L’année prochaine à… Ouazzane : des usages socioculturels du culte d’un saint juif

Emanuela Trevisan Semi

Université de Ca’ Foscari

Dans les pratiques culturelles aussi bien que religieuses observées en 2006 et 2007 à l’occasion du pèlerinage annuel au saint  Rabbi Amran ben Diwan à Ouazzane, au Maroc, ont pu être relevées des différences dans les modalités d’investissement d’un même espace sacré par les différents acteurs comme dans leurs enjeux. L’espace sacré y devient autant un lieu de rassemblement, de  recomposition familiale et de resocialisation pour une diaspora juive marocaine dispersée dans plusieurs pays qu’un lieu de mémoire pour les deuxièmes générations émigrées et un espace de traversée des frontières religieuses du fait de la présence de musulmans.

Le pèlerinage est porteur d’enjeux complexes, dans lesquels plusieurs dynamiques se font jour : les saints juifs vénérés depuis des générations par les juifs (comme par les musulmans) ont été investis dans les derniers temps de rôles autres que ceux qu’ils connaissaient traditionnellement. L’objet de mon exposé est de présenter le pèlerinage au saint de Ouazzan, tel qu’il est vu par les différents acteurs sociaux.

Jan Assman (1992) a remarqué que le judaïsme avait pu conserver la mémoire qu’il avait de lui-même grâce à des rituels très raffinés, lesquels offrent une occasion de répéter et de transmettre une narration historique, mythique et sacrée à l’occasion du cycle annuel des fêtes et des rituels de passage qui accompagnent la vie des juifs. Il s’agirait là d’une sorte d’exercice mnémotechnique. Le rituel du culte du saint est un de ces rituels cycliques : il se répète tous les ans à l’occasion du jour anniversaire de la mort du saint et lors de Lag ba-omer, trente-trois jours après la Pâque, qui est le jour consacré à célébrer les saints dont on ignore le jour de la mort. Emma Aubin-Boltanski, dans un ouvrage récent remarquable (2007), rappelle qu’il existe trois écoles d’anthropologie à propos des pèlerinages, qui proposent trois discours mobilisables : celui du ciment social (Émile Durkheim, 1912), qui vise surtout la dimension collective ; celui de l’ expérience liminale (Victor et Edith Turner, 1978), où le pèlerinage est vu comme un rituel de passage et une expression non structurée, spontanée du sentiment de communitas; celui de l’arène, où discours religieux et séculaire entrent en compétition (John Eade et Michael Sallnow, 2000). J’utiliserai ici ces mêmes références théoriques.

Quand l’ambassadeur du Maroc en France, Fathallah Sijilmassi, dans son discours d’ouverture aux « Journées du judaïsme marocain » à Paris, le 3 février 2008, a invité tous les juifs marocains présents dans la salle bondée du Centre Communautaire de Paris à venir au Maroc participer à la prochaine fête de la hilloula, il a commencé par évoquer le tombeau du saint Amran ben Diwan de Ouazzan, ce qui lui a valu les applaudissements de l’assistance. Il a poursuivi en citant d’autres saints éparpillés le long du territoire marocain, du nord à sud, pour finir par David ben Baruch de Taroudant, toujours sous les acclamations de la salle. Cet épisode montre bien comment dans le pèlerinage, dans un fait social construit et reconstruit au long de l’histoire, le religieux se mêle au social et au politique, sans oublier la dimension individuelle.

Le fait que la plupart des étudiants de l’Université de Mekhnès – que nous avons eu l’occasion de rencontrer lors d’une recherche menée avec Hanan Sekkat Hatimi sur les représentations des juifs marocains dans le Maroc d’aujourd’hui – ne connaissent des juifs, qui constituent pourtant une part non négligeable de l’héritage marocain, que ce qu’ils en ont appris à travers une émission de télévision sur le pèlerinage au saint de Ouazzan montre bien, entre autres considérations, l’importance prise par la question des pèlerinages dans le Maroc contemporain, surtout quand on la rapporte à la frange du monde juif qu’elle mobilise. Si sur le plan de la communication, aussi bien dans les milieux juif que musulman, on présente bien ces pèlerinages comme de grands rassemblements, la réalité est loin d’être celle-là aujourd’hui.

On peut trouver une explication à cette mise en scène publique dans le fait que la hilloula tout comme le moussem (pèlerinage musulman) sont aujourd’hui couverts par les médias en raison du grand intérêt que l’État et les villes intéressées, donc le monde politique et économique, portent à des événements qui sont loin d’être seulement religieux ( Berriane, 1993 ) .

