La « sécuritocratie » dans la tourmente des révolutions arabes
Il est difficile de qualifier la Tunisie, la Libye et l’Égypte de régimes arabes « défunts », ou ceux qui sont encore dans un processus révolutionnaire, comme la Syrie, d’États policiers. Ce concept est plutôt lié à des régimes qui ont protégé leur autorité et leur autoritarisme par un contrôle « policier » étroit de leurs sociétés sans que, pour autant, ce contrôle sécuritaire se transforme en théorie existentielle et en une raison d’être. Ce que les régimes arabes ont pu « inventer » c’est plutôt une « sécuritocratie », comme le souligne d’une manière éloquente le sociologue soudanais Haydar Ibrahim.
Si nous adoptons ce néologisme, nous pouvons comprendre le développement de la majorité des systèmes politiques dans cette région. Ainsi, cette définition nous aidera à mieux prévoir une éventuelle sortie de crise dans une éventuelle réforme politique profonde et réelle. Dans cette logique, il est important de comprendre la « vision » sécuritaire de la plupart de ces régimes.
Dès leur ascension au pouvoir, souvent par des coups d’État, les dirigeants arabes se précipitent pour adopter le renforcement de leurs secteurs de sécurité afin de museler leurs contestataires et de mieux contrôler leurs sociétés. La sécurité « politique » devance, dans ce cas, toutes les autres dimensions de la définition de base du concept et démolit surtout le sens même de la sécurité des citoyens.
Le fonctionnement même de l’ensemble du système s’appuie sur le bon déroulement du travail sécuritaire. Le(s) parti(s) politique(s) ainsi que les syndicats et les ordres professionnels se transforment structurellement en une bureaucratie sécuritaire sous-traitante. Le gouvernement ainsi que l’armée deviennent, eux aussi, sources de méfiance et nécessitent, une mainmise sécuritaire qui ne rend compte qu’aux dirigeants réels ou à leur clan.
Avec un processus révolutionnaire, l’héritage est lourd sur plusieurs niveaux. Les dictatures, sous toutes leurs formes, ont réussi à spolier et à démolir l’économie de leur pays. Ainsi, les dictateurs ont déchiré minutieusement le tissu social en rendant leurs sociétés à leurs états primitifs afin d’empêcher toute organisation civile.
De plus, ils ont établi une culture de la peur et de la délation qui a permis à leurs instances sécuritaires d’anticiper toute forme de contestation à leur autoritarisme ou même de désaccord avec leurs visions d’avenir du pays, au cas où ils en auraient eu une. Cette culture n’affecte pas seulement la société (victime), mais aussi les services de sécurité/répression eux-mêmes (bourreaux). Ce qui rend l’image encore plus complexe et les réformes encore plus difficiles.
Au lendemain des révolutions,des chantiers s’ouvrent sur plusieurs registres afin d’aider à la mise en place d’une période de transition réussie. Cela va de la réforme du système juridique, qui a longtemps souffert de l’arbitraire, de la corruption et de la mainmise du secteur de la sécurité, à la réforme des lois électorales, qui n’ont existé que pour avorter toute possibilité de vie politique saine, en passant par la réforme constitutionnelle, qui touche le centre névralgique de l’État et qui a été victime de déformations multiples et variées.
Le classement des priorités est difficile tant que la volonté est forte pour entamer l’ensemble des chantiers. De ce fait, la réforme du secteur de la sécurité semble être la plus cruciale. Réussie, elle peut être le salut pour les autres réformes. En revanche, son échec risque de condamner tout le processus de démocratisation.
Les efforts ont déjà été déployés dans ce sens avant même l’écroulement des murs de la peur. Plusieurs instances internationales ont voulu « aider » les régimes dictatoriaux à se réformer et à réformer leurs systèmes de sécurité. Le champ d’action, dans ces cas, s’est limité à des aspects techniques. En écartant toute sorte de liaison avec l’établissement d’un État de droit, afin d’éviter le dérangement occasionné à l’égard des dictatures, les efforts dans ce sens n’ont abouti qu’à des modifications superficielles : au niveau des équipements, de l’entraînement technique, etc. Elles ont aidé les régimes concernés à embellir leur image devant l’opinion publique internationale sans, pour autant, contribuer au moindre changement dans le comportement et dans l’idéologie de la « sécuritocratie ».
De plus, il y a longtemps que l’on peut observer une étroite collaboration entre les services de sécurité des pays arabes autoritaires et leurs homologues européens ou américains. La lutte contre le terrorisme et l’immigration clandestine a donné des prétextes « plausibles » et une bonne « conscience » aux Occidentaux.
