La passion selon Thérèse d’Avila

Julia Kristeva

Écrivaine et philosophe

La figure de sainte Thérèse constitue la plus haute représentation féminine de la mystique catholique, sans cesse sous-estimée voire suspecte aux yeux de l’Église. Ses origines familiales incertaines, ses expériences en tant que fondatrice de l’ordre des carmélites déchaussées ainsi que ses rapports ambigus avec l’Inquisition et les autorités religieuses du XVIe siècle ont, au fil de l’histoire, fasciné penseurs et chercheurs. Guidée par une idéalisation amoureuse de Dieu le Père, parfois jusqu’à la passion la plus violente, Thérèse d’Avila fut une femme intelligente et sensible, hors de son temps et toujours ironique. Telle est l’image que ses œuvres nous transmettent, l’écriture ayant représenté pour elle une voie d’analyse et d’exploration de soi- même et de son union à Dieu.

Thérèse d’Avila (1515-1582) a mené et écrit une expérience extravagante, qu’on appelle mystique, à un moment où, en Espagne, le pouvoir et la gloire des Conquistadors et du Siècle d’Or commencent à décliner. Plus encore, Erasme et Luther troublent les croyances traditionnelles ; des nouveaux catholiques comme les alumbrados attirent juifs et femmes ; l’Inquisition met à l’index les livres en langues castillanes et les procès pour attester la limpieza de sangre se multiplient. Fille d’une cristiana vieja et d’un converso, Thérèse est témoin dans sa jeune enfance du procès fait précisément à sa famille paternelle dans le but de prouver qu’elle est vraiment chrétienne et non pas juive. Son cas de moniale pratiquant l’oraison, c’est-à-dire la prière mentale de fusion amoureuse avec Dieu qui va la mener à ses extases, sera soumis à l’Inquisition. Avant que la contre-réforme ne découvre l’extraordinaire complexité de son expérience, ainsi que son utilité pour une Église qui cherche à marier l’ascétisme (revendiqué par les protestants) avec l’intensité du surnaturel (propice à la foi populaire). Thérèse de Cepeda y Ahumada sera béatifiée en 1614 (32 ans après sa mort), canonisée en 1622 (40 ans après sa mort), et deviendra en 1970, dans le prolongement du Concile de Vatican II, la première femme Docteur de l’Église avec Catherine de Sienne. 

La mystique catholique (avec ses deux apogées : au XIIe siècle avec la mystique rhénane, puis dans la suite du Concile de Trente et de la contre-réforme, avec en particulier les Espagnols Thérèse d’Avila et son ami Jean de la Croix) se situe en exclusion interne au catholicisme : une marge qui en révèle le cœur. De cette position paradoxale procède l’écriture de Thérèse, mais aussi son œuvre de fondatrice du Carmel déchaussé. Je retiendrai trois aspects de la pensée que cette femme a conduits à un paroxysme et à une élucidation jamais atteints.

  La foi chrétienne repose sur une confiance indélébile dans l’existence d’un Père Idéal, et un amour absolu pour ce Père aimant, qui serait tout simplement le fondement du sujet parlant, lequel par conséquent n’est autre que le sujet de la parole amoureuse. Père d’Agapé ou d’Amor donc, qui n’est pas Eros, bien que ces deux versions de l’amour se rejoignent quand elles ne s’opposent pas tout au long de l’histoire des christianismes. « J’aime parce que je suis aimé/e, donc je suis », tel pourrait être le syllogisme du croyant, que Thérèse met en scène dans ses visions et extases. Ce syllogisme nous renvoie au « père aimant de la préhistoire individuelle » que nous rencontrons chez Freud. Évidemment, la référence première de Thérèse, comme d’autres mystiques, est le sublime Cantique des cantiques : un engrenage d’érotisme et de sublimation, de présence et de fuite, de corps et de paroles.