Le discours de l’ambassadeur qui cherchait à mobiliser les croyances traditionnelles et populaires du judaïsme marocain et la nostalgie pour le pays d’origine, en ayant recours à des expressions vernaculaires, en faisant fréquemment appel à la salle ( « Il y a des gens de Taroudant ici ? » ), en demandant des applaudissement pour Sa Majesté le roi, visait à créer un espace de connivence, non seulement autour d’un sacré commun (le moussem et la hilloula) mais aussi autour du profane : il s’agit bien d’investir dans le domaine des loisirs c’est-à-dire dans le développement du tourisme marocain.

À ce propos, Majdi Hassan va jusqu’à proposer l’élaboration d’une véritable pédagogie des voyages religieux juifs afin de « provoquer le désir des pèlerins de venir au Maroc », et ce à travers la création d’une association qui vise « la mise en place d’un point fixe où se dérouleront les animations pendant les jours de festivités : groupes musicaux, expositions des œuvres traditionnelles, vieux métiers, articles anciens » ( Hassan 2007 ). On peut voir par ailleurs sur un site1 le rappel des tentatives d’ouverture d’une ligne aérienne directe entre Israël et le Maroc, particulièrement à l’occasion des fêtes religieuses (hilulot) de mai 2006 .

Les enjeux liés à ce phénomène sont donc bien connus du monde politique et commercial. On sait qu’ au printemps, période rituelle très importante dans le judaïsme et moment de passage dans le cycle de l’année agricole, lors des hilulot, les avions se remplissent de juifs en provenance de toutes les localités connues de la diaspora juive marocaine et que des bus parcourent le Maroc du nord au sud dans des périples où se mêlent, comme l’a bien décrit André Levi,religion et tourisme (1998).

Du point de vue de l’usage du pèlerinage par les politiques, on peut souligner que le fait de faire participer des juifs marocains à la hilloula vise à créer un espace et un temps limités dans lesquels ces derniers sont invités à vivre une expérience riche d’émotions et à retisser des liens avec ce qui a été leur pays autrefois. On les prépare de la sorte au rôle que le Maroc ambitionne de leur voir jouer : celui d’ambassadeurs du Maroc dans le monde, que ces ambassadeurs soient des ambassadeurs de la diaspora juive important peu. J’ai eu l’occasion de participer au pèlerinage à Ouazzan lors de la hilloula, en 2005 et en 2007 : j’ai ainsi pu observer les différentes catégories de pèlerins et les pratiques qui se développent autour du sanctuaire à partir de ces différences.

Parmi les pèlerinages, le pèlerinage sur la tombe du saint Rabbi Amran ben Diwan à Asjen, à neuf kilomètres de Ouazzan, aux pieds de la montagne du Rif, est tout particulièrement célèbre. C’est en effet à Asjen que se trouve la sépulture du saint, puisque, jusqu’à la fin de XIXème siècle, Ouazzan, ville sainte pour les musulmans était interdite aux juifs. Même lorsque cet interdit fut levé, on continua à refuser aux juifs d’enterrer leurs morts dans la ville. Aussi la communauté juive continua-t-elle à utiliser le cimetière de Asjen, localité où elle avait vécu pendant des siècles ( Eladan, 1992 ). Pendant la fête qui dure huit jours à partir du jour de Lag ba omer arrivent, de tout le Maroc et du monde entier, de nombreux juifs marocains, en voiture et en car. Parmi eux, on peut distinguer : une première catégorie, composée de juifs restés au Maroc ; une deuxième, assez similaire à la première, faite de juifs qui résident à l’étranger mais ont gardé des liens familiaux importants au Maroc ; une troisième, très différente des deux autres, regroupe les personnes résidant à l’étranger qui n’ont plus de liens « vivants » au Maroc ( ce qui est le cas de beaucoup des Israéliens ).

