La réforme du Code de la Famille en Algérie

Des membres de l’Instance pour la Protection de la Famille, créée pour ouvrir un débat public sur la réforme, parlent sur les aspects les plus polémiques : polygamie, adoption, divorce ou tutelle matrimoniale

ENTRETIEN avec Badia Gaouar et Fadhéla Bouamrane par Sadjia Guiz.

En juin 2004, un groupe de femmes universitaires, cadres, journalistes… algériennes se sont senti interpellées par les échos rapportés par la presse faisant état d’un projet de nouveau Code de la Famille en remplacement de celui de 1984. Selon les mêmes sources, ce projet était l’œuvre d’une commission comprenant 52 membres. La composition réelle de cette commission n’a jamais été officiellement publiée, de sorte que ses travaux s’apparentaient à un travail mené dans une semi clandestinité. En tant que femmes musulmanes, concernées par le devenir et le statut de la femme, elles ont décidé de créer un groupe de réflexion autour de cette question. 

Par ce moyen, elles voulaient faire entendre d’autres voix de femmes, celles maintenues délibérément à l’écart du débat sur le projet, du fait que, tout en réclamant la nécessité d’amender le Code de 1984, elles situaient leurs démarches dans le cadre des valeurs de l’islam auquel elles demeuraient attachées. Réunies dans un cadre organisé, appelé Instance pour la Protection de la Famille, leur première action a été de lancer un appel en juillet 2004, en vue de recueillir le maximum de signatures, en particulier celles d’un certain nombre de personnalités, pour soutenir l’action de l’Instance. Dans cet appel il était demandé que soit soumis au débat public tout amendement ou modification de ce code, et si besoin, au référendum. 

Maître Badia Gaouar, avocate au barreau d’Alger, docteur Fadhéla Bouamrane, professeur en Médecine et docteur en Philologie, membres fondateurs de l’Instance pour la Protection de la Famille (qui continue d’être un forum de réflexion et de propositions), ont accepté d’accorder cet entretien à AFKAR/IDEES, modéré par Sadjia Guiz, professeur de Physique et Chimie, journaliste et militante pour la Démocratie en Algérie. 

SADJIA GUIZ : La question du wali, le tuteur matrimonial, a été celle qui a alimenté le plus les débats. Pouvez vous revenir sur ce point ? 

BADIA GAOUAR : En effet, cette question du tuteur matrimonial a suscité des débats très riches. Dans le Code de 1984, l’article 11 prévoyait : « La conclusion du mariage pour la femme incombe à son tuteur matrimonial qui est soit son père, soit l’un de ses proches parents. » 

Cet article a fait l’objet de controverses, au sein de la société algérienne, et de discussions au sein de l’Instance, et si il a été discuté au sein de l’Instance c’est parce que entre les écoles du droit musulman, les avis divergent sur ce point. La question centrale était celle de savoir si la tutelle matrimoniale pour la femme est une condition de validité du mariage, ou non ? Question qui s’est d’ailleurs trouvée très tôt posée par les juristes musulmans, notamment Ibn Rochd (Averroès), le Cadi des Cadis de Cordoue. Notre démarche s’inscrivant dans le cadre des valeurs islamiques, nous participons à ce débat en nous penchant sur les arguments développés par les différentes écoles juridiques. L’amendement apporté par l’ordonnance du 27 février 2005, ne tranche pas la question. La rédaction de l’article 11 est une aberration juridique : « La femme majeure conclut son mariage en présence de son wali (père ou proche parent ou toute autre personne de son choix). » La femme majeure conclue donc son contrat de mariage, elle est donc légalement capable, capacité juridique qui lui est reconnue dès l’origine par l’islam. On se demande alors pourquoi la présence d’un wali, qu’elle peut elle-même choisir, qui n’est pas défini par la loi, soit une condition de validité de son mariage ! 

Au sein de l’Instance, nous continuons donc de mener une réflexion commune et un débat sur cet aspect. 

S.G. : Ce que certains reprochent à cet article, c’est qu’il laisse la femme dans un statut de « mineure à vie »? 

B.G. : C’est en effet le slogan favori de certains groupes qui reprochent en réalité au Code de la Famille de s’inspirer des valeurs de l’islam. La capacité juridique de la femme musulmane lui est reconnue, elle n’est pas mineure du fait qu’elle peut passer tous les contrats de la vie civile sans autorisation de qui que ce soit. S’agissant de son mariage, l’Algérie, qui suit le rite malékite, a introduit la tutelle matrimoniale pour la femme, mais ce qu’il faut rappeler c’est que même pour l’imam Malek, chef de cette école juridique, c’est une condition d’ordre traditionnel et pas une obligation. Pour moi, c’est un fait culturel qui a son importance dans une société donnée qui est la nôtre. Rappelons que le droit est un phénomène social. 

