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Co-édition avec Estudios de Política Exterior
La Turquie et la Méditerranée : un équilibre précaire
La politique étrangère turque a été marquée par une logique de confrontation qui a fait d’elle un acteur majeur de la région, mais qui, cependant, a contribué à l’accumulation de conflits.
Carmen Rodríguez López
La politique étrangère de la Turquie a été marquée ces dernières décennies par un dynamisme régional exceptionnel qui, après la fin de la guerre froide, a pu se développer dans un cadre plus autonome et multidimensionnel. Les paroles du premier ministre turc, Bülent Ecevit, prononcées lors du Conseil européen d’Helsinki, qui a donné feu vert à la candidature de la Turquie à l’Union européenne (UE) en 1999, soulignaient l’importance fondamentale de la Turquie dans le « processus euro-asiatique » et rappelaient que « Les ponts du Bosphore ne relient pas seulement les deux côtés d’Istanbul, mais aussi les continents européen et asiatique. Et ce, non seulement en termes géographiques, mais aussi au sens politique et culturel du terme ».
De ‘zéro problèmes avec les voisins’ à la ‘précieuse solitude’
La première législature du Parti de la justice et du développement (AKP), inaugurée en 2002, renforcera la candidature de la Turquie à l’UE, ce qui conduira à l’ouverture des négociations d’adhésion, en octobre 2005. À cette époque, comme l’ont remarqué Kaliber et Kaliber (2019), la vision géopolitique du gouvernement va souligner le rôle central de la Turquie dans la région, résultant de l’héritage ottoman, de sa situation géographique et de la composante religieuse d’une identité musulmane, qui sera accentuée de manière remarquable par rapport aux élites précédentes, adhérant au cadre du laïcisme kémaliste. Cette vision géopolitique ne se construisait pas face à un antagoniste européen. L’Occident était perçu comme faisant partie de l’identité turque et, comme preuve, la candidature à l’UE était promue comme un objectif essentiel du gouvernement.
Dans le même temps, l’activisme régional était encouragé au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, qui abandonnait progressivement l’eurocentrisme de la politique étrangère traditionnelle de la Turquie. L’influence croissante d’Ankara dans la région sera favorisée par la politique bien connue du « zéro problèmes avec les voisins », le développement de relations économiques et commerciales et la volonté de jouer un rôle de médiateur diplomatique dans les conflits régionaux.
Kaliber et Kaliber (2019) évoquent un tournant, à partir de 2013, où le discours des élites turques, face à un mécontentement social croissant qui aura son exposant maximal dans les soulèvements de Gezi, adoptera néanmoins un ton anti-occidental marqué, qui se cristallisera après la tentative de coup d’État de juillet 2016. L’Occident devient alors l’antagoniste monolithique menaçant la souveraineté et l’intégrité territoriale du pays.
Par ailleurs, les printemps arabes vont engendrer un nouveau scénario tumultueux et changeant, où les positions neutres et médiatrices des débuts de l’AKP vont céder la place à des positions clairement partisanes, qui vont connaître un saut qualitatif avec son implication dans la guerre syrienne. Dès 2013, Ibrahim Kalin, alors principal conseiller en politique étrangère du premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, inventait le terme de « précieuse solitude » pour désigner une politique étrangère turque qui soutenait de manière décisive les Frères musulmans chassés du pouvoir en Égypte, après le coup d’État d’Abdel Fattah al Sissi. Cette position va non seulement le confronter au nouveau gouvernement du Caire, mais va également accroître la rivalité avec l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis.
En plus de tout cela, il faut tenir compte du tournant autoritaire qui s’impose progressivement, mais de manière urgente dans la politique intérieure, à partir des soulèvements de Gezi. Parallèlement dans la politique extérieure, s’accompagnera d’un recours de plus en plus fréquent au pouvoir dur, renforcé par une nouvelle industrie militaire turque, où l’on remarque le développement d’avions sans équipage à capacité d’attaque, ou drones armés, connus sous le nom générique d’UCAV2. Dans ce processus, il est nécessaire de souligner le rôle joué dans sa production par la société de Selcuk Bayraktar, le gendre du président Erdogan. Ces drones ont été utilisés en Libye, en Azerbaïdjan et en Syrie. Dans le même temps, la présence militaire turque a également augmenté dans la région, avec des déploiements et des bases militaires en Irak, en Syrie, au Qatar, en Somalie et en Libye.
