations les plus notoires du XIXème siècle figure la Révolte du tabac de 1890, dirigée par les ba­zaris, l’élite commerciale locale qui était directement touchée par l’octroi du monopole du tabac au Royaume- Uni par le chah Nasser al Din en mars de cette année-là. Cependant, ce sont les religieux chiites qui ont tiré parti de la protestation par le biais d’une fatwa émise par le Grand Ayatollah Mirza Hassan Shirazi en juillet 1891, qui invitait la population à boycotter la consommation et le commerce du tabac, ce qui a eu un effet important sur l’économie du pays. La pression populaire a contraint le chah à annuler la concession en janvier 1892 et à verser une compensation à la société britannique, marquant ainsi un jalon dans la capacité du clergé chiite à mobili­ser la population et à obtenir des gains politiques.

En 1905, un mouvement politique est né à Tabriz et s’est rapidement propagé à d’autres villes, donnant lieu à la Révolution constitutionnelle. Ce mouvement était motivé par le mécontentement à l’égard du règne du chah Muzaffar al Din et par la demande d’une plus grande participation des citoyens au processus poli­tique. Les bazaris, les religieux et les groupes libéraux et constitutionnalistes se sont unis pour demander la création d’une assemblée qui limiterait le pouvoir abso­lu du chah et permettrait à l’élite commerciale, cléricale et foncière de participer aux décisions politiques. Ce mouvement a marqué un changement majeur dans la politique iranienne, qui avait historiquement été domi­née par le pouvoir monarchique. La sensibilisation et la participation croissantes des citoyens, sous la conduite des classes commerciales et religieuses, ont abouti à la création d’une Constitution qui établit la séparation des pouvoirs et la participation des citoyens à la politique. La Révolution constitutionnelle permit également une plus grande ouverture à la modernisation et au progrès en termes d’éducation, de technologie et d’économie. Il faut noter que la Révolution constitutionnelle a été un processus complexe, non exempt de tensions et de conflits. Malgré les avancées en termes de création d’une assemblée législative et d’une Constitution, la stabilité politique n’a pas été immédiate et le pouvoir monarchique est resté un acteur majeur. Cependant, elle a jeté les bases des futurs changements politiques et sociaux en Iran, et est devenue un exemple pour d’autres mouvements révolutionnaires dans le monde, nés de protestations et de manifestations populaires.

Entre 1951 et 1953, l’Iran connaît d’intenses troubles politiques et sociaux qui génèrent des mouvements d’opposition entre les forces nationalistes et pro-occi­dentales. Dans ce contexte, le triomphe des positions nationalistes menées par Mohammed Mossadegh, à travers le parti du Front national, a été fondamental pour contraindre le chah Reza Pahlavi à accepter la décision de nationaliser l’Anglo-Iranian Oil Company, dont le contrôle par le Royaume-Uni était considéré comme préjudiciable à la souveraineté et à la popula­tion de l’Iran. Cependant, quelques années plus tard, la grève des travailleurs des transports et du pétrole, ainsi que les manifestations dans les rues soutenues par les gouvernements américain et britannique, font pencher la balance dans la direction opposée et affaiblissent la position de Mossadegh, entraînant sa destitution et son arrestation, ainsi que la fin de l’autonomie du Parlement. Avec l’octroi du pouvoir absolu au chah, c’est la fin de la nationalisation du pétrole et la restauration du pouvoir des intérêts occidentaux en Iran. Ce conflit a eu comme conséquence la consolidation d’une élite militaire et commerciale qui a bénéficié de la coopération avec les intérêts occidentaux. Il a également mis en lumière les tensions politiques et sociales qui ont constitué un élé­ment central du développement historique de l’Iran.

