L’Algérie et le « Printemps Arabe » : un contexte singulier, à court terme, et des perspectives communes, à long terme

21 September 2011 | Policy Brief | French

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La vague de contestation des pouvoirs politiques en cours dans beaucoup de pays arabes, fondamentalement caractérisée par le rejet de pouvoirs autoritaires et la revendication démocratique dont elle est porteuse – et qui, jusqu’à présent, n’a réellement touché qu’un seul pays pétrolier, la Libye – pose directement la question de ses répercussions en Algérie. D’autant qu’en janvier 2011, avant même la fuite du président tunisien de son pays, d’importantes émeutes urbaines s’y sont déroulées. Voulant capitaliser sur ces émeutes, plusieurs mouvements politiques ont initié des manifestations contre le pouvoir en place, mais, malgré plusieurs tentatives, ne sont pas parvenus à rassembler suffisamment de participants pour être en mesure de le contester de manière significative. Cependant, un mouvement citoyen s’est organisé et a continué d’exercer des pressions visant à obtenir des réformes politiques. Ce à quoi le pouvoir politique s’est engagé, par le discours du président Bouteflika du 15 avril 2011 dans une démarche visant à sortir – du moins formellement – de l’immobilisme qui le caractérise. Ainsi, un processus de réformes politiques, impliquant la révision d’importants textes de loi – relatifs au régime électoral, aux partis, aux associations et à l’information, notamment – et, à terme, de la Constitution est-il en cours.

L’Algérie – pays pétrolier bénéficiant d’importantes ressources financières rentières – est donc bien affectée par la vague de contestation politique qui parcourt l’ensemble du monde arabe même si, sur le court terme, les formes que prend cet impact et les conséquences qu’il y a sont particulières. Et ce, en raison d’un contexte national singulier, actuellement dominé par dix caractéristiques majeures et que je présenterai comme autant de facteurs explicatifs :

1. Le fonctionnement formel d’institutions démocratiques avec, notamment, des partis politiques, des organisations de la société civile et une presse écrite fonctionnant de manière souvent peu performante, mais intervenant néanmoins de manière relativement libre depuis une vingtaine d’années déjà – dans l’animation de débats publics qui, pour l’essentiel, malgré tout, demeurent souvent atones et décalés par rapport aux mutations mondiales. 

2. Les faibles capacités d’expression organisée d’une contestation politique significative et coordonnée à un niveau national de la part de forces politiques ou représentatives de la société civile – en y incluant les intellectuels – encore fortement atomisées et manifestement incapables d’unir leurs efforts dans une action cohérente et soutenue.

3. La forte perception – très largement répandue aussi bien chez les élites politiques que les citoyens – d’un pouvoir politique fonctionnant de manière duale et dont les mécanismes réels demeurent toujours, en dernière analyse, sous le contrôle de l’Institution militaire.

4. L’impact effectif de plus en plus faible de l’exercice du pouvoir par le président Bouteflika qui, en raison de ses problèmes de santé supposés, ne fait plus que des apparitions publiques aussi rares que fugitives, formelles et symboliques et qui est perçu par la population comme en fin de parcours politique.

5. Les traumatismes encore présents dans les consciences individuelles et collectives des terribles épreuves des années 1990, marquées par des formes exacerbées de violence, et que personne ne souhaite revivre, alors même que le terrorisme est toujours actif dans le pays.

6. L’attitude complaisante, voire favorable du pouvoir politique à l’égard de l’islamisation croissante de la société « par le bas » actuellement en cours et qui, ipso facto, désamorce la portée d’une grande partie de la substance des messages de contestation de type islamiste.

7. L’ensemble des effets, directs et indirects, résultant de la redistribution des importantes ressources financières rentières qui, du moins sur le court terme, par divers stratagèmes – plus ou moins explicités comme tels –  y compris ceux liés à la corruption permet encore de gérer autant les revendications des couches sociales populaires ou de certaines catégories professionnelles, que les velléités mêmes de changement d’une partie des élites inscrites dans des logiques de clientélisme.