Coopération et rivalité avec la Russie
Par opposition à la rhétorique anti-occidentale qui s’est consolidée et accentuée après la tentative de coup d’État de 2016, alors que le gouvernement d’Ankara s’est non seulement senti abandonné par les capitales européennes, mais a également accusé les États-Unis d’être directement impliqués dans son articulation, la politique étrangère turque va connaître un rapprochement progressif avec Moscou, après avoir reconstruit des relations sérieusement endommagées par la chute d’un avion de chasse russe en novembre 2015. La Turquie et la Russie vont profiter du vide de pouvoir laissé par les États-Unis en Méditerranée et au Moyen-Orient pour étendre leur sphère d’action, dans le cadre d’une relation qui s’est notablement renforcée ces dernières années et dans laquelle s’est instaurée une dynamique de coopération et de rivalité. Le caractère autoritaire des deux régimes a cimenté une collaboration pragmatique, qui a su « compartimenter », comme le soulignent Hamilton et Mikulska (2021), les questions à traiter et empêcher que les différences et les désaccords dans certains domaines de la politique étrangère ne modifient l’ensemble des relations, qui sont nettement étroites, à leur tour, dans le domaine économique. La Russie est le premier exportateur de gaz vers la Turquie et le deuxième exportateur de pétrole, après l’Irak. La société qui va construire la première centrale nucléaire sur le sol turc, Rosatom, est également russe. De son côté, le partenaire oriental est une destination importante pour la production agricole turque et Ankara compte sur les revenus substantiels que le tourisme russe génère dans le pays. Bien qu’ils aient abordé les conflits du Haut Karabakh, de la Syrie et de la Libye, à partir de positions ouvertement différentes, allant même jusqu’à soutenir des camps opposés, ils sont parvenus, jusqu’à présent, à concilier leurs différences et à maintenir une interaction intense, qui leur a assuré une place de choix dans la région.
Plus récemment, la vente de drones à l’Ukraine a irrité le Kremlin, qui a annoncé la suspension des vols touristiques vers la Turquie après la visite du président Volodymyr Zelensky à Istanbul en avril 2021, bien que cette mesure ait été justifiée en invoquant la situation de pandémie de la Covid-19 dans le pays. Une autre source de friction future se forme autour de la possibilité qu’Ankara se dissocie de la Convention de Montreux, qui réglemente le passage des navires commerciaux et de guerre dans les détroits du Bosphore et des Dardanelles, sous souveraineté turque. Si la Convention autorise le libre passage des navires commerciaux, la navigation des navires de guerre est restreinte, ce qui donne la prééminence aux pays riverains de la mer Noire, dont la Russie. Cette proposition a été liée aux projets du président turc de construire un canal artificiel à Istanbul, qui remplacerait ou compléterait le passage naturel du Bosphore. Le président lui-même a nié, en avril, que la Turquie envisageait de quitter la Convention dans un avenir proche, compte tenu de la controverse internationale que cette question a suscitée.
Cependant, dans un geste plus aligné sur Moscou, Ankara s’est prononcée au sein de l’OTAN en faveur d’un adoucissement de la réaction contre le régime biélorusse après l’atterrissage forcé d’un avion de Ryanair et la détention illégale du journaliste Roman Protasevich, un geste qui souligne une fois de plus l’importance de cultiver des domaines de collaboration avec un membre clé de l’Alliance atlantique.
États-Unis : dégradation des relations
Quant aux États-Unis, sous l’administration de Donald Trump, le paradoxe est que les bonnes relations établies entre les présidents turc et américain ont favorisé qu’Ankara prenne des décisions telles que l’achat de missiles antiaériens russes S-400, qui l’ont considérablement confrontée au Congrès américain, ayant entraîné son expulsion du programme international de production d’avions de combat F35, avec de graves conséquences dans le domaine économique et de la défense, et qui ont conduit à des sanctions au titre de la loi Countering Adversaries Through Sanctions Act (CAATSA). Pendant cette période, les relations avec l’appareil de défense, la Chambre des représentants et le Sénat se sont considérablement détériorées, malgré la proximité entre les deux dirigeants. À cela ont contribué les accusations d’Ankara contre les États-Unis d’être derrière la tentative de coup d’État de juillet 2016, l’affaire contre Halkbank, une banque turque accusée d’aider à contourner les sanctions contre l’Iran, et le soutien américain aux Unités de protection du peuple (YPG) en Syrie, considérées comme un ennemi existentiel par le gouvernement turc, opposé à une entité autonome kurde dans le Nord du pays voisin.
