Co-édition avec Estudios de Política Exterior
Idées politiques

La révolution du voile

Zahida Membrado
Journaliste, ancienne correspondante en Iran.
Les manifestations déclenchées par la mort de Mahsa Amini se sont reproduites dans le monde entier en soutien aux femmes iraniennes. Sur la photo, une manifestation à Istanbul, le 24 octobre 2022. ozan güzelce/dia images vía getty images

Les autorités pensaient pouvoir ajouter sa mort à la longue liste des personnes décédées dans des circonstances violentes et dont le décès n’a jamais été élucidé. Personne, ni le gouvernement, ni la police des moeurs, ni la direction cléricale qui dirige le pays, ni les millions d’Iraniens qui ont regardé, choqués, l’image de la jeune femme intubée à l’hôpital, ne pouvait imaginer que sa mort, si insignifiante pour la classe dirigeante, al­lait ébranler la République islamique.

Les événements qui marquent un tournant dans l’histoire d’un pays se produisent souvent de manière inattendue. La mort, sous tutelle de la police des moeurs, de Mahsa Amini, le 16 septembre, est l’un d’entre eux. Ce qui est regrettable, c’est qu’elle n’ait pas pu voir ce que sa mort tragique a déclenché à l’intérieur et à l’ex­térieur de son pays. À seulement 22 ans, cette inconnue au visage innocent et d’origine kurde – ce qui s’ajoute à la signification politique de sa mort – est devenue un symbole de la lutte pour la liberté des femmes en Iran, réprimées depuis quatre décennies par un régime théo­cratique brutal.

Mahsa Amini rendait visite à des proches à Téhé­ran, lorsqu’elle a été arrêtée par la police des moeurs au motif qu’elle ne portait pas correctement le hijab, selon la législation iranienne. Les raids de cette force de po­lice sont monnaie courante dans tout le pays, perpétrés par des officiers vêtues de tchador, qui n’hésitent pas à utiliser la violence contre leurs congénères dans la rue. Dans une multitude de vidéos circulant sur internet, on peut voir comment des femmes sont appréhendées de force et embarquées dans les redoutables fourgons blancs pour être conduites au poste de police, où elles sont enjointes de ne plus s’écarter de la rigueur dictée par le code vestimentaire islamique.

Dans ce contexte, son arrestation, et même sa mort ultérieure, auraient pu passer inaperçues aux yeux de l’ensemble de la population. L’arbitraire avec lequel le régime arrête et écarte ceux qui le dérangent est bien connu, de sorte que si son image dans le coma n’avait pas été diffusée, rien de ce qui se passe en Iran depuis des semaines n’aurait eu lieu. Mais, loin de ce que la po­lice aurait pu prévoir, le crime commis à l’encontre de Mahsa Amini pour le simple fait qu’elle n’ait pas caché correctement ses cheveux, a déclenché l’une des plus grandes protestations contre la République islamique depuis sa création, en 1979.

La mèche a pris feu dans la ville natale de la jeune fille, Saqqez, dans la région du Kurdistan, où, quelques heures après sa mort, des dizaines de femmes ont en­tamé une marche en criant liberté et en agitant leurs voiles en l’air, une scène insolite qui laissait présager ce qui allait se passer. Lors de ses funérailles, ses parents ont plaidé pour que justice soit rendue et ont assuré que leur fille n’était pas morte d’une maladie antérieure, comme le régime le prétend depuis le début. Les pro­testations dans la petite ville de l’ouest de l’Iran ont été rejointes en quelques heures par des manifestations massives dans plusieurs villes du pays, dont Chiraz, Is­pahan, Mashhad, Karaj, Tabriz, Rasht et la capitale, Té­héran. À ce jour, les manifestations se poursuivent et se reproduisent à l’intérieur et à l’extérieur de l’Iran, avec des milliers de personnes exprimant leur solidarité et leur soutien aux femmes iraniennes dans plusieurs ca­pitales européennes.