En analysant les phrases que les pèlerins inscrivent, lors de leur visite au tombeau de Lalla Solika, dans le livre d’or conservé au musée du cimetière juif de Fès, j’avais remarqué que les Israéliens d’origine marocaine qui faisaient le long voyage du pèlerinage ne se contentaient pas de demander l’aide de la sainte dans des questions d’ordre personnel, comme les mariages et les accouchements, mais étaient également animés par des motivations collectives et politiques : ils demandaient son intercession en faveur de la paix et de la résolution du conflit au Moyen Orient ( Trevisan Semi, 2006 ). Quand on les interroge, on voit que les pèlerins qui se rendent au Maroc sont animés par le désir de « retrouver leurs racines » –et quoi de plus « enraciné » qu’un tombeau – et par le désir de faire des vœux pour leur santé, un mariage ou encore une naissance. Les pèlerins israéliens ont une raison supplémentaire de se déplacer : c’est la possibilité d’exprimer le désir que leurs voeux pour la paix en Israël soient exaucés par un saint marocain.

Des juifs marocains sont invités à vivre une expérience riche en émotions et à retisser des liens avec ce qui a été leur pays autrefois

Si le pèlerinage à Ouazzan constitue un espace de rencontres important pour les différentes catégories de juifs qui se rassemblent autour du tombeau, la rencontre avec les musulmans est aujourd’hui limitée, voire marginale, même si elle perdure. En 2007, cinq musulmanes sont arrivées ensemble, un peu avant le début des rituels de la hilloula ; elles ont allumé des bougies sur le tombeau du saint, tout en restant un peu à l’écart des juifs, et sont parties peu de temps après l’avoir fait. Leur présence est demeurée discrète et marginale. Pendant l’année, en revanche, les deux musulmans qui gardent le tombeau exercent, pour ainsi dire, la fonction de rabbins : ils récitent – dans un hébreu impeccable et en respectant la mélodie – les bénédictions et les prières pour les juifs qui se rendent au tombeau en dehors de la hilloula, lorsqu’ il n’y a plus de rabbins sur place ; ils rendent ainsi service contre de menues sommes, à la satisfaction générale. La venue officielle des représentants du roi – lui-même d’ailleurs très présent à travers de grandes photos sur les murs externes de la synagogue à coté du tombeau – constitue un temps fort de la hilloula, que tous attendent avec impatience. À l’arrivée des autorités locales de Ouazzan, les femmes lancent des youyous de joie. Les rabbins et les représentants de la communauté s’unissent aux autorités en un petit cortège, puis viennent les discours officiels. En revanche, les « fellahs arabes [qui] descendaient de leur montagne et de leur douar (campement) pour proposer les produits de leur ferme : beurre salé, lait, œufs, poulets, fruits et légumes, et [les] éleveurs [qui] venaient vendre des moutons, des veaux et des chevreaux vivants » (Meyer Albo, 2005) ont disparu, les gens du souk ne se déplaçant plus pour un nombre aussi limité de pèlerins.

On peut distinguer typologiquement les pèlerins juifs selon les voeux qu’ils expriment et les buts qu’ils poursuivent : ceux qui vivent toujours au Maroc ( comme ceux qui résident à l’étranger mais ont conservé des liens importants avec leur famille au Maroc ) voient dans le pèlerinage une façon de cimenter les liens sociaux, alors que ceux qui arrivent de l’étranger et n’ont plus des liens familiaux dans le pays sont pris dans un discours construit autour du sens de la communitas, qui s’articule sur la nostalgie et la mémoire. Tous se retrouvent cependant à partager l’arène, pour reprendre la troisième des catégories proposées par Aubin-Boltanski, c’est-à-dire le lieu où se reproduisent les tensions entre les différentes couches de la population: tensions entre juifs marocains et juifs diasporiques, entre juifs plus ou moins pratiquants, entre générations. Ces tensions se traduisent, par exemple, dans le rappel à une façon de s’habiller plus adéquate à un espace sacré – ce rôle est assumé par les femmes qui gèrent le lieu, lesquelles convient l’assistance féminine à se couvrir davantage – ; par la pression sociale qui s’exerce lorsqu’il s’agit d’inviter à la synagogue les hommes nécessaires au minian (il faut dix hommes pour la prière publique) ; parles rappels à l’ordre des parents en direction d’enfants et d’adolescents, qui se retrouvent dans un espace de liberté inattendu.

Les tombeaux des saints au Maroc sont des lieux de mémoire bien entretenus. Ils sont distribués sur tout le territoire national et font partie d’une réalité qui dure (Aubin – Boltanski, 2007) : grâce à cette durée, ils permettent aux pèlerins de s’enraciner dans le pays de leur naissance (ou de la naissance de leurs parents). Ils sont aussi pour la diaspora marocaine l’occasion de célébrer des rituels de retrouvailles et de recomposition sociale, selon des modalités qui varient selon les groupes définis plus haut.

