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Co-édition avec Estudios de Política Exterior
La lutte kurde dans le nord-est de la Syrie
« Contre le groupe État islamique, la communauté internationale nous appuie. Cependant, face à l’invasion turque, il n’y a personne pour nous soutenir. Quant au régime, les acteurs sont divisés »
ENTRETIEN avec Elham Ahmed par Natalia Sancha (Qamichli-Syrie)
Malgré la sévérité des traits de son visage, Elham Ahmed a un sourire facile et des manières affables. L’interview se déroule dans son bureau, dans la ville de Qamichli, au nord-est de la Syrie. En tant que coprésidente du Conseil exécutif, elle occupe la position la plus élevée dans la hiérarchie de l’autoproclamée Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES). Un organe qui dirige à son tour le Conseil démocratique syrien, une sorte de parlement de cette région qui s’étend sur tout le sud de la Turquie, de la frontière orientale syrienne avec l’Irak à la frontière occidentale avec le canton d’Afrine. Ahmed est originaire de ce quartier à majorité kurde, aujourd’hui occupé par les troupes d’Ankara et les milices islamistes locales soutenues par la Turquie. Cette partie de la Syrie, familièrement appelée Rojava, abrite entre 2,5 et trois millions d’habitants. Les Kurdes, minoritaires dans une Syrie majoritairement arabe, sont désormais majoritaires dans cette autonomie de facto.
Pour la Turquie, le projet politique mené par Ahmed est devenu son principal ennemi sur l’échiquier syrien en raison des relations que l’AANES et sa branche armée, les Forces démocratiques syriennes (FDS), entretiennent avec le Parti des travailleurs du Kurdistan turc (PKK), qu’elle qualifie de groupe terroriste.
Bien que les fronts se soient apaisés dans un pays qui dépasse déjà une décennie de guerre, la Syrie gît en ruines alors que Bachar al Assad s’est proclamé vainqueur des élections présidentielles de mai avec 95 % des voix, lors d’élections condamnées tant par l’opposition syrienne, que par la communauté internationale. Al Assad a gagné la bataille sur le plan intérieur, mais le conflit s’est enraciné dans sa dimension internationale, une demidouzaine de joueurs s’immisçant dans l’échiquier syrien, pour défendre leurs intérêts respectifs.
Dans le chaos de la guerre, les Kurdes ont su créer une opportunité pour construire leur rêve d’autonomie qui est aujourd’hui menacé par trois fronts : l’avancée turque par le nord, par le centre Damas qui tente de réimposer le gouvernement central et par l’opposition syrienne en exil, qui les a expulsés de toute table de négociation. Les FDS et des milices arabes et kurdes dirigées par ces dernières sont devenues les forces sur le terrain syrien de l’aviation de la coalition internationale, dans la lutte commune contre le groupe État islamique (EI). Bien que cette zone ait réussi à être épargnée par la violence au cours des premières années du conflit, l’attaque du groupe terroriste en 2014 les a conduits à créer leurs propres milices kurdes pour défendre le territoire. La large couverture dans les médias de masse des miliciennes kurdes combattant le califat et sa politique de genre leur a valu la sympathie de l’opinion publique occidentale. Déjà dans les années quatre-vingt-dix, alors qu’elle était étudiante à l’université, Ahmed s’est lancée dans la lutte pour les droits des Kurdes et l’établissement des bases du mouvement des femmes. En 2011, elle a été l’une des fondatrices du projet d’autonomie et, aujourd’hui, elle occupe l’un des postes les plus élevés de la hiérarchie politique de l’Administration. Elle assure que le projet politique et le projet d’égalité des sexes sont tous deux pionniers et peuvent servir d’exemple pour le reste de la région. Cependant, sur le terrain, des voix discordantes se font entendre : des tribus arabes qui s’opposent à une domination politico-militaire kurde dans la région, aux critiques internes du mouvement qui accusent l’AANES de reproduire dans sa septième année de vie, la verticalité et la corruption qui caractérisent l’administration centrale syrienne.
NATALIA SANCHA : Plus de sept ans se sont écoulés depuis que vous avez déclaré, en janvier 2014 et de manière unilatérale, une Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie (AANES). Quels objectifs avez-vous atteints durant cette période ?
