La région MENA post-Covid : de la transformation digitale à la transformation par le digital
La connectivité universelle est un élément clé à la fois du rétablissement post- Covid-19 et de la mise en oeuvre des projets de développement plus globaux.
Mondher Khanfir, conseiller politique
Présentée comme projet stratégique par tous les gouvernements, la transformation digitale s’avère très fastidieuse dans la région MENA (Moyen-Orient et Nord de l’Afrique). À part Israël et quelques pays du Golfe comme le Qatar et les Émirats arabes unis qui s’affichent dans les top improvers dans le classement 2020 du Digital Inclusion Index (Roland Berger, 2021), le reste des pays s’enlise dans une fracture digitale béante, accentuée par la pandémie du coronavirus. Cet article adressera la situation des pays arabes qui donnent sur le bassin méditerranéen, désignés par MENA-M, et concernés par la politique de voisinage de l’Union européenne. Cette dernière affiche une ambition renouvelée de bon voisinage qui puise ses racines dans le Processus de Barcelone et s’inscrivant dans une nouvelle dynamique post Covid-19. L’avenir de l’intégration euroméditerranéenne dépend de la réussite de ses politiques économique, technologique, culturelle et climatique.
La connectivité universelle est un élément clé à la fois du rétablissement post Covid-19 et de la mise en oeuvre des projets de développement plus globaux, parmi lesquels les objectifs de développement durable. Cependant, elle est encore loin d’être réalisée, puisque dans le monde d’aujourd’hui, seulement un être humain sur deux a accès à Internet. Selon l’Union internationale des télécommunications, le taux de pénétration global des internautes dans le monde s’élève à 53,6 %. Dans les pays développés, ce chiffre monte à 87 %, mais il tombe à seulement 47 % dans les pays en développement.
Les disparités en termes de pénétration d’Internet – à la fois entre les pays les plus riches et les plus pauvres, et entre les différentes régions d’un pays donné – constituent un obstacle majeur à l’atténuation des défis de la Covid-19, comme rapporté par Oxford Business Group. Dans l’un de ses derniers rapports, il fait valoir la non préparation de certains pays à assurer le déploiement de nouveaux services en ligne, ce qui nuit au maintien des services publics et à la continuité des affaires, à l’accès aux soins, à l’éducation et à la mobilité en particulier.
Bref, lorsque l’infrastructure technologique est inadéquate, cela limite non seulement la capacité à tirer pleinement parti des opportunités nouvelles de l’économie digitale, mais compromet aussi la performance de l’économie conventionnelle. Les technologies de l’information et de la communication (TIC) sont devenues essentielles au fonctionnement d’une économie, aux côtés des réseaux d’approvisionnement en eau, en électricité et en nourriture. De plus, parallèlement aux vaccins, une connectivité généralisée est un élément essentiel du système sanitaire.
Une des caractéristiques communes dela région est que la transformation digitale a toujours été perçue comme un gap à rattraper, plutôt qu’un levier stratégique d’innovation et de positionnement dans l’ère cognitive. Certes, il y a un retard important à combler au niveau de l’infrastructure et des équipements hardware. Mais cela n’explique qu’en partie le fait d’avoir des usages limités et un écosystème de l’innovation bridé par un secteur public dominant, et empêchant le secteur privé d’investir librement dans l’économie digitale.
Dans la région MENA-M, les mesures de distanciation sociale imposées dans l’urgence pour faire face à la pandémie (confinement, limitation des déplacements, couvre-feu, …) ont eu des conséquences négatives, et ont paradoxalement exacerbé la fracture numérique.
Ce constat est fait en premier lieu dans le secteur public, à cause d’une infrastructure numérique dans l’Administration, qui n’est pas conçue pour un travail à distance et pas encore prête à assurer la continuité des services publics aux citoyens et aux entreprises via des guichets virtuels. Ceci a affaibli considérablement la productivité de la fonction publique d’une part, et a réduit la performance économique d’autre part. Ce constat cinglant concerne tous les pays MENA, mêmes ceux qui s’affichent en haut du classement de l’Indice d’agilité digitale (Euler Hermes, 2021), qui mesure la capacité des pays à fournir aux entreprises un environnement propice à la transformation digitale.