La lutte contre le port du voile obligatoire est devenue un symbole du rejet de tout un système



Le geste de se couper une mèche de cheveux est devenu un symbole de résistance et de nombreuses femmes occidentales ont partagé des images d’elles-mêmes, se coupant une partie de leurs cheveux pour montrer leur rejet de la privation de liberté des femmes iraniennes. C’est la première fois que l’exil iranien pro­teste avec autant de force et descend dans la rue, non seulement pour dénoncer la mort d’une compatriote, mais pour exiger la fin du régime.

Pendant ce temps, l’élite dirigeante s’emporte contre l’exposition quotidienne de photographies brû­lées de l’ayatollah Khomeiny et d’Ali Khamenei, l’actuel leader. La scène se répète chaque jour : des rues prises d’assaut par des femmes qui brandissent le voile pour réclamer la liberté, accompagnées par des hommes qui les soutiennent et partagent un sentiment d’unité his­torique, contre un ennemi commun. La lutte contre le port obligatoire du voile est devenue le symbole du rejet de tout un système.

Des révoltes différentes de toutes les précédentes

De l’extérieur, nous sommes témoins d’un soulèvement de la population iranienne comme nous n’en avons ja­mais vu auparavant, et plusieurs éléments distinguent ces protestations de celles qui ont eu lieu par le passé.

Tout d’abord, ce sont les femmes qui sont descen­dues dans la rue dès le début, et elles l’ont fait avec un courage et une force extraordinaires. En Iran, le voile est la première arme de répression contre les femmes. Bien qu’elle ne soit pas la seule, ni la plus grave, elle est la plus visible et celle qui permet au régime de mainte­nir le contrôle qu’il exerce sur la moitié de la population. L’une des premières mesures adoptées par Khomeiny lorsqu’il a pris le pouvoir en 1979, a été de rendre le hijab obligatoire, ce qui a déclenché des manifestations mas­sives à Téhéran, menées par des femmes qui rejetaient cette imposition. Cette mesure a été suivie par d’autres qui ont révoqué des droits acquis au cours de la période précédente, comme la loi sur la protection de la famille, qui avait porté l’âge minimum du mariage pour les filles de 13 à 18 ans, le droit à l’avortement, le divorce et une foule d’autres libertés supprimées. Cette réaction des femmes iraniennes démontrait leur fermeté et leur ca­pacité à lutter contre l’usurpation de leurs droits.

Le caractère transversal de ces manifestations met en évidence le mécontentement d’une population éprouvée par la crise économique et le manque de libertés



Les manifestations auxquelles nous assistons ces jours-ci sont les héritières des protestations du passé, car en 43 ans, la République islamique n’a pas réus­si à enterrer le mouvement des femmes iraniennes, ce qui n’est pas faute d’avoir essayé. Nombreuses sont les avocates et défenseuses des droits des femmes empri­sonnées. Des militantes bien connues comme Nasrin Sotoudeh, Narges Mohammadi, Saba Kord Afshari ou Golrokh Ebrahimi Iraee purgent leur peine ou ont été condamnées à la prison.

Deuxièmement, la forme des protestations les rend uniques, car jamais auparavant les femmes n’avaient défié le régime en retirant le voile d’une manière aus­si manifeste. Ces dernières années, des mouvements ponctuels contre le foulard ont été étouffés. En 2017, Vida Movahed a attaché son hijab à un bâton et l’a agité en silence dans la rue Enghelab de Téhéran. Son geste était tout à fait révolutionnaire. Elle l’a fait sans se ca­cher, en plein centre ville. Un groupe de personnes l’a entourée, ne sachant pas trop quoi faire, et finalement un homme l’a poussée par terre.

Et troisièmement, la participation de milliers d’hommes criant aux côtés des femmes les chants fémi­nistes de « Femmes, vie et liberté » donne à ces protes­tations un caractère unitaire, qui n’a jamais été observé auparavant. Des hommes et des femmes de différentes classes sociales, de toutes les régions du pays et de diffé­rentes minorités – Arabes, Azéris, Kurdes – descendent dans la rue pour appeler au renversement du régime et dénoncer ses exactions.