Après l’arrivée au pouvoir de Joe Biden, la détérioration des relations avec la Maison Blanche s’est manifestée sur deux dossiers particulièrement symboliques : les deux présidents ont eu leur première conversation téléphonique trois mois après que le dirigeant américain ait succédé à Trump à Washington et en avril, Biden allait devenir le premier président américain à qualifier de génocide les massacres commis contre les Arméniens, dans la dernière phase de l’Empire ottoman.
On peut donc s’attendre à ce que, contrairement à l’ère Trump, les relations avec la Turquie perdent progressivement leur caractère personnaliste, avec le nouveau cours initié par le président démocrate, alignant les positions entre la Maison Blanche, l’Administration et le Congrès, ce qui contribuera à dessiner une position plus cohérente et prévisible à l’égard de la Turquie. En outre, l’administration Biden entend souligner l’importance des régimes démocratiques et des droits de l’Homme dans le pays et à l’étranger. Le président luimême a publié des déclarations critiquant le retrait de la Turquie de la Convention d’Istanbul contre la violence de genre en mars de cette année.
En ce sens, il sera intéressant d’observer comment la consolidation d’un autoritarisme compétitif en Turquie, accompagnée d’une répression croissante, jouera ou non un rôle clé dans les relations avec Washington. Bien que l’UE ait historiquement été l’acteur extérieur le plus décisif dans le processus de démocratisation de la Turquie, il convient de se demander si nous assistons à un nouveau scénario, où les États-Unis pourraient être plus exigeants que Bruxelles à cet égard.
Parallèlement à cette détérioration des relations avec Ankara, il est important de souligner le poids géostratégique croissant de la Grèce dans la région pour les ÉtatsUnis. Contrairement à la tendance observée avec la Turquie ces dernières années, le rapprochement avec la Grèce a fait l’objet d’un consensus notoire dans l’ensemble de l’échiquier politique américain, rompant ainsi avec le schéma d’indifférence relative à l’égard de ce pays qui a prévalu après la fin de la guerre froide. La Grèce est désormais perçue comme un acteur stabilisateur dans la région et le fruit de cette évolution est l’adoption, avec un soutien bipartite, au Congrès américain de l’Eastern Mediterranean Security and Energy Partnership Act, en 2019. Cette proposition lève l’interdiction des ventes d’armes à la République de Chypre ; autorise la création d’un centre énergétique États-Unis-Méditerranée orientale, pour faciliter la coopération énergétique entre les États-Unis, Israël, la Grèce et Chypre ; et elle prévoit l’aide à l’éducation et à la formation militaire internationale pour la Grèce et Chypre, entre autres questions.
L’éloignement de la Turquie des États-Unis et au sein de l’OTAN s’est produit en même temps qu’un nouvel alignement des puissances dans la région, rapprochant l’Égypte, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et Israël, sur la base de leur antagonisme envers les Frères musulmans et de leur opposition à l’influence iranienne. Cet alignement s’est également reflété dans la question énergétique soulevée à propos des gisements de gaz de la région, qui a donné naissance au Forum du gaz de la Méditerranée orientale (FGM), composé de Chypre, de l’Égypte, de la Grèce, d’Israël, de l’Italie, de la Jordanie et de l’Autorité nationale palestinienne, avec les États-Unis, la France et les Émirats arabes unis comme observateurs, la Turquie restant à l’écart. La réaction d’Ankara a fait monter la tension en Méditerranée, avec ce qu’on appelle la « diplomatie de la canonnière » entre 2018 et 2020 (Tanchum, 2021), ce qui a conduit à des moments inquiétants dans la région entre les accusations mutuelles de provocation et une militarisation croissante de la zone.