ELHAM AHMED : L’Administration a prouvé qu’elle était un projet démocratique, dont l’objectif est que le peuple vive pour lui-même. Le plus grand objectif atteint a été la participation des femmes dans tous les domaines et surtout aux niveaux décisionnels. Il s’agit d’un baromètre important, qui montre que cette Administration va dans la bonne direction. La deuxième réussite a été de construire un système décentralisé montrant que le système centralisé ne fonctionne pas et que les peuples peuvent s’organiser eux-mêmes. Nous comptons également deux autres objectifs majeurs atteints : la défaite du groupe État islamique (EI) et donc des djihadistes radicaux, ainsi que le fait d’avoir donné espoir à d’autres gens, en montrant qu’il existe une alternative au système baasiste pour se construire une vie meilleure. Enfin, un autre point important à mentionner est que la situation d’oppression et de persécution subie par les Kurdes est maintenant connue au niveau international et mondial. Grâce à l’AANES, nous avons également réussi à établir des canaux ouverts avec d’autres communautés, pour partager nos dilemmes.
N.S. : L’AANES et, en particulier, les milices kurdes, entretiennent une relation neutre avec le gouvernement de Bachar al Assad, qui n’est ni votre allié ni votre ennemi. Qu’en est-il des négociations avec Damas ?
E.A. : Nous ne pouvons pas considérer nos discussions avec le régime comme des négociations formelles, il s’agit pratiquement d’une réunion par an. Nous ne voyons pas de solution avec le régime à court terme.
Les Russes pourraient jouer un rôle plus positif, faire pression sur le régime, mais ils ne sont pas impartiaux
N.S. : Quelles sont les conditions posées par Damas pour un accord ?
E.A. : Le régime a une mentalité de dictature et ce qu’il nous demande, c’est de revenir à la situation d’avant 2011 [lorsque les protestations populaires massives ont commencé avant le début de la guerre] comme si rien ne s’était passé. Par exemple, il n’accepte même pas l’enseignement de la langue kurde dans les écoles [qui fait désormais partie du programme scolaire].
N.S. : Que vous offre le régime ?
E.A. : En gros, ce qu’il propose, c’est que les Forces démocratiques syriennes puissent être intégrées dans l’Armée arabe syrienne (AAS et troupes nationales), mais pas avant de passer par un processus de réconciliation dans lequel nous, les politiques, devons présenter nos excuses à Damas. Si nous le faisons, nous ne sommes pas sûres d’être graciés ou arrêtés.
N.S. : Quelle est la situation actuelle sur la ligne de front dans le nord de la Syrie après l’invasion turque d’octobre 2019 ?
E.A. : Les Russes utilisent la carte turque contre nous : ils font parfois pression sur nous pour que nous cédions davantage de villes au régime, en nous menaçant de les faire occuper par les Turcs [en référence aux troupes turques et aux milices syriennes locales, alliées et désignées par l’AANES comme « mercenaires »]. Les Russes pourraient jouer un rôle plus positif et faire davantage pression sur le régime, mais ils ne sont pas impartiaux. Des combats se déroulent actuellement dans la ville d’Aïn Issa, bien que la Russie soit chargée de surveiller le respect de l’armistice scellé entre Damas et Ankara, selon lequel les troupes syriennes devaient être déployées dans la région. Moscou pourrait jouer un rôle plus actif pour empêcher les violations commises par les troupes turques et les mercenaires alliés.
N.S. : La coalition internationale a été votre plus précieux allié, pourtant l’ancien président américain, Donald Trump, a annoncé à plusieurs reprises le retrait complet de ses troupes du nord-est de la Syrie. Quelle est la nouvelle position de la coalition internationale, après l’arrivée de Joe Biden ?
E.A. : Les troupes américaines sont toujours là et, après l’arrivée de Biden, la coalition internationale a publié une déclaration assurant qu’elles restent et ce, indéfiniment. Leur présence est positive et peut jouer un rôle en faveur d’une solution politique au conflit.
N.S. : En ce qui concerne l’opposition syrienne assise à Genève à la table des négociations parrainées par l’ONU, quelle est votre relation après que l’opposition vous ait expulsé des rondes de discussions ?
