L’université perdue d’Arabie
Comme c’est souvent le cas dans les sciences sociales, de nombreux concepts sont mieux compris lorsqu’ils sont replacés dans leur contexte d’origine. De plus, une fois ramenés à leur habitat naturel, ils ont tendance à avoir plus de sens. La liberté académique ne fait pas exception. Dans ces lignes, je soutiens que cette liberté est connaturelle aux cultures de la région Moyen-Orient et d’Afrique du Nord (MENA, selon les sigles en anglais). Par conséquent, leurs sociétés doivent revendiquer leur propre culture comme une culture de la connaissance, et l’utiliser pour contrer les voix creuses de l’oppression répressive. Si la philosophie de l’islam telle qu’elle a été fondée a été celle qui a allumé la flamme de l’un des plus extraordinaires règnes de la connaissance de l’histoire, comment est-il possible qu’aujourd’hui elle soit utilisée pour y mettre un veto ?
La liberté académique, un concept spécifique aux postulats islamiques
Bien que le terme « liberté académique » ait partout la même signification, ses spécificités conceptuelles sont souples, ce qui entraîne une certaine confusion. De plus, les attributs de la culture et de l’histoire institutionnelle influencent sa présentation et son évolution. Par conséquent, avant de nous plonger dans les nombreux exemples du riche patrimoine qui constitue le capital intellectuel de la libre recherche de la région MENA, arrêtons-nous à la définition du terme. Liberté académique signifie que les personnes dans le milieu universitaire ont le droit d’exprimer, de diffuser et d’enseigner leurs idées librement, sans crainte de représailles, de ripostes ou de perte d’opportunités personnelles ou professionnelles. Cette liberté n’est restreinte que par les normes universitaires, les limites de la pensée rationnelle et les principes de la recherche scientifique, y compris l’examen obligatoire par les pairs. Il s’agit de la capacité des chercheurs à rechercher et à rapporter la vérité sans crainte de représailles pour avoir remis en question les normes ou les croyances politiques de la société. Bien qu’elle puisse être utilisée à mauvais escient, la liberté académique est un moyen fondamental de protection contre la censure, la discrimination et la désinformation.
La liberté académique ne signifie pas nécessairement la liberté de pensée, mais précisément celle de l’académie. Par conséquent, d’autres paramètres doivent être établis. Il s’agit notamment de la création ou de l’existence d’institutions consacrées à la formation, telles que les universités ou les centres éducatifs. Ceci nous amène à voir comment la liberté académique est un concept spécifique aux postulats islamiques. L’histoire des institutions islamiques du savoir, comme toute l’histoire de l’humanité, comporte de multiples dimensions et se caractérise par les obstacles, les controverses et les débats, notamment l’interprétation de ce qu’implique la liberté académique. Avant la longue et fallacieuse histoire de la censure, il y a eu des périodes de libre pensée dans le monde islamique. Ses contributions au monde universitaire, à l’art et au progrès scientifique ne peuvent être pleinement comprises que si l’on considère le haut degré de liberté dans la poursuite de la connaissance et sa protection inhérente.
Il est pourtant surprenant que la région MENA, autrefois pionnière en matière d’enseignement supérieur avec la création des premières universités, en soit venue à être associée à une société arriérée et régressive caractérisée par une littérature peu rigoureuse et des interprétations ignorantes de son propre texte spirituel. La distinction entre la théologie islamique et la divergence politique s’est estompée et a donné lieu à la fausse croyance que l’islam contemporain s’oppose à la connaissance. Ce n’est certainement pas le cas. Les civilisations islamiques d’Afrique du Nord, du Moyen- Orient et d’Asie du Sud-est se sont construites sur les principes de la libre recherche et de l’égalité d’accès au savoir, qui ont permis à ces cultures de survivre malgré les troubles politiques, les conquêtes violentes et d’autres difficultés. Cependant, il est bien connu que des conflits peuvent survenir entre la liberté académique et les tabous culturels souvent compris et acceptés par les sociétés à travers des coutumes non écrites, qui dans les sociétés patriarcales sont généralement instaurées artificiellement par convenance et à des fins pragmatiques. Pour comprendre cela, on peut passer au crible les textes, les théories et les institutions de la connaissance.