Union européenne : un agenda marqué par le blocage du processus d’adhésion et le poids croissant de la question migratoire
L’UE a condamné les inspections unilatérales de la Turquie dans la région et a soutenu les gouvernements d’Athènes et de Nicosie. Toutefois, l’influence de l’UE sur la politique étrangère turque a été fortement limitée par le blocage du processus d’adhésion et le poids croissant de la question migratoire. L’accord signé dans ce domaine entre les États membres et la Turquie en 2016, a conditionné de manière décisive la nature des relations, renforçant leur caractère transactionnel, au détriment de celui lié au processus d’adhésion, très exigeant en termes de réformes démocratisantes et de protection des droits de l’Homme.
L’exploitation de nouveaux gisements de gaz aurait pu être présentée comme une occasion d’établir de nouveaux domaines de coopération en Méditerranée orientale avec la Turquie. Cependant, jusqu’à présent, l’effet a été inverse, exacerbant des conflits latents ou gelés qui incluent la question de Chypre et la délimitation des zones maritimes, telles que la mer territoriale, la zone économique exclusive et le plateau continental. De fait, la Turquie et la Grèce ont cherché à renforcer leurs revendications territoriales, en établissant des zones économiques maritimes exclusives avec la Libye et l’Égypte, respectivement.
Des analystes tels que Valeria Talbot (2021) ont observé que si l’UE a été unanime dans sa condamnation des explorations unilatérales de la Turquie en Méditerranée orientale, les approches des États membres ont varié lorsqu’il s’est agi d’adopter des actions concrètes. Lors du Conseil européen d’octobre 2020, contrairement à la position de la Grèce, de Chypre, de l’Autriche et de la France, qui étaient favorables à des sanctions, des pays comme l’Allemagne ont préféré opter pour une solution basée sur le dialogue. La suspension des explorations unilatérales par la Turquie et la mise en place d’un mécanisme de dialogue au sein de l’OTAN avec la Grèce, ont favorisé une désescalade.
C’est dans ce cadre que le Conseil européen de mars 2021 a proposé un agenda positif avec la Turquie, qui comprend des incitations concrètes pour progresser sur la question migratoire, la modernisation et l’élargissement de l’Union douanière, la relance du dialogue de haut niveau et l’augmentation des contacts personnels, tout en mettant en garde contre les conséquences économiques et politiques, en cas de retour à « de nouvelles actions unilatérales ou provocations en violation du droit international, visant à nuire aux intérêts de l’UE et de ses États membres, en particulier en Méditerranée orientale ». Comme le souligne Talbot (2021), dans le rapport conjoint présenté par la Commission européenne et le Haut représentant de l’UE pour les Affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, la feuille de route proposée est « graduelle, proportionnelle et réversible ».
Même si l’approche est transactionnelle et minimise le conditionnement politique applicable à un pays candidat à l’UE comme la Turquie, il sera difficile pour celui-ci de ne pas continuer à apparaître nécessairement dans l’équation. En effet, à l’ordre du jour figure le renforcement des liens économiques, un objectif où ressort la modernisation de l’Union douanière mise en place en 1996 entre la Turquie et l’UE. Cette modernisation devra toutefois être soutenue par un Parlement européen, qui a demandé à plusieurs reprises, notamment dans son dernier rapport sur la Turquie adopté en mai 2021, la suspension des négociations d’adhésion en raison du manque de libertés dans le pays.
La situation économique de la Turquie, gravement affectée par une inflation croissante qui a atteint 12,3 % par an en 2020, la forte baisse de la livre turque face au dollar et à l’euro, l’arrivée d’un nouveau président à la Maison Blanche avec une vision géopolitique très différente de celle de son prédécesseur et la nouvelle reconfiguration régionale ont accentué les inconvénients et les désavantages de « la précieuse solitude » de la politique étrangère turque. Tout cela a conduit à des ajustements majeurs dans la politique étrangère d’Ankara, qui se sont traduits par des rapprochements significatifs avec la France, la Grèce et l’Égypte depuis avril 2021. Ce genre de contacts bilatéraux est essentiel pour rompre l’isolement en Méditerranée orientale et la logique de confrontation qui si bien elle a donné une grande visibilité à la politique étrangère turque dans la région, a cependant contribué à accumuler les conundrums que la Turquie doit résoudre.