E.A. : Lorsque nous parlons de l’opposition, nous devons la diviser en deux. Nous n’avons aucune relation avec l’opposition basée en Turquie, car elle ne reflète que les intérêts de l’État turc. Leur attitude et leur langage à notre égard sont encore plus durs que ceux des Turcs. Ils ont oublié les raisons pour lesquelles cette révolution a commencé et que le régime syrien est toujours là. Ils sont un simple outil de la Turquie. Avec d’autres acteurs de l’opposition, nous sommes en bonne communication et nous préparons actuellement une conférence à laquelle participeront diverses forces démocratiques, afin de créer une nouvelle plateforme d’opposition politique au régime. Cette décision a été prise après avoir observé la mollesse du processus de Genève, ainsi que du Comité constitutionnel syrien, qui, bien qu’ils ne veuillent pas l’admettre, a échoué et ne va nulle part. De cette paralysie est née l’idée de créer une voie alternative.
L’influence du PKK est importante et les citoyens continuent de rejoindre le ‘mouvement’
N.S. : Bachar al Assad a gagné la guerre sur le plan militaire, mais il l’a fait dans un pays aujourd’hui en ruines. Quels sont les principaux besoins urgents en matière de reconstruction dans le nord et le nord-est du pays ?
E.A. : Le soutien international que nous avons reçu jusqu’à présent a été très limité et insuffisant, et nous dépendons donc de nos propres ressources, qui sont également limitées et insuffisantes. L’Administration a décidé de rouvrir les écoles pour retirer les enfants de la rue, mais nous avons besoin que la communauté internationale reconnaisse le programme scolaire établi qui est différent de celui maintenu par le régime syrien.
N.S. : Sur le plan politique, l’AANES affirme qu’elle cherche un système autonome et non l’indépendance. Le Gouvernement régional du Kurdistan (KRG, selon ses sigles en anglais) constitue-t-il le modèle à suivre ?
E.A. : Le modèle du KRG est un modèle kurde. Ici, c’est différent car il s’agit d’un projet multiethnique au service de toutes les personnes vivant dans cette zone et non seulement des Kurdes. Une autre différence est qu’ici les femmes représentent un pilier clé de l’organisation, alors que là-bas elles n’ont pas le même rôle. Et enfin, en Irak, le système est centralisé, donc dépendant de Bagdad, alors qu’ici, on recherche la décentralisation. À titre d’exemple, les enseignants de la région continuent de recevoir leurs salaires de Bagdad, de sorte que le gouvernement central pourrait les paralyser à tout moment.
N.S. : Quelles difficultés l’Administration, à dominante kurde, rencontret-elle pour gérer une région où les Arabes sont devenus minoritaires ?
E.A. : Nous n’avons pas remarqué de tensions. Les FDS sont à Raqqa [ville à majorité arabe et ancienne capitale du califat autoproclamé] pour protéger les civils et ses unités sont composées des enfants de Raqqa, des habitants de Raqqa.
N.S. : Quel genre de relation le Parti des travailleurs du Kurdistan turc (PKK) entretient-il avec l’Administration ?
E.A. : Lorsque la révolution a commencé ici, le PKK l’a soutenue. L’influence du PKK au sein de la population est importante et, aujourd’hui encore, les citoyens continuent de rejoindre le mouvement. Ce n’est pas un secret. Le Parti des travailleurs a une idéologie très forte en matière d’écologie, ainsi que d’émancipation des femmes, qui se reflète inévitablement dans le projet du Rojava. L’influence idéologique sur nous est soutenue à long terme et ne peut être arrêtée. Cependant, nous prenons nos propres décisions sur le terrain et le PKK ne peut pas intervenir dans ce domaine. De fait, ils peuvent même les critiquer. Cependant, la Turquie utilise le PKK comme excuse pour attaquer le nord de la Syrie. Le PKK n’est présent ni en Arménie ni en Libye et pourtant la Turquie y a également lancé des attaques.
Dans notre mouvement, les femmes sont présentes dans toutes les sections militaires et politiques
N.S. : Quelle est, selon vous, la voie à suivre pour sortir du trou dans lequel se trouve la Syrie ?