Fondements pour la recherche et l’apprentissage
Commençons par le texte sacré. L’islam insiste sur l’éducation et l’apprentissage comme moyen pour les musulmans d’être des dévots complets. Le premier mot de la sourate du Coran Al Alaq est le commandement Egrã, qui signifie apprendre ou lire. Dans l’islam, la connaissance est considérée comme essentielle à la foi et au bien-être, comme l’indique le Coran (13:96:1-19), qui accorde une place importante à la connaissance. Le mot « connaissance » représente environ 13 % du total des mots du Coran, juste après Allah (Dieu). Dans cette civilisation, la liberté d’expression, d’éducation et de diversité culturelle était très appréciée et activement encouragée.
Deuxièmement, les musulmans ont reconnu l’importance de bases théoriques solides pour la recherche et l’apprentissage en tant qu’outil de création de connaissance. Ils pensaient qu’une séparation logique des sciences était nécessaire pour définir la théologie et la philosophie. Cette approche théorique nécessitait un programme d’études jurisprudentiel, le Ilm al fiqh, et un discours philosophique, le Ilm al falsafa. Ce dernier comprenait trois composantes principales : une partie existentielle qui traitait de l’ontologie et analysait la nature de l’existence et son essence ; une partie évaluative qui comprenait l’axiologie et discutait des valeurs, du bien et du mal, et de la logique ; et l’épistémologie, consacrée à l’étude de la connaissance et à la théologie spéculative ou scolastique (Ilm al kalam). Le mot arabe kalam désigne ce qui est dit ou énoncé, et illustre le fait que, dans le domaine de la théologie, l’objectif premier est de parvenir à une compréhension théorique de la liberté et du discours. L’ouvrage de Franz Rosenthal, Knowledge Triumphant: The Concept of Knowledge in Medieval Islam (2006), analyse la façon dont la connaissance est conçue dans la pensée islamique et comment ses outils abordent la certitude, connue sous le nom de Ilm al yaqin. L’auteur explique que les érudits arabes n’ont pas seulement débattu de ce concept, mais qu’ils y croyaient fermement.
Troisièmement, les érudits musulmans ont reconnu l’importance de la création d’établissements d’enseignement officiels. Ils les considéraient comme essentiels pour favoriser la liberté d’apprendre, de traduire, de rechercher et d’enseigner. L’idée a pris la forme d’établissements d’enseignement connus sous le nom de madrasas, qui faisaient office de centres éducatifs au sens large. La première madrasa a été créée sur la propriété de Zayd ibn Arqam à Médine, où le prophète Mahomet a demandé aux prisonniers capturés de gagner leur liberté en apprenant à 10 musulmans à lire et à écrire. Plus tard, d’importantes madrasas ont été créées dans le Régistan de Samarcande, le centre de la Renaissance timouride. Le corps professoral de ces écoles nouvellement créées était composé d’érudits spécialisés dans divers domaines, notamment les études islamiques et arabes. Les disciplines profanes enseignées étaient étroitement liées à la langue arabe et comprenaient la poésie, la littérature et des oeuvres traduites du grec. Au départ, l’enseignement n’était pas réglementé, mais au fil du temps, il est devenu plus complexe et comprenait l’astronomie, les mathématiques, la médecine et d’autres sujets.
Dans le cadre de l’évolution des madrasas, la première université du monde a été fondée en 859 par une femme, Fatima al Fihri, dans la ville marocaine de Fès, avant la création de l’université de Wittenberg. Connue sous le nom d’université Al Quaraouiyine, elle présentait toutes les caractéristiques d’une université laïque selon les critères de l’époque. Au VIIème siècle, au côté des mosquées, des établissements d’enseignement primaire et secondaire, appelés kuttab, ont été créés. Il s’agissait de centres d’éducation de base qui comprenaient l’étude du Coran et des hadiths.