Tout d’abord, il est intéressant de pointer la géographie assez particulière d’Asjen : dans les dernières décennies, on a aménagé de petites villas autour du tombeau, comme pour témoigner de la volonté de visibilité de ceux qui restent, au moment même où leur présence se raréfie. Jusqu’au début du XXème siècle il n’y avait aucune construction au cimetière d’Asjen : la construction de la synagogue, de magasins, de toilettes et d’une vingtaine de chambres date du début du XXIème siècle ( Meyer Albo, 2005 ). On remarque que les villas qui appartiennent aux familles des couches sociales les plus aisées sont situées au plus près du tombeau du saint : personnel ( nounou, chauffeur, etc. ), très belles voitures, sont les signes qui manifestent la présence de la frange de la communauté juive marocaine qui réside au Maroc la plus élevée dans la hiérarchie sociale. Plus on s’éloigne du tombeau, plus les villas rapetissent ou se transforment en simples chambres, dans lesquelles s’entassent différents membres de la famille élargie. Au milieu, une grande tente abrite les personnes qui ne possèdent pas de propriété privée dans l’enceinte. D’autres chambres, très spartiates mais très proches du saint, sont louées aux hôtes de passage ou utilisées par la jeunesse pour chanter et s’amuser pendant tout la nuit – garçons et filles hors la surveillance des parents.

Les pèlerins sont animés par le désir de « retrouver leurs racines » et de faire des vœux pour leur santé, un mariage ou encore une naissance

Les Marocains en provenance du Canada, des États-Unis, de la France ou d’Israël qui n’ont plus de famille au Maroc ne passent en général pas la nuit dans l’enceinte : ils repartent le soir même avec les cars qui les ont amenés, pour poursuivre leur périple vers les autres localités considérées comme les « lieux de la mémoire juive au Maroc ». Les Israéliens que j’ai rencontrés à Ouazzan, au cours de leur voyage de deux semaines au Maroc, n’auront consacré au pèlerinage sur ce site qu’un après-midi. Cette diaspora qui n’a plus ( ou n’a que très peu ) de liens familiaux au Maroc, en partageant symboles, mémoire et généalogies familiales, peut du coup faire l’expérience de la communitas, sans trop investir dans la socialisation.

Les sentiments de nostalgie mémorielle peuvent parfois se voir renforcés du fait de la composition même du pèlerinage qui réunit des personnes originaires de telle ou telle ville. En 2005, un des groupes était entièrement composé de juifs originaires d’Oujda, arrivés des quatre coins du monde. Ils avaient quitté leur ville dans les années 1960-1962 et la plus grande partie d’entre eux venait d’y retourner pour la première fois depuis l’enfance. Ces juifs d’origine marocaine, que j’appellerais « de passage », ne partagent pas le repas communautaire, durant lequel a lieu la traditionnelle vente aux enchères de bougies en l’honneur du saint d’Ouazzan et d’autres saints2; ils ne prennent pas part à la fête qui se déroule pendant la soirée et la nuit. Ils participent en revanche aux rituels religieux et commerciaux, sous l’incitation et avec l’aide des rabbins et des hazan ( officiel de la synagogue ). Ces rituels consistent en des prières, déambulations autour du tombeau, achats de boîtes entières de bougies à faire brûler sur le tombeau du saint, dépôts de sacs ou de porte-monnaie sur ce même tombeau dans l’espoir de les voir remplis d’abondance par le saint pendant l’année, dépôts de morceaux de tissu ou de foulards sur les branches d’un arbre sacré : un gigantesque olivier qui représente le miracle perpétuel de la vie opposé à la mort ( les gens continuent à répéter « tu vois il ne brûle jamais, il ne meurt pas, même si on allume les bougies en bas, il ne prend pas feu… »). On utilisera tout cela aussi bien comme des reliques que comme des porte-bonheur qu’on rapportera avec soi, achats de bouteilles d’eau contenant des feuilles de l’arbre sacré, achats de grandes bougies décorées à garder et enfin achats d’objets « traditionnels » typiquement «  marocains ». En revanche, on ne procède plus à l’abattage des animaux et à leur sacrifice en offrande au saint, comme il était décrit dans plusieurs récits antérieurs. On demande au saint une guérison, un mariage, une naissance, la richesse, la santé : si un petit lézard vert fait son apparition entre les pierres, l’exaltation de la foule est à son comble car cela signifie que les vœux seront exaucés ( Eladan, 1992).