La participation de divers acteurs sociaux, l’émergence de leaderships charismatiques ou l’utilisation de la religion sont des caractéristiques récurrentes des protestations

La révolution islamique de 1978-79 a été un proces­sus historique complexe impliquant différents acteurs politiques, sociaux et religieux. À partir de 1977, des mobilisations contre le régime du dernier chah Reza Pahlavi ont commencé. Les groupes d’opposition ré­clamaient une plus grande liberté politique et la créa­tion d’un système plus juste et plus équitable, ce qui s’est heurté à une répression massive. Le mouvement révolutionnaire était largement dirigé par les religieux chiites, qui disposaient d’une forte base sociale et d’une structure organisationnelle bien établie dans le pays. La figure la plus éminente et la plus charismatique de ce groupe était l’ayatollah Rouhollah Khomeini qui, depuis son exil en France, appellait à la mobilisation populaire contre le chah, en alliance avec divers groupes poli­tiques. La révolte s’est caractérisée par une forte polari­sation politique entre l’opposition autour de Khomeini et les partisans du régime du chah, les forces de sécurité et les élites commerciales et foncières qui avaient sou­tenu son gouvernement. Après sa chute en février 1979, la République islamique a été établie, devenant ainsi la première et encore la seule République islamique de ce genre. Le nouveau système politique accorde un rôle prédominant au clergé chiite, qui contrôle une grande partie des institutions gouvernementales et judiciaires. Les groupes politiques et sociaux qui avaient participé à la révolution ont été progressivement marginalisés ou éliminés du pouvoir, ce qui n’a pas contribué à réduire la polarisation politique ni à faire taire définitivement les revendications populaires.

Les protestations citoyennes qui ont conduit à la Ré­volution islamique, ainsi que les précédentes, illustrent leur rôle de catalyseur de changements significatifs dans le système politique et social du pays. De plus, leur analyse nous permet d’identifier les schémas récurrents dans les mobilisations, tels que la participation de di­vers acteurs sociaux, l’émergence de leaderships cha­rismatiques, l’utilisation de la religion comme moyen de mobilisation et leur impact sur la stabilité du système politique et sur la relation entre le gouvernement et la société, qui se répéteront pendant la période républi­caine inaugurée en 1979.

Les protestations sous la république islamique

Depuis 1979, l’Iran a connu de nombreuses protesta­tions populaires dans les rues, qui ont fait l’objet d’une répression plus ou moins forte. Parmi celles-ci, les ma­nifestations d’étudiants de 1999, sous la présidence du réformateur Mohammad Khatami, sont particulière­ment significatives. Elles ont débuté après la fermeture par le pouvoir judiciaire du journal réformateur Salam et l’appel des étudiants à une mobilisation générale sur les campus du pays. Bien que les manifestations n’aient duré que deux semaines, l’événement le plus tragique de la répression a été l’entrée des forces de sécurité dans les dortoirs universitaires de Téhéran le 9 juillet. Si les chiffres officiels font état de la mort de trois étu­diants à la suite de la répression, d’autres témoignages font état de cinq à 17 morts et de 1 000 à 1 500 arresta­tions. Ces mobilisations ont représenté la fin du projet réformiste initié sous la présidence de Khatami en 1997, ou du moins ont clairement marqué les limites structu­relles de la réforme du pouvoir et de la structure insti­tutionnelle.

Les manifestations de 2009 ont représenté un mo­ment critique dans la politique iranienne et ont duré remarquablement longtemps par rapport à d’autres. Le Mouvement vert a débuté en réponse à la réélection controversée de Mahmoud Ahmadinejad aux élections présidentielles de juin 2009. Les manifestants ont allé­gué une fraude électorale et ont exigé le respect du droit de vote. Les manifestations ont eu une participation massive et pacifique principalement à Téhéran, et ont été réprimées avec véhémence par les autorités, qui ont fait usage de la force pour empêcher les gens de se ras­sembler dans les lieux publics lors de dates spécifiques du calendrier officiel iranien des célébrations.

Le mouvement de 2009 a impliqué un large éven­tail de la société, notamment des jeunes, des étudiants, des professionnels, des réformistes et des partisans du clergé. Les médias sociaux ont joué un rôle clé dans sa diffusion et son organisation, ce qui a conduit le gou­vernement à bloquer et à contrôler l’accès à Internet et aux réseaux sociaux. Selon les chiffres officiels, il y a eu entre 36 et 75 morts, bien que d’autres sources suggèrent que le nombre réel pourrait être plus élevé. De plus, plus de 4 000 personnes ont été arrêtées et de nombreux politiciens réformateurs et partisans du pré­sident Khatami ont été soumis à des procès sommaires. Pendant les manifestations, la jeune Neda Agha-Soltan, qui avait été tuée à proximité d’une manifestation le 20 juin, est devenue un symbole des manifestants et des opposants, tout comme Mahsa Amini l’est devenue de­puis septembre 2022. La virtualisation du mouvement n’a pas empêché sa quasi-disparition, du moins à l’inté­rieur de l’Iran, bien que les protestations aient duré au moins huit mois, de juin 2009 à février 2010.