La saturation des réseaux, à cause d’une connexion plus soutenue à Internet et une utilisation plus intensive des vidéos en ligne et visioconférences, a montré la limite des infrastructures technologiques de la région, comme souligné par la Banque mondiale dans Assurer la transformation numérique en pleine pandémie : le cas de la région MENA (Boutheina Guermazi, 2020). Le déficit de capacités de connexion au réseau international et le manque de points backbone a bridé la bande passante de la zone MENA pendant la crise sanitaire.
Ainsi, des défaillances dans l’accès aux services de base, comme les soins, l’éducation et le transport se sont manifestées avec la crise. Elles ont impacté directement la vie des citoyens et des entreprises, dont un grand nombre ont dû licencier une partie de leurs effectifs. Rien qu’en Tunisie, les estimations évoquent plus d’un million de personnes, soit près de 10 % de la population, qui auraient basculé en dessous du seuil de pauvreté à la suite de la pandémie.
Un peu partout, les systèmes de santé et des hôpitaux ont atteint leur limite dès le premier choc sanitaire début 2020. Face à la crise, ils ont été pris de court que ce soit au niveau des équipements, (réanimation, respirateur, oxygène…) que du personnel soignant, même si des initiatives citoyennes ont permis d’atténuer ces faiblesses grâce à la collecte de dons et à la mobilisation bénévole de ressources externes. Le dynamisme de la société civile observé lors de l’apparition de la pandémie n’a malheureusement pas été entretenu par les pouvoirs publics, et la défiance entre les secteurs public et privé a très vite repris le dessus dès la fin de la première vague.
La poussée d’innovation exceptionnelle qui s’est mise en branle dans chaque pays, afin de diriger les efforts de la communauté des Tech-Entrepreneurs et organiser une riposte par la technologie, n’a pas traversé les frontières. Mêmes les startups qui ont réussi à offrir des solutions de dépistage et de traçage des personnes atteintes sont restées confinées dans leur pays d’origine. Pire, des projets d’une grande valeur technologique, comme la startup égyptienne DilenyTech, spécialisée dans les thérapeutiques digitales pour un dépistage du cancer assisté par l’intelligence artificielle, sont restés dans leur périmètre initial et risquent même d’être tués dans l’oeuf par l’environnement local. L’avantage même de la porosité des frontières dans l’économie digitale ne semble pas jouer en faveur des startups les plus prometteuses.
Certes, la question qui s’est posée en filigrane concerne la gestion, le stockage des données personnelles et l’interface avec les systèmes d’information nationaux. La dissymétrie entre les cadres réglementaires et institutionnels freine aussi la propagation des applications, en dehors des frontières nationales. À titre d’illustration, le Maroc a lancé un appel d’offre international pour l’acquisition d’une solution de traçabilité des contaminations et de diagnostic en ligne. Le marché fut attribué à une société locale qui a développé et mis en service fin avril 2020, une application 100 % marocaine. La Tunisie a suivi à quelques jours près, grâce à un acte généreux d’une startup locale, qui a offert au ministère de la Santé une application, clef en main. Aucune de ces deux applications n’a été capable d’opérer en dehors de son territoire national, ce qui souligne la difficulté d’adoption des projets de digitalisation.
La continuité des cours d’enseignement à distance pendant la Covid-19 illustre bien cette difficulté. Dans la région, alors que les écoles et les universités privées ont basculé très rapidement en mode télé-enseignement et examens en mode virtuel, cela n’a pas été le cas des établissements publics. Les raisons qui expliquent ce blocage reposent notamment sur les éléments suivants:
– La fracture digitale qui mettrait une partie des élèves et étudiants dans le secteur public en position de faiblesse par rapport à certains de leurs camarades ;
– Les fournisseurs de plateformes e- Learning sont très sollicités et généralement n’apprécient pas les procédures longues d’appel d’offres du secteur public. De plus, leurs contrats de licence sont généralement standardisés et domiciliés dans leur pays d’origine.