Le repas (ou mieux les repas car il y en a plusieurs pendant les jours de la hilloula) sont offerts dans une grande salle communautaire, construite assez récemment par l’actuel organisateur, un juif marocain de Casablanca – on a procédé en 2005  à une cérémonie dans laquelle la salle a été vouée à la mémoire de ses parents. Ils se caractérisent par une atmosphère très conviviale. L’ « étranger » cependant, qu’il soit juif ou non, y est ressenti comme quelqu’un qui vient perturber l’intimité de l’entre-soi, l’être « entre-nous-juifs-qui-sommes-restés-au-Maroc ». En 2005, j’ai participé seule à l’un de ces repas, assise à une table à laquelle les responsables de l’organisation m’avaient assignée : personne ne m’a demandé d’où je venais ni qui j’étais, j’étais parfaitement transparente pour le reste des convives. En 2007, je suis revenue avec un jeune collègue. Après que les organisateurs nous ont fait déplacer plusieurs fois car aucune table assignée n’était considérée comme convenable pour nous intégrer dans ce repas – plusieurs rabbins qui s’étaient installés à une table où nous étions nous ont priés de changer de place – on a fini par nous installer parmi les enfants et les adolescents, dont le statut social marginal est bien connu. De notre position liminale, nous avons eu la possibilité d’observer les dynamiques à l’œuvre parmi ces jeunes, qui se sont révélés, par ailleurs, d’excellents informateurs. Les juifs restés au Maroc vont au tombeau du saint comme on irait dans un centre de loisirs : pour les jeunes, il y en plus une ambiance de centre de vacances juif, dont le but, plus ou moins manifeste, est d’organiser des mariages.

La possibilité de reprendre contact avec des juifs venus de loin a toujours été une caractéristique de ce pèlerinage : « Chaque famille de Ouazzane avait l’habitude de recevoir une ou deux familles venues d’ailleurs à l’occasion du pèlerinage : pour notre part, nous recevions traditionnellement le grand rabbin du Maroc, des dayanim, des hakhamim et des notables de Fès, Mekhnès, Rabat, Casablanca et Tanger. La semaine de la hilloula était une véritable fête pour la communauté tout entière, en raison de la venue des hôtes illustres dans notre petite bourgade. Par eux nous arrivaient des nouvelles de leurs grandes communautés » ( Meyer Albo, 2005 ). La communication entre communautés au Maroc passait donc par ce lieu de rencontre annuelle.

L’ « étranger » qu’il soit juif ou non, y est ressenti comme quelqu’un qui vient perturber l’intimité de l’entre-soi

Mohammed Berriane ( 1993 ) a souligné les comportements et les attitudes des émigrés marocains qui rentrent l’été et participent aux moussem. Ces émigrés restent plutôt entre eux ; ils sont facilement reconnaissables à leur façon de s’habiller ; ils arrivent en couple mais sans leurs enfants. On peut remarquer des traits similaires parmi les « juifs de passage » : ils restent à l’écart du groupe, entre gens qui partagent le même car et ont l’air pressé de ceux qui savent qu’ils ont encore beaucoup de kilomètres à parcourir – ils vont passer la nuit à Fès, à trois heures de route. Il s’agit surtout de couples sur la cinquantaine ou la soixantaine, habillés en touristes, avec appareil photo. J’ai interviewé cinq de ces pèlerins ( trois femmes et deux hommes ), tous citoyens israéliens, qui faisaient partie d’un groupe en provenance de Bet Shean, Ashdod et Haïfa. Ils étaient originaires de Mazagan, Marrakech, Safi, Casablanca, Beni Mellal, dont ils étaient partis, enfants ou adolescents, respectivement en 1955, 1964, 1954, 1959 et 1956.

Une femme, qui me demandait si je croyais aux pouvoirs du saint et à laquelle j’avais répondu que j’étais là « pour voir », a ajouté, un peu agacée par ma réponse, qu’en tout cas tous les gens dans son car y croyaient ! À une de mes questions sur les vœux ( baqashot ) principaux adressés au saint, sa réponse a été : « La paix pour Israël, nous avons tous la même baqashah  ». Cette femme revenait pour la première fois au Maroc, avec son mari qui voulait rendre grâces au saint qui l’avait sauvé enfant : la mère de ce dernier – dont tous les enfants mouraient – l’avait déposé sur le tombeau du saint à l’âge d’un an et il avait survécu. Une autre femme avait fait le voyage principalement dans l’espoir de retrouver à Mekhnès le tombeau de la mère de son mari (mort un an auparavant ), qu’elle savait , d’après les récits familiaux, être morte le jour de la circoncision du frère de son mari.