Le fait que Mahsa Amini ait été kurde a intensifié les hostilités du pouvoir central contre cette région autono­miste, ennemie déclarée de Téhéran. Fin septembre, les forces de sécurité iraniennes ont bombardé des zones kurdes, même en dehors des frontières, en territoire ira­kien, tuant plusieurs civils. Un porte-parole officiel du gouvernement a déclaré que les protestations étaient le fait de kurdes indépendantistes, cherchant à attaquer l’État. Le 30 septembre, les gardiens de la révolution ont également réagi de manière impitoyable contre des manifestants à Zahedan, capitale de la province du Sistan-et-Baloutchistan, une région à majorité sunnite extrêmement appauvrie, qui connaît de graves pénuries d’eau et de ressources. Selon plusieurs ONG, plus de 70 personnes ont été tuées, lors de la répression de ces ma­nifestations.

Le caractère transversal de ces protestations met en évidence le mécontentement et la souffrance d’une po­pulation éprouvée par la crise économique et le manque de libertés. Les travailleurs des secteurs de l’éduca­tion, de l’agriculture et du pétrole manifestent depuis des mois pour réclamer leurs salaires, de sorte que les germes de l’explosion actuelle remontent à loin.

En 2019, une vague de manifestations massives a balayé le pays pour protester contre la hausse des prix du carburant et la grave situation économique. Bien que l’Iran dispose des deuxièmes réserves de gaz et des quatrièmes réserves de pétrole du monde, la pauvreté y augmente chaque jour. La corruption galopante, l’inap­titude de l’administration à gérer le pays et le maintien des sanctions américaines sévères ont étouffé l’écono­mie et laissé toute une génération sans espoir d’une vie meilleure. Les manifestations d’il y a trois ans ont fait plus de 1 500 victimes, mais elles étaient essentielle­ment de nature économique.

Dix ans plus tôt, en 2009, le Mouvement vert était largement mené par des jeunes qui protestaient contre les résultats des élections, qui donnaient une nouvelle fois la victoire à l’ultraconservateur Mahmoud Ahma­dinejad. Mais ces protestations répondaient à l’appel des leaders de l’opposition. Ils avaient une cause précise et ne demandaient pas la fin de la République islamique, mais plutôt la transparence dans le décompte des voix et des élections honnêtes.

Aujourd’hui, le mouvement a franchi toutes les lignes rouges, parfaitement fixées par le régime. Les jeunes femmes qui manifestent sans le voile ont été re­jointes par des femmes en tchador qui s’opposent éga­lement à leur port obligatoire. Une des plus ardentes défenseuses de cette position est l’ancienne députée Parvaneh Salahshouri, actuellement en liberté surveil­lée, qui affirme que les femmes se sentent stressées et humiliées face aux agissements de la police des moeurs. Salahshouri affirme que lorsque la religion est imposée par la contrainte, elle cesse d’être une religion et devient une idéologie politique.

Le régime affirme que l’occident manipule les manifestants

Mais le régime maintient que les manifestants ré­pondent à l’appel des forces occidentales visant à dés­tabiliser le pays et n’a, à aucun moment, reconnu une quelconque responsabilité dans le mécontentement général. Sa réaction est l’arrestation, l’emprisonnement et l’assassinat de manifestants, dont on ignore où ils se trouvent. Il est impossible d’avoir un chiffre approxima­tif du nombre de personnes tuées lors des protestations, mais parmi elles se trouvent de nombreux mineurs.

La question que le monde entier se pose est de savoir si quelque chose va changer, à la suite de ces soulève­ments. Il est impossible de donner une réponse unique, mais ce qui est indéniable, c’est que la République isla­mique a été touchée. Les fondations du régime ont été ébranlées pour la première fois en 43 ans. La pression extérieure est grande et ne vient plus seulement des gouvernements ennemis politiques de l’Iran, comme les États-Unis, dont la seule mesure contre Téhéran a été l’imposition répétée de sanctions économiques. Des sanctions qui n’ont pas rendu les puissants moins pauvres, mais qui ont grandement nui à la population.