  Cependant, l’idéalisation extrême n’est maintenue à l’état pur, et avec une injonction au refoulement, que dans le message exotérique de l’Église. Au contraire, dans sa position d’exclusion interne, la mystique ne cesse de resexualiser l’idéalisation amoureuse, bien que cette idéalisation ne demeure pas moins essentielle. Freud a mis en évidence les logiques de ces alternances dans l’économie pulsionnelle (dans son oeuvre Pulsions et destin des pulsions) : quand les processus et les excitations dépassent certaines limites quantitatives, ils sont érotisés. Les mystiques, et tout spécialement Thérèse, non seulement participent de ce retournement, mais certains, et Thérèse plus que d’autres, parviennent à le nommer. Dès lors, l’alternance idéalisation-désexualisation-resexualisation et vice-versa transforme l’amour pour le Père Idéal en une violence pulsionnelle sans frein, en une passion pour le père qui s’avère être une père-version sado-masochique. Jeûnes éprouvants, pénitences, flagellations – y compris avec des orties sur des plaies – convulsions, et jusqu’aux comas épileptiques qui profitent de ses fragilités neuronales ou hormonales : je n’ai nommé que quelques-unes des extravagances qui jalonnent ces « exils du moi » dans Lui (pour reprendre une expression de Thérèse), ses transferts dans l’Autre (pour utiliser mon langage). Ces expériences s’enracinent-elles dans le fantasme de « l’enfant battu » que Freud découvre dans l’inconscient de ses patients ? Pas exactement. Bien plus que l’« enfant battu », c’est le Fils-Père supplicié ou (pour rester dans le registre freudien) le « Père battu » que vénère le christianisme dans la Passion christique, à laquelle va s’identifier le croyant et, de manière paroxystique, l’orant dans son oraison. Manière gratifiante s’il en est de soutenir l’humanité souffrante, mais aussi la féminité passive des deux sexes, jusqu’aux violences insoutenables. Le constat de Dostoïevski : « C’est trop idéaliste et de ce fait cruel » (Humiliés et offensés) peut être lu comme un résumé de la père-version mystique, et de celle de Thérèse.

Toutefois, cette incitation à la souffrance s’apaise dans la satisfaction orale : l’eucharistie réconcilie le croyant avec le Fils-Père supplicié à mort ; et, davantage encore, elle adjoint au corps de cet Homme de douleur que « je » deviens moi-même en avalant l’Autre, les attributs d’une bonne mère nourricière. Nombre de mélancoliques et d’anorexiques du Moyen Âge affluaient dans les églises pour ne manger qu’une seule nourriture : une lamelle du corps saignant et maltraité de l’Homme Dieu. Et qui leur permettait de vivre de longues années dans cette frénésie, malgré la faim et par le seul truchement de la satisfaction orale exaltée par l’union symbolique. Car, d’avoir oralisé l’idéalisation-resexualisation, le christianisme a fait aussi de laparole elle-même l’objet ultime du désir et de l’amour : «  Rien de ce qui est extérieur à l’homme et qui entre en lui ne peut le profaner, c’est ce qui sort de l’homme qui profane l’homme» (Mathieu 15:11 et Marc 7:15). En conséquence de cela, et dans le fantasme, la génitalité est abolie parce qu’elle est déplacée sur le plaisir de renaître par l’oralité qui sera surveillée afin d’atteindre une purification absolue, La sainte anorexie (œuvre de Rudolph M. Bell) en résulte. La renaissance dont il s’agit sera doublement assurée : par l’identification cannibalique avec le Fils-Père battu à mort, et par la reconquête du temps sous l’espèce de l’éternité de la parole. Cette dernière devient alors l’objet princeps du désir, par la grâce d’une narration ouverte à la quête infinie du sens, forcément subjectif. Pour Thérèse, les expériences privilégiées de cet accomplissement seront nécessairement l’écriture (comme élucidation de l’expérience) et la fondation (acte politique qui rénove l’espace institutionnel et la temporalité carmélitaine).

Thérèse entreprend la réforme du Carmel chaussé en Carmel déchaussé quelque temps après avoir commencé l’écriture du livre de sa Vie (1560), et ne cesse d’écrire tout en fondant dix-sept monastères en vingt ans. Elle se montre, ce faisant, à la fois comme « le plus viril des moines » : « Je ne suis pas une femme, j’ai le cœur dur », écrit-elle, et comme un défenseur convaincu de la spécificité féminine – en affirmant par exemple que les femmes sont plus aptes que les hommes à pratiquer l’expérience spirituelle de l’oraison, en s’affrontant à la hiérarchie de l’Église ou en se servant de la royauté pour favoriser le développement du monachisme féminin.