Malgré cela, le mouvement de 2009 est toujours considéré comme un moment historique de la politique iranienne, car il a montré la détermination et la force de l’opposition et mis en évidence les tensions politiques et sociales dans le pays. Par ailleurs, la crise de légitimité de la République islamique est devenue évidente, car les manifestations ont été menées non seulement par des étudiants et des jeunes, mais aussi par des politiciens réformistes, des chefs religieux et d’autres groupes so­ciaux remettant en question le système politique et les règles du jeu. Ces groupes ont non seulement exigé un recomptage des voix, mais sont allés jusqu’à remettre en question les institutions mêmes de la République islamique. Le Guide suprême Ali Khamenei a affirmé son autorité, faisant taire les opposants et soutenant le président Ahmadinejad réélu, mais aussi les secteurs radicaux qui demandaient une main plus dure contre les manifestants.

Malgré l’intensité et la durée des protestations, la lé­gitimité et la pérennité de la république n’ont pas souf­fert sur le long terme. Les élections présidentielles de 2013, au cours desquelles Hassan Rohani, un président pragmatique et proche des réformistes, a été élu, ont montré que la population avait encore confiance dans le système politique et participait activement au processus électoral. Néanmoins, le mouvement de 2009 a marqué la société et a permis d’accroître la conscience politique et la mobilisation sociale. Sous la présidence de Rohani, deux vagues de protestations, déclenchées par des rai­sons économiques, ont également remis en question la légitimité du système. En décembre 2017, des protesta­tions spontanées à Nishapur pour des salaires impayés dans une usine se sont propagées dans tout le pays grâce à des appels sur le réseau social Telegram. Si l’origine était clairement économique, les manifestations ont donné lieu à des chants contre l’élite politique et à des violences inédites, notamment des attaques contre des installations de la police et des Gardiens de la révolution dans plusieurs villes. Ces mobilisations, qui ont duré 15 jours, ont donné lieu à des milliers d’arrestations, à une répression féroce qui a fait 20 à 25 morts, à la suspen­sion temporaire d’Internet dans tout le pays, ainsi qu’au blocage et à l’interdiction du réseau Telegram.

En 2019, une deuxième vague de protestations à ca­ractère économique a débuté après l’annonce soudaine d’une hausse du prix de l’essence, en pleine crise écono­mique accentuée par les nouvelles sanctions imposées par l’administration du président Donald Trump. Elles ont duré quelque deux mois et ont été beaucoup plus violentes que les précédentes, avec un bilan de 230 à 304 morts, dont des manifestants et des membres des forces de sécurité. Des milliers d’arrestations et des dizaines d’affaires judiciaires ont complété le tableau, ainsi qu’une coupure totale d’internet pendant plus de 10 jours. Si certains considèrent que ces manifestations étaient prévisibles et, dans une certaine mesure, évi­tables, le nombre de morts est dû à la fois à l’agressivité accrue des deux parties et à la préparation anticipée de la répression par les forces de sécurité.

Ces protestations ont attiré l’attention sur le manque de justice sociale en Iran après 40 ans de Ré­publique islamique. Alors que les demandes populaires étaient considérées comme justes par l’administration Rohani, l’élite politique n’a pas réussi à assurer la justice sociale pour la population, ce qui a conduit au mécon­tentement et à la méfiance envers le système politique. Certains théorisent une « normalisation » des manifes­tations en Iran, dans laquelle le système serait prêt et disposé à accepter un certain degré de présence dans les rues comme exutoire des demandes sociales, sans mettre en danger sa stabilité et sa continuité et sans que la répression ne soit imposée comme seul mécanisme de subsistance. Cependant, la République islamique a jusqu’à présent surmonté toutes les mobilisations, plus ou moins massives, plus ou moins violentes, par lesquelles elle est passée, et s’est maintenue au pouvoir grâce à une combinaison de répression et d’ouverture politique limitée.