FADHELA BOUAMRANE : Dans certains cercles d’ici ou d’ailleurs, et sans la moindre exigence d’honnêteté intellectuelle, on avance des contre-vérités manifestes à l’appui de propos, tels que ceux tenus par l’auteur d’un article paru dans le quotidien français Le Monde (10 juin 2004) sous le titre « Libérez les femmes algériennes ! : … plus de 14 siècles après l’avènement de l’islam, le Code de la Famille rend légal ce qui était licite contre la femme : polygamie, mise sous tutorat, déni des droits à la succession, impossibilité de se marier librement, aucun droit au divorce, expulsion du domicile conjugal quand l’époux la répudie… ». Le type même de raccourci simpliste et tendancieux destiné uniquement à tromper celui qui n’a pas connaissance des lois inspirées des textes islamiques (ce que signifie le terme de Charia) et à s’attirer les bonnes grâces de ceux qui ont besoin de s’inventer un ennemi pour justifier leur politique. Ceux et celles qui revendiquent l’abrogation total de l’article concernant le tuteur matrimonial obéissent à une idéologie laïque, qui n’a pas de fondement sociologique ou culturel en Algérie. Pas plus que n’en a le mariage entre homosexuels. 

Pour preuve de cela la femme a toute la liberté de se marier, nul ne peut la forcer à prendre un époux dont elle ne veut pas, l’article 9 du Code de la Famille exige le consentement non équivoque des deux conjoints et l’article 12 interdit au représentant de la femme (le wali) de l’empêcher de contracter mariage si elle le désire. De plus, la femme musulmane peut parfaitement proposer le mariage à un homme. Cela s’est fait du temps du Prophète et continue de se faire. 

S.G. : La femme peut-elle demander le divorce au même titre que l’homme ? 

F.B. : La loi islamique (charia) reconnaît à la femme la possibilité de recourir à la justice pour obtenir le divorce dès lors qu’elle fournit des raisons objectives à l’appui de sa demande (par exemple, la désertion du domicile ou du lit conjugal, l’atteinte à l’intégrité physique ou à l’honneur de l’épouse, le refus de subvenir aux besoins de l’épouse et des enfants, ou la décision de prendre une autre épouse). En outre, la charia reconnaît à la femme le droit de stipuler dans le contrat de mariage des conditions qui, si elles ne sont pas respectées par le mari, autorisent l’épouse à demander le divorce, au tort du mari. 

Enfin même sans avancer de raison, la femme peut demander la dissolution des liens du mariage en se fondant sur la procédure dite du khol’, et le juge le lui accorde moyennant un dédommagement au mari, ce qui est fondé sur le fait que la rupture du contrat de mariage est dans ce cas abusive et qu’elle ouvre droit à une réparation. 

B.G. : Un point positif sur le khol’ dans le nouveau texte : l’article a été rédigé plus clairement en précisant que le consentement de l’époux n’est pas requis pour la femme qui peut demander le divorce et qui est prête à réparer le préjudice qu’elle cause à l’époux du fait de la rupture unilatérale du contrat de mariage. 

S.G. : Les règles de l’héritage n’ont pas été modifiées par le nouveau Code ? 

F.B. : Pour l’héritage, le texte coranique a clairement défini la part de chacun : il n’est donc pas question pour nous de le contredire puisque c’est dans le cadre islamique que nous situons notre débat. 

Le droit à la succession des femmes est explicitement inscrit dans le Coran, comme l’est celui de toute la parenté ; par souci d’équité, le Coran attribue à l’héritier mâle le double de la part de sa sœur parce que l’homme est tenu de subvenir aux besoins de toute parente femme dont il a la charge (qu’elle soit épouse, fille, sœur ou mère) tandis que la femme n’est pas soumise à cette obligation. Ce qui prouve que la différence dans le partage successoral n’est pas liée au sexe en tant que tel, c’est que la mère hérite de la même part que le père en cas de décès de leur enfant. Quelque soit la situation économique et sociale de la femme, celle-ci n’est pas tenue à aliéner son héritage. Voilà plus de 14 siècles que l’islam reconnaît à la femme le droit à la pleine jouissance de ses biens, sans qu’elle ait à en référer ni au mari, ni à quiconque d’autre. 

S.G. : Le nouveau Code a-t-il maintenu l’interdiction de l’adoption? 

B.G. : Il est faux de parler d’interdiction. En droit occidental, il y a deux formes d’adoption : l’adoption plénière et l’adoption simple. Pour l’adoption, rien dans la charia musulmane ne s’y oppose. Ce qui est interdit par la charia c’est l’adoption plénière, celle qui donne à l’enfant une filiation qui n’est pas la sienne, ce qui serait un mensonge que l’islam ne saurait tolérer. Par contre l’adoption simple appelée kafala est parfaitement possible. Elle est prévue et définie par le Code de la Famille. 