Seule fille dans une fratrie de sept garçons (avant la naissance des deux « petits » derniers, une fille et un garçon), très attachée à sa mère et à son père, à son frère Rodrigo, à son oncle paternel Pedro, à son cousin fils de l’autre oncle paternel Francisco, dans une famille aux harmoniques incestueuses, aisée mais qui s’appauvrit, Thérèse perd sa mère à l’âge de 13 ans. Lorsqu’elle décide de se faire carmélite, et qu’elle prend l’habit au couvent de l’Incarnation le 2 novembre 1536, elle a 21 ans, son corps est un champ de bataille : entre ses désirs culpabilisés qu’elle suggère seulement dans sa Vie, précisant que ses confesseurs lui interdisent de s’y étendre, et l’exaltation idéalisante dont témoigne son culte intense de Marie (la mère vierge) et de Joseph (le père symbolique). D’une lucidité hors pair, elle confie dans sa biographie comment ses tourments l’ont conduite à des convulsions et à des pertes de consciences, suivies dans certains cas par des comas qui ont duré jusqu’à quatre jours : l’épileptologue français Pierre Vercelletto, après l’espagnol José García-Albea, diagnostique une « épilepsie temporale ». Ces crises sont accompagnées cependant d’extraordinaires « visions » que la moniale décrit comme des « auras » : non pas des « vues » par les « yeux du corps », mais ce que j’appellerais volontiers des « fantasmes incarnés », c’est-à-dire des perceptions, par tous les sens confondus, de la présence enveloppante, rassurante, aimante de l’Époux. Le Père idéal, et de ce fait cruel, qui la persécutait en lui faisant mal jusqu’aux os, se transforme désormais en Père aimant : Thérèse réussit là où le président Schreber (on se souvient que Freud interprète en 1911 le témoignage de cet homme de loi qui se vit persécuté par une paternité divine féroce) échoue : Dieu ne la juge plus, ou de moins en moins, parce qu’il l’aime.

L’enchaînement de quelques « visions » que Thérèse restitue dans sa Vie traduit la logique de cette alchimie  salvatrice. D’abord la « vision » – image qui n’est pas reçue par les yeux du corps – la met en présence d’une « face sévère » qui désapprouve les « visiteurs » trop désinvoltes de la jeune moniale. Ensuite la « vision » devient un « crapaud » qui ne cesse de grossir : hallucination du sexe du visiteur ? Enfin, il s’agira de l’Homme de douleur lui-même tel que la carmélite l’avait vu représenté par une statue du Christ dans la cour du couvent : homme martyrisé, avec les souffrances duquel elle est ravie de s’identifier pour expier ses tourments. Ravie est le mot : Thérèse est enfin unie avec « le Christ comme homme » ; elle se l’approprie – « certaine que le Seigneur était au-dedans de moi ». « Je ne pouvais alors aucunement douter qu’il soit en moi ou que je sois moi-même tout abîmée en lui ». Au paroxysme de l’exaltation, tous les sens basculent soudain dans une parfaite annulation : l’âme est dépourvue de toute capacité de « travail », rien qu’un « abandon », une exquise passivation dans la béatitude : « privée même de sentiment », « une sorte de délire », « on ne sent rien, on ne fait que jouir sans savoir ce dont on jouit ». Positif et négatif, jouissance et douleur extrême, toujours les deux ensemble ou en alternance. Ce brouet de plénitude et de l’évidement sensoriels broie le corps, et l’exile dans une syncope où le psychisme est à son tour anéanti, hors de soi, avant que l’âme ne soit capable d’entreprendre le récit de cet état de « perte ». La narration qui s’ensuit est d’abord offerte par Thérèse à ses confesseurs dominicains et jésuites, troublés ou séduits, avant qu’ils ne l’autorisent puis l’incitent à l’écrire. L’acmé de ces « visions » auxquelles participe une sensualité brûlante se trouve dans la description magistrale de sa Transfixion, restituée en marbre par le Bernin (1646) et qui fit les délices de Lacan, dans son séminaire « Encore » (1972-1973).

L’énigme de Thérèse réside à mon sens moins dans ses ravissements que dans le récit qu’elle en fait : voyons, les ravissements existent-ils ailleurs que dans ses récits ? Epilepsie ou pas, c’est le filtrage du choc comitial, de la décharge pulsionnelle, à travers la grille du code catholique, dans la langue castillane de Thérèse, qui à la fois assure sa survie biologique et garantit la durée de son expérience dans la mémoire culturelle. L’écrivain en est tout à fait consciente : « […] fabriquer cette fiction pour donner à comprendre », écrit-elle dans Le Chemin de perfection. De la « fiction » thérésienne, je retiendrais d’abord cet état que sa religion décrit comme extatique, et que je qualifierais de régression jusqu’à ce que Winnicott appelle une « psyché-soma » : autre version du « sentiment océanique ». D’ailleurs, c’est par la fiction de l’eau – les lecteurs de Thérèse connaissent ses variations sur les « quatre eaux » qui la baignent – que la moniale partage avec nous cette perte des limites de soi qu’est son immersion dans l’Autre. Plus qu’une métaphore, l’eau est chez Thérèse une véritable métamorphose dans la douleur-et-la joie de se fluidifier, de se liquéfier pour être autre. Enfin, elle trouve son identification avec le divin au cœur de son Château intérieur, dans la septième demeure : et ce n’est pas là le moindre paradoxe de ce Dieu selon Thérèse, d’être introuvable autrement qu’au fond de l’âme de cette femme écrivain.