E.A. : Malheureusement, la guerre en Syrie n’a que trop duré et aucune solution n’est en vue. Ce n’est plus une guerre de Syriens contre Syriens, mais un conflit international. Même si Al Assad voulait trouver une solution et mettre fin à cette guerre, il n’y parviendrait pas, car les acteurs impliqués dans le conflit ne le laisseraient pas faire. Chaque acteur impliqué dans la guerre en Syrie veut trouver une solution qui favorise ses intérêts et, bien sûr, au détriment de la population syrienne. Nous savons que le modèle établi en Syrie servira pour être reproduit dans tout le MoyenOrient. La Turquie en est consciente, c’est pourquoi elle est si attachée à la Syrie et n’envisage pas de la quitter. Ankara sait que si la question kurde en Syrie est résolue, cela aura un impact sur la Turquie [où vivent plus de 14 millions de Kurdes], et c’est pourquoi il n’est pas dans son intérêt de mettre fin à la guerre en Syrie ou à la question kurde. Le même scénario s’applique à l’Iran, car si la question kurde est résolue ici, ils devront la résoudre là-bas aussi. C’est pourquoi ils font obstacle à toute solution. En bref, l’Iran soutient le régime, qui est très rigide à notre égard, et dans le même temps, l’opposition est soutenue par la Turquie et les deux pays ont une position dure à notre égard également. La crise continue donc.
N.S. : Outre l’échiquier militaire, l’AANES est engagée dans une double lutte idéologique contre la pensée radicale promulguée par l’EI d’une part, mais aussi au sein même de la population locale, majoritairement patriarcale d’autre part. Comment conciliez-vous ces deux fronts idéologiques de l’interieur ?
E.A. : Les deux idéologies se croisent car elles sont toutes deux enracinées dans le patriarcat. Les deux doivent être combattues par les institutions, car elles ciblent toutes deux directement les femmes et les utilisent pour atteindre leurs propres intérêts.
N.S. : Qu’est-ce qui a été fait à l’AANES pour l’égalité des genres ?
E.A. : Depuis 2013, nous avons rédigé de nouvelles lois qui ont façonné le contrat social [sorte de constitution de l’Administration] qui régit l’ensemble de la région autonome. Il s’agit notamment de l’abolition de la polygamie, de l’égalité en matière d’héritage et de l’octroi de la garde des enfants aux mères, entre autres.
N.S. : La participation des femmes dans le domaine militaire n’est pas une nouveauté historique, puisqu’elle a eu lieu dans plusieurs mouvements de libération dans la région, comme en Algérie, en Palestine, mais une fois la guerre terminée, les femmes ont été systématiquement écartées des postes de décision. En tant que coprésidente du Conseil exécutif et plus haute autorité de l’Administration, comment pensez-vous que les femmes puissent rester à ces postes de décision ?
E.A. : Nous sommes très conscients et nous avons appris les leçons que l’histoire nous a enseignées. C’est pourquoi, parmi les précautions que nous prenons, il y a, par exemple, la création d’un mouvement entièrement féminin et non l’attribution de postes spécifiques aux femmes. Les femmes sont présentes dans toutes les sections militaires et politiques, aux plus hauts postes. Aucune décision ne peut être prise sans notre approbation. Même lors de la première réunion que nous avons eue pour créer le Conseil démocratique syrien, nous avons décidé de reporter la formation du Conseil, parce que nous n’avions pas assez de femmes pour couvrir le quota de genre convenu. Malgré les protestations des camarades, nous avons reporté la formation du Conseil, jusqu’à ce que nous ayons suffisamment de candidates qualifiées pour occuper les postes réservés aux femmes.
N.S. :Vous avez été activiste politique contre Bachar al Assad, vous avez combattu l’EI et aujourd’hui vous vous battez politiquement contre les troupes turques et les milices locales alliées. Quel est votre pire ennemi ?
E.A. : Ces trois luttes sont similaires. Pour tous les trois, nous sommes devenus des cibles physiques à anéantir. Ce sont des mentalités radicales et dictatoriales qui poussent à partir de la même racine : le régime syrien fait disparaître des gens dans ses prisons, l’EI exécute ceux qui s’opposent à lui et la Turquie perpètre des crimes de guerre.
La différence entre ces trois fronts est que contre l’EI, la communauté internationale nous soutient et nous combattons ensemble. Cependant, face à l’invasion turque, il n’y a personne pour nous soutenir. Quant au régime, les acteurs sont divisés dans leurs positions.