8. L’importance croissante d’une économie informelle, largement « bazarisée » et incluant de larges pans relevant de logiques mafieuses, qui permet à de très nombreux jeunes, sans emploi stable, en recourant à des logiques de « débrouille », de survivre et ainsi donc, de ne pas exprimer leur désespoir de manière violente.

9. L’extension dans tout le pays de diverses formes endémiques d’émeutes locales, déclenchées pour les motifs les plus divers, et dont la relative maîtrise finit par les faire fonctionner comme autant de « soupapes de sécurité » permettant de libérer progressivement –  à petites doses et dans un espace limité – l’important potentiel de contestation politique et sociale à plus large portée existant dans le pays.

10. La généralisation de la violence quotidienne « ordinaire » sous les formes les plus diverses d’incivilité, d’agressivité, de délinquance et de criminalité qui, elle aussi, à sa façon, contribue à orienter le potentiel de violence présent, notamment chez les jeunes, victimes de taux de chômage très élevés, vers des cibles autres que politiques.

C’est donc dans la singularité de ce contexte d’instabilité chronique – de fait, de situation de grave crise sociale de type anomique – que doivent être resituées les actuelles évolutions de la société algérienne qui, eu égard aux ruptures violentes intervenues dans d’autres pays arabes, peuvent surprendre par leur manque de radicalité politique. Cela dit, rien n’interdit de penser que des ruptures demeurent toujours possibles, dans un contexte régional marqué par des bouleversements dont les effets, directs et indirects, sont loin d’être totalement maîtrisés et dans lequel plus aucun pays n’est sanctuarisé.

Mais, si l’on dépasse le court terme, pour tenter d’appréhender les évolutions de la société algérienne à des horizons de moyen et long termes, la perception change totalement, en raison des très nombreuses et lourdes contraintes identifiables et qui esquissent clairement des perspectives convergentes avec ce qui se passe dans l’ensemble des pays arabes.

En effet, si l’on déconstruit le modèle global selon lequel, depuis longtemps déjà, se sont structurellement articulées les logiques fondant les relations entre la société et l’État, il apparaît clairement comme reposant sur un paradigme bi-rentier, ayant longtemps nourri une légitimité sociale, en l’absence d’une réelle légitimité démocratique. Or, actuellement, ce paradigme structurel est entré dans une spirale de crise objectivement liée à l’inéluctable épuisement de ses deux rentes constitutives.

La première, historico-politique est liée à la garantie longtemps offerte par le pouvoir politique de s’inscrire dans la continuité de la légitimité historique procédant de la lutte contre le système colonial et qui, depuis plusieurs années déjà, peut être considérée comme une rente du fait qu’elle ne correspond plus à une activité de production des effets symboliques tels qu’ils avaient été initialement générés. Apparaissant comme une caution visant surtout à justifier l’immobilisme du pouvoir politique, elle est en perte régulière de sens dans la société du fait de la disparition progressive des porteurs de la mémoire des luttes du passé et de l’arrivée de nouvelles générations qui, n’ayant pas elles-mêmes connu la situation coloniale – la moitié de la population a moins de 27 ans – sont de moins en moins sensibles à la centralité, souvent hypertrophiée, du discours officiel sur la légitimité historique.

La seconde, de type économico-social fonctionne dans le contexte d’une économie rentière typique, voire caricaturale, puisque les ressources financières liées aux hydrocarbures y représentent, depuis de nombreuses années, sensiblement, 40/50 % du Produit intérieur brut, 70 % des recettes budgétaires de l’État et 98 % des recettes d’exportations du pays. Fondant une politique de redistribution de ces ressources par la puissance publique, reposant sur un postulat affirmé de justice sociale, elle aussi est appelée à avoir de moins en moins d’efficacité en raison, à la fois, de l’épuisement attendu des hydrocarbures en tant que ressource fossile constituant donc, par définition, un stock non renouvelable et de l’augmentation constante de la demande sociale lié à celle de la population.