L’autre composante de la liberté académique dans les universités islamiques était la structure institutionnelle fondée sur le désir des institutions religieuses de conserver leur indépendance vis-à-vis du contrôle de l’État et du gouvernement, y compris du califat. Traditionnellement, dans le monde arabo-islamique, le programme d’enseignement islamique était élaboré par les érudits, et non par l’État, dont les dirigeants n’avaient pas le monopole des questions religieuses. La tâche de façonner une théorie et une production de connaissance islamiques, y compris des lois, n’était pas destinée à servir l’agenda politique de l’État, comme c’est souvent le cas dans les États-nations. De fait, les juristes avaient tendance à adopter une attitude d’opposition à celui-ci, quel que fut le système politique. Ce régime semi-autonome des intellectuels a conduit à l’émergence de différentes écoles de pensée, ce qui était considéré comme un format authentique et normatif du patrimoine islamique. Ceci a conduit au développement de diverses interprétations, connues plus tard sous le nom de madahib. Ces madahib étaient des écoles d’interprétation du fiqh, la jurisprudence islamique. Dans l’islam sunnite, il existe quatre écoles principales : hanafisme, malikisme, chafiisme et hanbalisme. Les écoles chiites comprennent le chiisme duodécimain, le zaydisme et l’ismaélisme. Pendant le califat abbasside, entre 750 et 1517, ainsi qu’à l’époque du sultanat mamelouk, les érudits arabes ont fondé, à partir de 754 et jusqu’au siège de Bagdad en 1258, le Bayt al Hikmah, également connu sous le nom de Dar al Hikmah ou Académie de la sagesse ou Maison du savoir).
Ces formes d’enseignement ont également développé un système académique d’évaluation de l’excellence au sein de la profession. Le monde académique occidental utilise le titre de docteur, inventé par la civilisation arabo-islamique, pour établir une hiérarchie scientifique et académique. Selon George Makdisi (1965, 1990, 1993), le doctorat musulman a eu une grande influence sur la communauté scientifique en Occident, ainsi que sur les fondements, la diffusion et l’ordonnancement du savoir occidental. Makdisi soutient que le mot doctorat dérive du latin docere, qui signifie enseigner. Le terme désignant ce grade académique dans le latin médiéval était licentia docendi, la licence d’enseigner, une traduction littérale du terme arabe original ijazat al tadris. Cela indique qu’une compréhension académique structurée de la science et de la connaissance n’a besoin que de crédibilité au sein de la communauté scientifique. La capacité d’enseigner, de rechercher et de produire des connaissances est inhérente et n’a pas besoin d’être revendiquée, contrairement à ce que dut faire Giordano Bruno.
Le système du doctorat islamique, ou ijazat al tadris, a non seulement influencé l’esprit académique des universités européennes, mais a également eu un reflet significatif dans le magistère millénaire de l’Église chrétienne. Le système musulman a introduit le doctorat comme une manifestation de deux ou plusieurs points de vue philosophiques et un débat entre eux, également connu sous le nom de « donner et recevoir ». Selon Makdisi (1981), il n’a pas seulement été établi pour parfaire le dialogue qui recherche la connaissance, mais a également constitué le processus islamique de détermination de l’orthodoxie. En Occident, l’adoption du doctorat était limitée, et ne comprenait pas l’autorité judiciaire. Cette différence, entre autres implications épistémologiques et historiques, permet une plus grande variabilité académique et a pu causer un préjudice inutile. Ce préjudice a ensuite conduit à une migration inverse vers les sociétés arabes de l’ère postcoloniale.
À l’instar de Maksidi, Sebastian Günther (2020) soutient que les premiers érudits musulmans ont reconnu le rôle important qu’une éducation accessible et efficace a joué dans le développement des sociétés de la civilisation islamique. Ces érudits ont mis l’accent sur l’éthique et l’esthétique de l’apprentissage et ont valorisé l’instruction. L’examen par Günther des huit points de référence d’Al Ghazali illustre clairement l’importance accordée à la libre recherche, à l’éthique et à la protection du savoir. Il affirme également que le système éducatif de l’Europe médiévale a probablement emprunté à l’islam la tradition pédagogique originelle.
Cependant, les intellectuels sont réticents à prendre parti pour le patrimoine arabo-islamique dans un contexte contemporain. On peut en voir un exemple dans la rhétorique de la laïcité, qui ne tient souvent pas compte de la compréhension dynamique et nuancée de ce concept au sein de la pensée islamique ni de ses origines en Occident, où il présente deux identités centrales : la domination des autorités religieuses, en particulier l’Église, et l’élasticité culturelle des termes et des pratiques d’un pays à l’autre. Dans l’histoire de l’islam, en revanche, l’État manipule constamment la religion en quête de légitimité.
