La question du changement en Algérie
Depuis le début de ce qu’on appelle le « printemps arabe » en Tunisie, une question récurrente est adressée aux journalistes et aux politologues algériens : pourquoi l’Algérie ne bouge-t-elle pas ? Pourquoi ce pays réputé turbulent est-il resté en marge d’un mouvement de remise en cause des systèmes en place ? Ces questions, nous les accueillons avec une certaine perplexité car l’Algérie ne cesse de « bouger » depuis au moins octobre 1988. Ceux qui suivent l’actualité algérienne peuvent observer la permanence d’une contestation sociale qui s’exprime régulièrement par des émeutes localisées, des sit-in, des grèves pour des questions liées à l’emploi, au logement et, en général, aux conditions de vie. L’Algérie « bouge », elle n’arrête pas de le faire avons-nous tendance à répondre à ceux qui nous posent la question. Ce qui ne « bouge pas », pétrifié dans une immobilité radicale, c’est bien le système politique en vigueur. Ces questions du changement et de la capacité de la société à la réaliser et du « comment » le réaliser sont centrales. Elles sont toujours présentes même si en Occident on semble refroidi par les conséquences du « printemps arabe » avec la situation de crise qui prévaut en Egypte et en Tunisie… Sans compter l’impact de la guerre en Libye et ses répercussions gravement déstabilisantes sur le Mali et le Sahel en général
Comment le système politique algérien parvient-il à se maintenir alors que sa faillite semblait consommée en Octobre 1988 à la suite de grandes émeutes de la jeunesse populaire ? Ces émeutes ont permis à un courant au sein du régime – incarné à l’époque par le groupe de réformateurs que dirigeait l’ancien chef du gouvernement Mouloud Hamrouche – de se lancer dans un audacieux processus de réformes qui touchait aussi bien l’économie que la politique. Engagé dans un contexte très difficile marqué par une chute brutale des recettes pétrolières et la montée d’une colère sociale que les islamistes du FIS (Front Islamique du Salut) ont su récupérer, cette tentative prometteuse a échoué. Ceux qui au sein du régime étaient hostiles au changement ont trouvé dans le radicalisme contestataire des islamistes une justification pour stopper l’élan démocratique et libérateur des réformes. Le processus a été effectivement stoppé en janvier 1992 avec le coup d’arrêt à des élections législatives que les islamistes avaient largement gagnées au premier tour (26 décembre 1991). L’Algérie connaitra une décennie de violences qu’il n’est pas faux de qualifier de « guerre civile » même si cela déplait aux gouvernants algériens. Au cours des quinze dernières années où l’Algérie a vécu sous le régime de l’état d’urgence, toutes les avancées réalisées par les réformateurs dans un laps de temps très court (– octobre 1988 – Juin 1991) ont été remises en cause que ce soit en termes de libertés (droit d’association, de création des journaux…) ou en matière économique avec notamment l’indépendance de la Banque Centrale.
Le poids de la rente
Ce rappel historique est nécessaire pour déchiffrer l’actualité. On peut en retirer quelques éléments essentiels qui éclairent le présent et les difficultés du changement. La tentative de réforme de la fin des années 80 – la seule vraiment sérieuse et cohérente – est intervenue dans un contexte de raréfaction des ressources financières, de crise de l’endettement, provoquée par la chute drastique des recettes pétrolières. Le baril, dans un contexte de guerre des prix menée par l’Arabie Saoudite, avait atteint un niveau très bas. L’Algérie s’est retrouvée étranglée par le service disproportionné d’une dette extérieure écrasante. La chute des revenus d’exportation des hydrocarbures a alimenté un profond mécontentement populaire et une tension grandissante au sein du pays, le gouvernement ne pouvant assurer la « redistribution », inégalitaire mais réelle, de la rente qui assurait une paix sociale relative. Or, la rente et, avec les appareils sécuritaires, l’un des leviers essentiels de la gestion du pays par le système de pouvoir. Réformer le système économique pour libérer les initiatives et réduire le poids de la rente était donc un préalable fondateur, une nécessité vitale. La réforme impliquait un changement dans le mode de gouvernance et l’organisation du pouvoir, cela a suscité une grande résistance. De cette tentative avortée de réformer le système de l’intérieur, les Algériens en ont tiré sous forme de boutade une sorte de théorème politique : la classe dirigeante au pouvoir ne se souvient de la réforme qu’au moment d’une chute des recettes pétrolières. Aujourd’hui, avec le niveau des prix pétroliers, ces recettes sont plantureuses, les réserves de change sont substantielles (200 milliards de dollars) et la « redistribution » fonctionne largement. Les tenants du régime ne ressentent pas la nécessité de réformes. Leur souci est surtout de convaincre les partenaires occidentaux et européens que des réformes démocratiques sont bien en cours. Il y a des dizaines de partis politiques, des élections ont lieu régulièrement et la presse écrite dispose d’une marge de critique qui améliore le décor. Il reste que le parlement est sans réel pouvoir puisqu’il ne peut censurer le gouvernement qui n’a de compte à rendre qu’au président de la république. Mais pour revenir à notre «théorème-boutade », les recettes pétrolières sont suffisamment importantes pour que ne pas créer une « urgence » à réformer. La rente permet de réaliser une paix sociale relative au prix d’une expansion de la dépense publique qui suscite des alarmes chez les économistes lesquels font valoir qu’il suffirait que les prix du pétrole baissent au-dessous de 100 dollars pour que l’équilibre budgétaire soit rompu.