Au lendemain des changements politiques dans des pays comme la Tunisie, l’Égypte et la Lybie, le besoin d’une réforme « révolutionnaire » du secteur de la sécurité a été bien démontré. Cette réforme requiert une restructuration totale du système en prenant en considération l’amalgame présent entre le secteur de la sécurité et le secteur militaire.
La réforme consiste, tout d’abord, à transférer le contrôle du secteur de la sécurité aux représentants élus par le peuple. La mission principale doit passer d’une protection aveugle du dirigeant à la protection de l’État et de ses citoyens. La réforme du secteur est très liée, comme nous avons pu le constater, à la construction de l’État de droit. Tous les ingrédients pour une transition démocratique peuvent être utilisés dans sa préparation.
Malgré les différentes écoles qui ont été expérimentées en la matière (Amérique latine, Afrique et Europe de l’Est), il y a un consensus sur le rôle primordial des civils dans la restructuration du secteur. L’autorité civile œuvrant sous le contrôle d’un pouvoir législatif élu démocratiquement est la plus apte à contribuer efficacement à la réforme du secteur et à se soucier des besoins démocratiques de la société.
Le rôle crucial des civils dans ce domaine n’écartera pas du chantier les gens de « la maison ». Les civils ont besoin, sans aucun doute, d’être « épaulés » par des techniciens du secteur sans, pour autant, qu’un rôle croissant soit donné à ces derniers, au moyen duquel ils risqueraient de renverser la nouvelle équation. Des écoles insistent à que ce transfert des pouvoirs se fasse avec prudence et en veillant aux besoins des membres du secteur. Cela dit, il est dangereux, en même temps, de se soumettre à leurs exigences qui risquent de se transformer en obstacle pour l’ensemble de l’opération.
La réforme du secteur doit être globale et structurelle. Elle doit toucher tous les niveaux et utiliser une stratégie à développer avec le consentement des personnes concernées. Dans cette logique, il est nécessaire de franchir la barrière de la multitude des services. L’objectif d’un tel effritement serait sans doute d’établir une anarchie organisée afin d’éviter toute création d’un centre de pouvoir effectif susceptible de menacer les dirigeants. La restructuration doit, dès lors, unifier les services et réduire leurs nombres.
À l’ombre d’une histoire riche en violations des droits de l’homme, la réforme du secteur sera donc liée, aussi, au travail des organisations non gouvernementales qui œuvrent dans le domaine des droits publics. Des formations « éducatives » seront nécessaires dans le domaine des droits de l’homme dans les écoles de police en vue d’initier la nouvelle génération aux fondements de l’État de droit.
Du fait que le secteur a été, durant une longue période, épargné de tout contrôle sur ses comportements et sur ses recettes et ses dépenses,la transparence financière liée au contrôle parlementaire est un fondement inévitable de ce processus. Les budgets doivent être examinés et approuvés par les instances adéquates.
Sous le contrôle du Parlement et sous la direction d’un civil, cela ne veut pas dire que le secteur doive subir les éventuels « conflits » politiques démocratiques. Il est nécessaire donc de l’écarter du champ politique afin qu’il ne subisse pas ou ne soit pas influencé par ses divisions.
Afin que la réforme se déroule dans de bonnes conditions et soit convaincante aux yeux des concernés : les officiers et les agents des différents services, il est important de faire un « examen » de conscience et d’établir une certaine vérité sur les exactions commises durant la période passée. Le fait d’éclairer l’image et d’effacer les coins sombres des pratiques de ces services aidera leurs membres à intégrer l’organisation future.
Il va de soi que l’opération doit éviter le syndrome « chasse aux sorcières » qui ne peut être que destructif. En revanche, le pardon et la réconciliation ne devront pas agir au détriment des droits des victimes et de la mémoire collective. Un équilibre, établi par une justice transitionnelle efficace, sera nécessaire.
La transition démocratique affrontera des obstacles d’envergure. La contre- révolution ainsi que l’anarchie peuvent être des syndromes « évidents ». Le fait d’être averti de ces risques fera ressentir le besoin d’une réforme graduelle visant à institutionnaliser le secteur et à le mettre au service de la nation, après que celle-ci ait été à son service durant des décennies.
Finalement, même si le dossier de la réforme du secteur de la sécurité reste très délicat, il est inévitablement lié aux besoins de la société. Une société civile forte et organisée représente un outil de contrôle efficace et permanent. L’émergence de la société civile doit accompagner et soutenir le processus de la réforme. Le « sujet » victime des exactions des services de sécurité doit se transformer en citoyen qui connaît ses droits et reconnaît ses devoirs. Son engagement spontané dans les révoltes pour préserver sa dignité et récupérer sa liberté doit être suivi d’un engagement productif dans l’accompagnement du processus de la réforme.