Les protestations de 2022 et l’avenir de la république islamique

Les manifestations qui ont débuté en septembre 2022 ont relancé un débat sur la légitimité et la stabilité du système. Ces protestations peuvent être considérées comme les plus étendues et les plus violentes de l’his­toire récente de la République, avec un bilan qui reste à déterminer, mais qui varie de 200, selon les autorités, à 500 morts selon diverses organisations et sources de l’opposition. Les critiques à l’encontre de la République islamique et de ses institutions, en particulier du clergé chiite, se sont énormément multipliées,. Le fait que ces manifestations se soient déroulées dans un contexte de crise économique, avec la hausse des prix des denrées alimentaires et autres produits de base et la dévaluation de la monnaie, a suscité des appels à un changement du système politique et économique profond.

Grâce à un mélange de répression et d’ouverture politique limitée, la République islamique a jusqu’à présent surmonté toutes les mobilisations

L’analyse des réformes au sein du système politique iranien est complexe et a fait l’objet de nombreuses études et débats dans le monde universitaire. De ma­nière générale, il a été affirmé que les gouvernements réformistes-pragmatiques de Khatami (1997-2005) et Rohani (2013-2021) n’ont pas réussi à obtenir des chan­gements fondamentaux dans le système juridique et politique de la République islamique, et que les restric­tions imposées par la Constitution et l’autorité du Guide suprême et du Conseil des gardiens ont empêché toute réforme de grande envergure. D’autre part, l’influence des Gardiens de la révolution sur l’économie iranienne est indéniable et a été critiquée par certains secteurs de la société comme étant une source de corruption et d’inégalité économique. Cependant, les Gardiens de la révolution sont aussi un groupe économique fondamen­tal, qui fournit des emplois et des moyens de subsistance à une grande partie de la population, et qui intervient dans tous les secteurs de la production, de la fabrication militaire aux infrastructures, en passant par les services, etc. La possibilité d’une révolte qui finirait par créer plus de problèmes qu’elle n’en résoudrait est une préoccu­pation valable, et a été soulignée par certains experts. Cependant, il est important de noter que les protesta­tions peuvent être un moyen légitime pour la société ira­nienne d’exprimer ses demandes et ses préoccupations, et que le gouvernement doit prendre en compte ces demandes et s’efforcer de les satisfaire. Bien qu’aucun gouvernement ne puisse se maintenir uniquement sur la base de la répression, la République islamique a utilisé la répression comme mécanisme de contrôle social de ma­nière soutenue, ce qui lui a valu la condamnation et les sanctions de la communauté internationale.

Les protestations en Iran sont un phénomène ré­current qui a mis en évidence la dynamique sociale et politique du pays. Cependant, l’avenir de la République ne peut être prédit uniquement sur la base des mobili­sations actuelles, mais il faut tenir compte des forces et des équilibres existants au sein du système politique. Actuellement, les secteurs conservateurs ont délogé les réformateurs et les pragmatiques, ce qui a pratiquement éliminé la marge de manoeuvre pour toute initiative de réforme. De plus, le contexte international, marqué par l’échec de l’accord nucléaire en 2018 et la persistance des tensions régionales, exacerbées par d’autres conflits comme la guerre en Ukraine, ne contribuent pas à la détente entre l’Iran et la communauté internationale. Cette situation a toujours favorisé les secteurs les moins enclins au dialogue et à l’ouverture du spectre politique iranien. Cependant, malgré les protestations et les ten­sions politiques et diplomatiques, les piliers du système de la République islamique ne semblent pas être en dan­ger. Par conséquent, compte tenu de l’incertitude et de l’absence d’alternatives claires, il est difficile d’imaginer une révolte populaire qui conduirait à une situation où l’on ne sait pas très bien à qui elle profiterait ou nuirait./

Grand angulaire

Autres numéros