Pourquoi la société algérienne n’impose pas le changement au régime ?
Il y a eu en Algérie, en janvier 2011 au lendemain d’émeutes qui se sont déroulées pratiquement au même moment que celles de Tunisie, des appels à « faire dégager » le régime par des manifestations de rue. Elles sont restées sans échos. Et pour cause, la guerre civile qui a traumatisé le pays durant les années 90 – et qui n’a pas été soldée – créé une répulsion à convoquer un nouveau cycle de violence. La peur d’un retour à des affrontements fratricides de grande ampleur a fortement joué dans le refus des algériens de s’engager dans des appels à manifester pour « faire dégager » le régime après la chute de Ben Ali. Cette peur pèse toujours. La contamination « mécanique » du printemps tunisien n’a pas eu lieu. En Algérie, les forces politiques ont été laminées par la décennie de violence et le verrouillage de la scène politique. En imposant une scène politique factice avec des institutions (parlement, Conseil de la nation) réduits à des chambres d’enregistrement, le régime a réussi à discréditer les partis et les hommes politiques. Et cela se traduit régulièrement par un niveau très élevé d’abstention aux élections. Mais l’un des éléments les plus pénalisants de l’incapacité de la société algérienne à imposer le changement est constitué par l’hémorragie des compétences, la perte des élites qui a eu lieu au cours des années 90. L’Algérie a perdu, selon les chiffres les moins pessimistes, plus de 40.000 cadres supérieurs (plus de 15 000 médecins se sont établis en France) qui ont choisi de s’exiler. Cette perte de sève a des conséquences considérables puisqu’il s’agit des catégories sociales les plus enclines à s’engager dans le débat public et politique. Cela explique pourquoi une contestation sociale permanente, qui une expression très nette d’une incapacité du régime à répondre aux attentes, ne trouve ni relais ni prolongement politique.
Pour résumer, le régime ne sent pas l’urgence d’un changement – une révision de la Constitution est annoncée pour cette année et on ne s’attend pas, à moins d’une évolution surprenante, à ce qu’elle bouleverse la donne – alors que la société ne dispose pas des moyens politiques de l’imposer. Le constat peut sembler sombre mais le renouvellement des appréhensions sécuritaires avec l’attaque terroriste contre une base gazière dans le sud Algérien n’est pas de nature à favoriser l’ouverture. Elle est pourtant nécessaire. Un ancien chef de gouvernement, Redha Malek, expliquait en 2010, le grand dilemme du changement d’un point de vue du pouvoir. « Un retrait de l’armée de la décision politique provoquerait une vacuité du pouvoir, que la société civile encore fragile et que les partis divisés sur des questions de fond n’arriveraient pas à combler. Le dilemme est clair. La présence de l’armée au cœur du pouvoir n’est pas faite pour favoriser l’ancrage démocratique. D’autre part, son retrait pur et simple n’est pas de nature à favoriser automatiquement une alternative démocratique».
Redha Malek exprime très clairement la méfiance du régime à l’égard d’une société algérienne qui a ouvertement voté en faveur des islamistes en 90. Et la hantise est toujours là même si au cours des dernières élections législatives et municipales, les partis islamistes agréés ont fait de piètres résultats. Pourtant, le même Reda Malek, ne pouvait nier que l’immobilisme politique actuel est à haut risque et n’est guère tenable. « Dans quelques années, nous serons quarante millions d’habitants. On ne peut plus diriger quarante millions d’Algériens avec des méthodes vétustes !».
La question de la réforme se pose toujours en termes de représentation réelle de la société par des moyens démocratique. Une telle représentation implique une remise en cause du système actuel, fondé sur le contrôle total de la société et de la politique. Aujourd’hui, la société algérienne « bouge », mais elle n’est pas organisée et ne dispose pas des moyens politiques et organisationnels pour imposer des changements pacifiques. La réforme de l’intérieur du régime est-elle encore possible ? C’est la question décisive. A laquelle on préfère, pour cultiver un peu d’espérance, ne pas répondre par la négative.