Le style thérésien est intrinsèquement ancré dans les images, elles-mêmes destinées à transmettre des visions qui ne relèvent pas de la vue (ou du moins pas seulement de la vue), mais habitent le corps et l’esprit tout entier, le psyché-soma. De telles visions ne peuvent que se donner d’abord et essentiellement au toucher, au goût, à l’ouïe, avant de transiter par le regard. Disons qu’un imaginaire sensible donc – plutôt qu’une imagerie, imagination ou image au sens scopique du terme – convoque les mots dans les écrits de Thérèse, pour qu’ils deviennent l’équivalent du senti de Thérèse, et pour mettre en jeu le senti de ses destinataires : les confesseurs de la madre qui exigent et encouragent ses textes, ses sœurs qui la magnifient, et les lecteurs présents et à venir que nous sommes dans le temps. 

À suivre ses textes, je saisis que l’eau signifie pour Thérèse d’Avila le lien de l’âme au divin : lien amoureux qui met en contact la terre sèche du jardin thérésien avec Jésus. Jaillissant de dehors ou de dedans, active et passive, ni l’un ni l’autre et sans se confondre avec le labeur du jardinier, l’eau transcende la terre que je suis et la fait être autre : un jardin. Moi, terre, je ne deviens jardin que par le contact d’un medium vivifiant, l’eau. Je ne suis pas eau, puisque je suis terre ; mais l’eau n’est pas Dieu non plus, puisqu’il est le Créateur. De notre rencontre, l’eau est la fiction, la représentation sensible ; elle figure l’espace et le temps du corps-à-corps, la coprésence et la copénétration qui fait être : être vivant. Car la fiction de l’eau m’associe à Dieu sans m’identifier, elle maintient la tension entre nous et, tout en me remplissant du divin, m’épargne la folie de me confondre avec lui : l’eau est ma protection vivante, mon élément vital. Figure du contact mutuel de Dieu et la créature, l’eau détrône Dieu de son statut suprasensible et le fait descendre, sinon au rôle de jardinier, de moins à celui d’élément cosmique que je goûte et qui me nourrit, qui me touche et que je touche. 

Husserl écrivait que « la “fiction” constitue l’élément vital de la phénoménologie comme de toutes les sciences eidétiques ». Entendons que la fiction « fertilise » les abstractions en se servant de données sensorielles, riches et précises, transposées dans des images claires. Jamais peut-être cette valeur de la fiction comme « élément vital » pour la « connaissance des “vérités éternelles” » n’a été aussi justifiée que dans l’usage de l’eau par Thérèse écrivant ses états d’oraison. Un exemple « parlant » de cette quête de la sublimation par une parole aspirant à se confondre avec l’autre dans l’expérience de la régression-exaltation amoureuse…

Les confesseurs et les éditeurs atténueront cette prétention exorbitante, qui intéresse un temps l’Inquisition elle-même, avant que les instances post-tridentines ne reconnaissent la sainteté de l’écrivaine. Mais elle n’est pas sans conséquences.
La première serait-elle l’indomptable ironie thérésienne, qui n’est pas pour nous étonner chez la très bonne joueuse d’échecs qu’elle semble avoir été ? Dans un feuillet non retenu du Chemin de perfection, Thérèse conseille à ses soeurs de jouer aux échecs dans les monastères, même si ce n’est pas permis par le règlement, pour… « faire échec et mat au Seigneur » ! Une impertinence qui résonne avec la célèbre formule de Maître Eckhart : « Je demande à Dieu de me laisser libre de Dieu ». La seconde est formulée par Leibniz. Il écrit dans une lettre à André Morell, le 10 décembre 1696 : « Et quant à sainte Thérèse, vous avez raison d’en estimer les ouvrages ; j’y trouvai cette belle pensée que l’âme doit concevoir les choses comme s’il n’y avait que Dieu et elle au monde. Ce qui donne même une réflexion considérable en philosophie, que j’ai employée utilement dans une de mes hypothèses ». Thérèse inspiratrice des monades leibniziennes contenant l’infini ? Thérèse précurseur du calcul infinitésimal ?

La doublure de cette passion sublimatoire : sublime en risques, sublime en jouissances et sublime en lucidité, est bien entendu la souffrance endurée et imposée, que les modernes appellent de ce gros mot, le « sado-masochisme ». Les modernes que nous sommes prétendent en être sortis. En est-on si sûr ? Et à quel prix ?