Le récit du pèlerin originaire de Casablanca renvoyait, quant à lui, à une pratique plus personnelle. Il avait quitté le pays alors qu’il était âgé d’un an. Son père n’avait plus voulu retourner au Maroc et avait même fait jurer à sa mère qu’elle non plus n’y reviendrait pas. À la mort de son père, il avait décidé de venir tout seul ( il n’avait pas voulu être accompagné par sa femme ), afin de faire « un voyage intérieur », et de « récupérer ses racines ». Il était très ému au souvenir des récits de son père qui autrefois venait là tous les ans une semaine et lui avait raconté en détail ce qui s’y passait. Sur place, il faisait donc à la fois l’expérience de l’absence et dela présence de son père et c’était pour assumer les deux réalités, celle des souvenirs des récits paternels qui faisaient partie de son vécu et de ses racines et celle du sentiment de la perte de son père, qu’il était là.

Le pèlerinage s’inscrit de la sorte dans une dimension aussi bien publique que privée, en tant que rituel de passage : renouvelé annuellement, au printemps, dans un espace qui a une dimension sociale et publique, il célèbre la mort, le passage le plus important dans le cycle individuel. La mort y a cependant un statut paradoxal : elle est vie, à travers le saint vu comme toujours vivant et l’arbre immortel, symbole de la présence et de la puissance vitale du saint3. Je reviendrai pour conclure sur les usages typologiquement très variés de l’espace du pèlerinage par les différents acteurs.

Mémorial officiel de la présence juive au Maroc, le tombeau de Amran ben Diwan est utilisé comme produit d’appel par les représentants officiels de l’État et par leurs médias : c’est un capital touristique pour la région et un capital politique pour la diaspora juive. Pour les juifs qui vivent encore au Maroc et pour leurs familles de l’étranger, c’est un lieu de rencontre, de retrouvailles, de socialisation et de ciment social. Pour les juifs de la diaspora qui n’ont plus de famille au Maroc ou pour les juifs israéliens, c’est un lieu de mémoire mais aussi une aire de partage de voeux.

Chaque famille d’Ouezzane avait l’habitude de recevoir une ou deux familles venues d’ailleurs à l’occasion du pèlerinage

Pour les musulmans, c’est encore un lieu où trouver une réponse à des souffrances individuelles. C’est également une source de petits revenus, qui pourrait se transformer en une entreprise commerciale et touristique importante, en même temps qu’un moyen de renouer politiquement et socialement avec la communauté juive demeurée au Maroc comme avec des juifs vus comme de potentiels « ambassadeurs du Maroc à l’étranger ».

Les récits des Israéliens, tout en soulignant l’importance des trajectoires individuelles, montrent comment celles-ci peuvent se fondre dans un désir partagé – la paix en Israël – auquel le lieu où il choisit de s’exprimer confère de l’ampleur et de la densité. La proximité du tombeau d’un mort considéré comme vivant ne peut que renforcer les sentiments de toute-puissance des participants, qui, faisant partie du même peuple que le saint, peuvent s’imaginer obtenir, par le truchement du saint et de leur visite, la paix en Israël.

Le tombeau d’Amran ben Diwan est utilisé comme produit d’appel : c’est un capital touristique pour la région et un capital politique pour la diaspora juive

Enfin, la présence de ce tombeau soigné et enraciné dans un endroit bien aménagé suggère l’idée de la durée de la présence juive au Maroc et de la possibilité de la conservation de l’héritage juif. Elle donne de la sorte une substance au concept de « racines » récurrent dans le discours des pèlerins israéliens : ces racines sont celles qui relient les juifs ayant quitté le Maroc à ceux qui y sont restés.

Notes

[1] www.skyscrapercity.com

[2] Une intéressante analyse des enjeux socio-économiques autour de la vente aux enchères des bougies pendant les pèlerinages juifs aux tombeaux de Saints a été faite par Oren Kosansky ( 2002 )

[3] Avant un match de football en Israël, en mai 2008, entre leBeitar Jerusalem, composé principalement de juifs du Maroc et le Hapoel Tel Aviv, on a vu des Marocains se rendre au tombeau d’un saint très réputé pour lui demander la victoire et prendre congé du saint en lui disant : tihyeh bari (porte-toi bien) comme ils l’auraient fait avec quelqu’un de vivant.