–Les efforts de numérisation des cours ne sont pas vus avec bienveillance par tous les enseignants. À part le temps considérable requis pour réadapter les supports de cours, il y a des compétences nouvelles à acquérir pour utiliser le canal digital, ce qui n’est pas assuré ni pris en compte par les autorités de tutelle.
En Jordanie, par exemple, selon la publication de la BM COVID-19 and digital learning preparedness in Jordan (M. Audah, M. Capek, A. Patil, mai 2020), plus de 16 % des élèves n’ont pas accès à Internet, soit 16 points de pourcentage en dessous de la moyenne de l’OCDE, tandis qu’un tiers n’ont pas d’ordinateur pouvant être utilisé pour les travaux scolaires, soit 25 points de pourcentage en dessous de la référence de l’OCDE. Cette fracture numérique se trouve principalement dans les ménages à faible revenus : moins de 30 % des élèves des groupes de statut économique les plus bas ont un ordinateur pour leurs travaux scolaires, et seulement 50 % environ peuvent accéder à Internet.
L’Égypte, après une tentative de développement en interne de sa propre plateforme d’enseignement à distance, a fini par opter pour une solution fournie par Microsoft International et Blue Cloud for Software Development. L’annonce a été faite en septembre 2020 par le ministre égyptien de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique. Encore au stade expérimental, la plateforme électronique permettra l’enseignement à distance dans toutes les universités et de passer leurs examens, qui ont lieu en présentiel et en ligne.
Côté mobilité, la pandémie a montré le délabrement des systèmes de transport public dans les pays de la région. Miné par l’informel, le secteur du transport des personnes a subi de plein fouet les restrictions de circulation et les mesures de distanciation sociale.
Le transport de marchandises a quant à lui, connu de grosses perturbations qui ont touché les circuits économiques du fait des mesures de couvre-feu et des limitations des déplacements, ce qui a réduit encore plus l’efficience des chaînes logistiques, comme dénoncé par le président de la commission de la compétitivité logistique et énergétique à la CGEM au Maroc : « plusieurs leçons ont été tirées de cette crise : il faut basculer sur le digital et vite, il faut réfléchir à comment peut-on diversifier le transport, former les conducteurs à se diversifier et à aller dans différents systèmes de transport ». Ce qui est étonnant, c’est d’attendre la crise pour réaliser l’importance de déclarer leurs employés, de se mettre aux normes de sécurité et d’instaurer une traçabilité sur l’ensemble de la chaîne transport et logistique.
Par ailleurs, le basculement en faveur des paiements en ligne est devenu une nécessité absolue, dans une région dominée habituellement par le paiement en espèces. Même si les conditions d’une société cashless ne sont pas toutes réunies dans la région, il n’en demeure pas moins que les acheteurs en ligne préfèrent désormais utiliser les paiements numériques, selon l’étude du fournisseur de systèmes de paiement basé à Londres, Checkout.com. D’après ce dernier, 40 % des acheteurs en ligne dans la région Moyen-Orient déclarent acheter et payer en ligne en raison de la pandémie. L’accélération des transactions de commerce électronique et de paiement numérique a condensé l’équivalent de cinq années de croissance en quelques mois.
La transformation digitale est avant tout une transformation culturelle
En pleine pandémie de la Covid- 19, la connectivité joue désormais un rôle clé pour les particuliers, les pouvoirs publics et les opérateurs désireux d’utiliser des données, des contenus et des applications numériques, en vue d’assurer la continuité de l’activité économique et sociale. Les gouvernements sont ainsi appelés à assurer des conditions propices à l’interconnexion des infrastructures, des systèmes d’information et plus généralement des écosystèmes de l’économie digitale, ce qui permettra l’extension des capacités des réseaux et la couverture des services Internet.