Les fondations du régime ont été ébranlées pour la première fois en 43 ans. La pression extérieure est grande et ne vient plus seulement des gouvernements ennemis politiques de l’Iran



Aujourd’hui, les Iraniens en exil, dont la voix est beaucoup plus forte, demandent aux gouvernements occidentaux de rompre toute relation avec l’Iran. Ils de­mandent l’expulsion des ambassadeurs iraniens de leur pays, la sanction d’une grande partie des dirigeants du régime, le gel de tous les avoirs sur des comptes étran­gers et l’isolement complet du pays. Mais pourquoi les gouvernements occidentaux devraient-ils faire cela, alors qu’ils n’ont aucun scrupule à entretenir d’excel­lentes relations avec l’Arabie saoudite ou d’autres mo­narchies absolues du Moyen-Orient, qui punissent leur peuple encore plus durement ?

L’Iran entre dans la guerre en Ukraine

L’Iran a également pris part au jeu de guerre en Ukraine avec la vente de drones kamikazes Shahed-136 à la Rus­sie, que l’armée a lancés en octobre sur Kiev, causant de graves dommages à la population. Téhéran s’est égale­ment impliqué dans la guerre en envoyant du person­nel militaire iranien dans la péninsule de Crimée, pour soutenir techniquement les militaires russes dans leurs manoeuvres d’attaque. Ce soutien logistique à la Russie complique les négociations sur un nouvel accord nu­cléaire, qui est en suspens depuis que Donald Trump s’en est retiré en 2018. Bien que le président Joe Biden ait manifesté son intention de réactiver l’accord, les événements actuels éloignent cette possibilité. L’Union européenne, principale partie à l’accord, a annoncé des sanctions contre Téhéran pour la vente de drones au Kremlin, et dans le contexte actuel, la population ira­nienne ne comprendrait pas un rapprochement poli­tique entre l’Occident et le régime des Ayatollahs.

Le bras de fer irano-russe contre l’Occident va au-delà de la course à une nouvelle configuration de l’ordre mondial. En juillet 2022, la Compagnie natio­nale iranienne du pétrole et la société russe Gazprom ont signé un accord de coopération d’une valeur de 40 milliards de dollars, pour le développement des champs pétroliers et gaziers iraniens, l’achèvement de projets de gaz naturel liquéfié et la construction de nouveaux gazo­ducs. Un accord qui renforce l’alliance russo-iranienne contre l’Occident et qui témoigne du réalignement des approvisionnements énergétiques au lendemain de la guerre. Les conséquences de cet accord pour l’Europe restent à voir, étant donné qu’au milieu de cette année, l’Iran a annoncé son intention de remplacer la Russie comme fournisseur de gaz du Vieux Continent.

En somme, bien qu’il ne soit pas encore possible de répondre à la question de savoir quels changements cette révolution apportera, ces révoltes entreront sans aucun doute dans l’histoire de l’Iran. Le régime doit faire face à toute une population en révolte, qui ne veut plus se taire et endurer tant de souffrances. Avec les protestations ac­tuelles, les jeunes femmes canalisent les souffrances ac­cumulées dans leurs familles depuis des décennies que, même dans les périodes les plus laxistes, avec des pré­sidents plus disposés à introduire des réformes comme Mohammad Khatami (1997-2005) ou Hassan Rohani (2013-2021), elles ont ressenties moins intensément.

La génération actuelle d’Iraniennes âgées d’une vingtaine d’années ou même plus jeunes, petites-filles de celles qui ont mené la révolution en 1979, a perdu la peur de s’exprimer. L’image de foules de lycéennes agitant leur voile dans la rue en criant « Azadi, azadi, azadi ! », liberté, en persan, est frappante. Les deux générations précédentes ont vécu dans la peur et la résignation sous un régime qui utilise la religion pour imposer son pouvoir. Mais il est clair que cette attitude n’est d’aucune utilité pour les millions de jeunes imprégnés par les réseaux de mouvements féministes tels que #metoo ou simplement désireux de vivre dans un pays libre.

Ce qui a commencé comme une révolution contre le voile s’est transformé en un défi pour le régime, qui a peu de chances d’en sortir indemne. Aujourd’hui, de­puis l’Iran, les femmes poursuivent leur combat et de­mandent au monde de ne pas les abandonner./

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