S.G. : Parlons un peu de la polygamie… 

F.B. : L’islam autorise certes la polygamie ou plutôt la tolère, mais lui fixe des conditions drastiques quasi impossibles à satisfaire, ce qui en fait une pratique très rare en temps normal (elle représente 2 % de l’ensemble des mariages en Algérie), mais très utile en situation d’exception ; à ce sujet, il faut rappeler d’abord que l’islam n’a pas inventé la polygamie qui était très courante avant son avènement, puisque Abraham, le père de tous les prophètes, était lui-même polygame ; aujourd’hui encore, certaines communautés chrétiennes, notamment aux Etats-Unis, ont créé un système quasi tribal fondé sur une polygamie librement consentie et qu’aucune règle religieuse ou civile ne limite ; et les membres de ces communautés ne sont ni des analphabètes, ni des personnes sans ressources, bien au contraire. De toute manière, la polygamie (et de même la polyandrie) existe de fait dans les sociétés dites modernes et ces pratiques sont en passe de constituer la règle en Europe tandis que l’institution du mariage légal n’a cessé de péricliter. Le droit français qui reconnaît à l’enfant adultérin le droit de porter le nom de son père, le droit à une pension alimentaire et à la succession, n’admet-il pas ainsi implicitement la polygamie ?
A ce sujet, il est bon de rappeler l’opinion d’un historien français, le docteur Gustave Lebon : « Je ne vois pas en quoi la polygamie légale des orientaux soit inférieure à la polygamie hypocrite des européens, alors que je vois très bien, au contraire, en quoi elle lui est supérieure », dans son ouvrage La civilisation des Arabes

B.G. : Les modifications apportées par le nouveau Code sur ce point sont intéressantes. Le principe de la polygamie est maintenue dans les limites de la charia : si le motif est justifié et les conditions d’équité réunies. Deux conditions importantes que le juge devra apprécier souverainement avant d’autoriser le second mariage. De plus, l’époux doit informer la précédente et la future et demander l’autorisation du juge. 

S.G. : Ne pensez-vous pas que le divorce continue de disloquer des familles entières, surtout en milieu rural ? 

B.G. : L’article 72 a été modifié dans un sens favorable à la femme divorcée qui se retrouvait jetée à la rue avec ses enfants. La nouvelle rédaction préconise que la femme ayant la garde des enfants est maintenue dans le domicile conjugal jusqu’à ce que le père assure à ses enfants un logement décent ou à défaut son loyer. Effectivement, c’est une demi mesure. Quand la femme n’a pas d’enfant, elle se retrouve dans la rue. Ce qui montre que le combat doit continuer. 

F.B. : Il est bon de rappeler que dans le cas où le domicile conjugal appartient à l’épouse, le mari n’a aucun droit sur le logement, même si le divorce est prononcé aux torts exclusifs de la femme; les femmes européennes et américaines par exemple n’ont pas toujours cette chance. 

S.G. : Que pensez-vous de l’obligation faite aux futurs époux de présenter un certificat médical à l’Etat civil ? 

F.B. : Il s’agit d’une formulation proprement aberrante, car ce n’est pas au médecin d’émettre une opposition au mariage. Ce qui par contre serait utile c’est que les futurs époux soient informés de façon confidentielle chacun, d’une éventuelle maladie de l’autre. L’officier d’Etat civil devrait simplement s’assurer que les futurs époux ont été examinés par un médecin, et non exiger un certificat affirmant que les futurs époux ne sont pas porteurs d’une maladie contre indiquant le mariage comme cela est énoncé dans le nouveau Code. 

S.G. : Au bout d’une année d’application de l’ordonnance du 27 février 2005, peut-on parler d’une avancée pour la femme ? 

B.G. : Il est trop tôt d’affirmer quoi que ce soit, nous retenons le fait que les autres amendements apportés au Code de la Famille vont dans le sens d’une plus grande protection de la femme au sein du couple (le droit de garde, patrimoine, tutelle des enfants quelque peu partagée…). 

S.G. : Le mot de la fin…

B.G. : Il reste pour les femmes musulmanes, au sein de leur société le devoir de s’impliquer dans le débat religieux, de ne plus accepter la lecture de l’islam uniquement par les hommes et revendiquer tous leurs droits. Les algériens musulmans doivent aussi faire l’effort de différencier entre le fait culturel et l’essence de l’islam. Ils doivent se remettre en cause et il y a urgence. 

Sur son lit de mort, notre Prophète les mettait en garde en ces termes : « Appréhender la fitna des femmes » c’est-à-dire : « Prenez garde, les femmes musulmanes finiront par se réveiller ». Aujourd’hui, prenons garde tous et toutes :… George W. Bush n’a-t-il pas envahi l’Afghanistan sous prétexte de libérer la femme afghane ? 

Lors du dernier Sommet de l’Organisation de la Conférence Islamique qui s’est tenu en décembre 2005, une recommandation a été élaborée en faveur des droits entre les hommes et les femmes. Est-ce un début de prise de conscience de l’enjeu que représente le statut de la femme musulmane aujourd’hui ? Nous le souhaitons, mais il correspond aux femmes musulmanes de mener le combat pour la concrétisation de cette initiative. 

F.B. : Aujourd’hui, 14 siècles après l’avènement de l’islam, des femmes algériennes ministres, ambassadrices, députés, administrateurs, recteurs d’université, juges, avocates, ingénieurs, médecins, pilotes, officiers et membres de corps d’élite, techniciennes, ouvrières… vivent leur modernité comme des musulmanes et sont attachées à leur religion autant dans leurs foyers que dans leurs institutions. Et ces femmes-là se sentent concernées par le débat en question.