En fait, l’épuisement en cours des deux sources rentières de légitimité est à l’origine d’une crise multidimensionnelle et complexe, aussi rampante que profonde et, de toute évidence, annonciatrice de prochaines turbulences et ruptures, puisque les fondements mêmes de la légitimité de l’autorité de l’État sont, progressivement, en train de perdre de leur sens. Dans la perspective du dépassement des deux types de rente – historico-politique et économico-sociale – inéluctablement appelés à s’épuiser, quel que soit le terme envisagé, le type de réponse à apporter aux défis du monde contemporain apparaît donc comme absolument incontournable et conditionnera directement les perspectives d’avenir de toute la société. C’est dire s’il y a urgence à procéder, non pas à un simple « toilettage » du pacte social implicite actuel dont les deux piliers, chaque jour un peu plus, ne font que s’affaisser, mais bien à le reformuler totalement, en l’adaptant au monde d’aujourd’hui et en le préparant à celui de demain.

L’Algérie – dont la trajectoire du modèle global, après avoir depuis de longues années déjà obéi au principe d’inertie, a maintenant atteint un point d’inflexion – est désormais entrée dans une situation particulièrement sensible de transition. De nature systémique, elle implique le dépassement de l’actuel paradigme bi-rentier, frappé d’obsolescence, vers un nouveau projet de société exigeant des refondations absolument essentielles. Dès lors, les contenus et les modalités de mise en œuvre de cette transition, qui pour être réussie devra être maîtrisée, vont constituer pour tous les acteurs sociaux et politiques les enjeux centraux des années à venir. Complexe et soumise à de nombreuses contraintes tant endogènes qu’exogènes, générées par un monde que domineront nombre d’incertitudes et d’antagonismes, cette transition suppose la définition et, surtout, la réelle mise en œuvre sur le terrain – phase souvent sous-estimée dans l’expérience algérienne – d’options claires dans beaucoup de domaines, notamment :

– sur le plan économique, qui suppose la définition et la mise en œuvre d’un nouveau modèle de croissance en mesure de relever les défis d’une insertion dynamique dans la mondialisation et qui n’aura de sens que par la prise en charge des très graves déficits actuellement constatés en matière de production de biens – hors hydrocarbures – et de services ; ainsi qu’en matière de production de connaissance qui ne doit jamais être oubliée dans un contexte mondial de plus en plus dominé par les dynamiques de l’économie de la connaissance. Cette dimension économique, centrée sur de nouvelles logiques de production, est d’autant plus importante que, de sa prise en charge effective, dépendra la résolution d’un très grave problème d’emploi, notamment des jeunes, déjà suffisamment lourd, et constituant une véritable « bombe à retardement » de par l’important potentiel d’instabilité et de violence que, déjà, il représente ;

– Sur le plan politique qui, dans la perspective de la construction d’un large consensus social autour des valeurs et des pratiques démocratiques au sein de la société, exige que tous les acteurs politiques significatifs, par-delà les seules dimensions juridiques formelles, puissent aussi s’entendre sur un cadre d’action opérationnel garantissant le fonctionnement effectif d’institutions socialement légitimes. Le consensus politique à élaborer devra également et nécessairement se faire autour de tout ce qui se rapporte à une gouvernance saine reposant sur un réel état de droit et excluant la corruption comme étant, à la fois, des objectifs en eux-mêmes et des conditions de base du nouveau modèle de croissance. 

L’expérience dont, aujourd’hui, nous disposons des réalités que recouvre la formule de « printemps arabe » montre que, trop rapidement présentée comme une simple séquence, elle ne correspond à la temporalité réelle, ni des luttes politiques, ni des mouvements sociaux, ni des changements de mentalités en cours. Les évolutions des sociétés arabes – algérienne y comprise, donc – sont entrées dans une nouvelle et longue phase historique, nécessairement difficile, voire chaotique, de mutations complexes et de toutes natures. Leur maîtrise effective dans le sens de la croissance, du progrès et de la liberté – nullement acquise d’avance – dépendra, en dernière analyse, des réelles capacités de ces sociétés à formuler et à mettre en œuvre de manière consensuelle un projet de modernité crédible, à la hauteur des défis que leur imposent déjà les évolutions du monde et ce, sous peine de déclin.