Le besoin de retrouver l’université perdue
Pour conclure, la liberté académique est un concept qui doit être revisité d’un point de vue épistémologique et constitutionnel à l’échelle universelle. La liberté académique n’a jamais été un manteau pour protéger l’éducation ou la connaissance ; elle était la recherche elle-même. Aujourd’hui, son absence constitue la plus grande menace pour le monde universitaire. Dans le cas des citoyens de la région MENA, le besoin de retrouver leur université perdue est encore plus grand.
Malgré les voix de résistance, l’avenir de la démocratie, de la laïcité définie culturellement et historiquement, du féminisme et du monde universitaire libre est plein d’espoir. Aujourd’hui, les sociétés du Moyen- Orient et de l’Afrique du Nord se trouvent à un point où la faible stabilité et les nouvelles formes de violence coexistent dans une autre conception de l’équilibre imparfait.
Pour cette raison, et d’autres mentionnées ci-dessus, il est temps pour la région MENA de réfléchir lentement à ce que sera son éducation à l’avenir, en tenant compte de la situation sociopolitique et des possibilités de changement. L’un des aspects à considérer est la manière de mesurer la liberté académique. Il est important d’utiliser des mesures et des méthodes de contrôle de qualité afin d’obtenir des résultats optimaux, mais elles doivent être choisies et appliquées avec soin. En 2014, j’ai recommandé la création d’un indice de la liberté académique ; cependant, depuis lors, mon opinion sur ce genre d’indices a complètement changé. Ce sont des mesures sans aucune utilité, souvent biaisées en faveur des pays occidentaux ou des gouvernements pro-occidentaux. L’indice de liberté et l’indice économique sont de bons exemples de manipulation. En effet, ils peuvent être utilisés politiquement par les gouvernements occidentaux pour déclarer la guerre ou imposer des sanctions, comme dans le cas de la Syrie, l’Irak, la Libye ou le Zimbabwe, qui a été victime d’une injuste condamnation à mort économique prononcée par d’anciennes puissances coloniales rancunières. Un autre exemple de ce parti pris réside dans le fait que les gouvernements israéliens sont qualifiés de démocratiques alors que, selon un article publié dans le journal israélien Haaretz en 2022, les établissements d’enseignement supérieur palestiniens ne sont pas autorisés – c’est l’un des nombreux obstacles – à engager des professeurs étrangers si leur curriculum n’est pas approuvé par l’armée israélienne, plutôt que par le Ministère de l’éducation palestinien. De plus, Israël a récemment interdit aux manifestants juifs même d’arborer le drapeau palestinien en application d’une loi de 1980 qui interdit toute oeuvre d’art considérée comme ayant une « signification politique » ou arborant les couleurs du drapeau palestinien. Malgré cela, l’indice de démocratie libérale du V-DEM classe toujours Israël dans les 20 premiers pour 100, tandis que son indice de liberté académique le classe encore plus haut, dans les 10 premiers pour 100. Israël devrait être placé au même niveau que la Corée du Nord, le Turkménistan, l’Érythrée ou l’Iran, car il s’agit essentiellement d’un État d’apartheid. L’indice classe également la Libye dans la catégorie des « autocraties fermées », alors que le pays présente toutes les caractéristiques d’un État défaillant et que ses multiples gouvernements ont été nommés par un personnel incompétent et corrompu de l’ONU (2020) ou par des milices régionales. À la lumière de ce constat, je propose que des paramètres plus fiables soient appliqués pour sauvegarder la liberté académique par la création d’un Certificat de liberté académique délivré par une organisation internationale indépendante et non gouvernementale spécialisée dans l’élaboration et la publication de normes. Un tel certificat garantirait que les universités et autres établissements d’enseignement respectent la liberté académique, plutôt que de s’en remettre à la supervision de l’État, et promouvrait des standards internationaux de liberté tout en tenant compte des conditions locales. Cela donnerait aux universités du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord plus d’autonomie tout en respectant leurs propres pratiques./