La construction d’un projet de transformation digitale global et transversal reste un exercice périlleux, surtout si les besoins sont mal exprimés ou encore détachés des contingences locales. Lorsque les projets d’infrastructure technologique sont formulés par des départements techniques en charge des télécommunications, ils sont contraints par leur propre organisation en silo et par des procédures de passation de marchés inadéquates pour l’innovation. Ceci n’aide pas à structurer des projets transversaux, ni à construire une gouvernance globale efficace.
C’est ce qu’on observe en Tunisie, qui a initié dès 2013 un programme ambitieux, Tunisia 2016, avec un budget de cinq milliards de TND, repris tour à tour en 2016 pour y inclure une composante e-Santé et en 2019 pour élargir aussi bien le périmètre, que l’horizon de déploiement. Avec la crise de la Covid-19, la Tunisie retouche encore une fois son plan stratégique numérique, et rencontre maintenant des difficultés à passer à l’exécution avec le budget initial, qui n’est plus adapté au contexte du moment.
Le retard dans la transformation digitale mis à nu par la crise de la Covid- 19 invite les pays de la région MENAM à repenser le rythme d’avancement de leur intégration technologique et économique. Cela invite à formuler des stratégies en partenariat publicprivé, induisant une accélération du progrès dans tous les domaines, à tous les niveaux. Le progrès, c’est justement de permettre aux différentes catégories sociales d’accéder, à distance à moindre coût et en toute sécurité, aux différentes prestations publiques, d’apprendre, de travailler, d’acheter, de payer et de se faire payer à distance.
L’ancrage territorial promu par la politique de voisinage de l’UE vis à vis de ses voisins du Sud, donne l’exemple en institutionnalisant des facilités d’accès à l’espace digital, un socle commun de droits et d’obligations adossé à une infrastructure technologique mutualisée, qui permettra de catalyser les compétences numériques et de diversifier les usages.
Donner le droit d’accès à Internet à toutes les populations de la zone euroméditerranéenne, afin d’exercer pleinement leur citoyenneté est un basculement culturel nécessaire pour asseoir les politiques publiques de transformation digitale. À la clef, une identité digitale à favoriser pour qu’elle exprime une citoyenneté digitale sans frontières, inclusive et représentative de la richesse civilisationnelle de la grande zone euroméditerranéenne. Pacifique et éthique, elle ne peut que faciliter le rapprochement entre les peuples et consolider l’engagement en faveur de l’État de droit, des fondements de l’égalité, la démocratie et de la bonne gouvernance, en tant que vecteur d’une stabilité régionale équitable et prospère, dans le respect de la diversité et de la tolérance.
Connectivité et cognition sociale
Dans un contexte d’instabilité générale et d’accélération des changements, la capacité d’absorption des innovations technologiques repose sur une cognition sociale, qui positive la façon dont on traite et utilise les informations. Elle se doit ensuite d’assurer une « connectivité sociale » en vue d’une affirmation de soi dans un espace virtuel ouvert, libre mais régulé, favorisant une généralisation des meilleures applications digitales pour le plus grand bien-être de la communauté d’utilisateurs au sens large. L’espoir dans la zone euroméditerranéenne est justement de créer cet espace de liberté qui fait défaut sur le terrain physique, et ouvrir davantage le champ du possible pour les innovations digitales.
La technologie est censée permettre le désenclavement territorial et l’interaction sectorielle au niveau local et international. L’économie digitale ne peut se développer sans un ancrage dans l’économie réelle pour en étendre la performance et impacter le plus grand nombre, sans restrictions de genre, ni limitations géographiques. La crise du coronavirus a certes accéléré l’essor du digital, mais elle a des fois réactivé aussi les réflexes du protectionnisme, et bon nombre de pays s’efforcent désormais à redéployer leurs chaînes d’approvisionnement en privilégiant les circuits courts, avec un sourcing local et des activités intégrées dans leurs propres territoires, pour freiner la propagation du virus et surtout atténuer les effets secondaires de la pandémie sur l’économie. Ceci ne remettra pas fondamentalement en cause les paradigmes de coopération multilatérale (ALECA, ZLECAf,…) mais contribuera à terme à l’émergence de e-zones de libre échange et de citoyenneté digitale.