Pour mesurer la nouveauté et la complexité des enjeux auxquels renvoient les différences culturelles –de quelque nom qu’on les appelle (identités, minorités, communautés par exemple)-, le plus simple est de partir d’une expérience concrète, apparemment singulière, et ayant de fait valeur paradigmatique : l’expérience des « Nikkei » au Japon, bien documentée depuis peu, grâce en particulier aux travaux de Mélanie Perroud. [1]
Résumons. Au sortir de la Première guerre mondiale, une immigration japonaise importante a abouti, entre autres pays, au Brésil (nous laisserons de côté le cas, proche à certains égards, mais beaucoup moins lourd du Pérou). Ces migrants se sont relativement bien intégrés économiquement, et notamment dans des métiers à forte compétence technique, par exemple comme techniciens, ingénieurs. Toujours est-il qu’à partir des années 80, un certain nombre de leurs descendants, encouragés alors par la politique du gouvernement japonais, ont fait le choix de (re)venir au Japon. Ils y ont trouvé de l’emploi, plutôt bien payé, mais généralement difficile, en particulier dans l’industrie automobile, et ont bénéficié d’un statut les autorisant à s’installer durablement dans le pays, mais sans pour autant qu’ils puissent devenir citoyens japonais. Le phénomène a revêtu une importance croissante et, surtout, s’est diversifié. Aujourd’hui, en effet, sur les quelque 350 000 personnes concernées, certaines sont installées au Japon, d’autres s’efforcent de (re)(re)venir au Brésil, où pour la plupart leur retour est un échec, qui les pousse à retourner au Japon, d’autres encore ne rêvent que d’une chose : migrer en Australie, ce qui est possible à condition d’apprendre l’anglais et d’accepter un statut de travailleur à temps partiel (pas plus de 20 heures par semaine). De plus, de nombreux étudiants brésiliens d’origine japonaise passent les trois mois de leurs vacances d’été (décembre à février) au Japon, où ils travaillent, font un peu de tourisme et d’où ils reviennent avec de l’argent et en ayant effectué de nombreux achats (produits électroniques notamment). Tout ceci donne naissance au Japon à une importante vie brésilienne : passion pour le football et pour la samba, commerces en tous genres, y compris agences spécialisées organisant les déplacements entre le Brésil et le Japon. Tout ceci modifie aussi au Brésil la conscience des descendants de migrants japonais, qui se constituent bien plus qu’avant en minorité. Cela suscite aussi, ou exacerbe un racisme bien particulier au Japon, où les « Nikkei » sont souvent perçus comme identiques biologiquement, racialement, mais distincts dans leur esprit, leur culture –le racisme ici renverse les termes classiques qui croient pouvoir déduire une compréhension de la personne humaine à partir de ses caractéristiques physiques, puisqu’en l’occurrence, on insiste sur l’absence de déterminants physiques pour penser la différence raciale. Et finalement, ce vaste ensemble de phénomènes nous donne à voir la formation d’une diaspora bien complexe, puisque ses membres sont souvent à la fois japonais et brésiliens culturellement, et qu’une partie importante de la population concernée doit être envisagée comme relevant d’un espace transnational. Beaucoup, en effet, se définissent comme circulant entre deux pays, voire trois avec l’Australie, sans parler des visites aux Etats-Unis ou en Europe : ce qui prime pour eux est la mobilité, et non l’inscription dans un territoire donné. Un cas limite est fourni par ceux qui, outre une origine japonaise, ont un ascendant originaire d’Italie et qui, compte tenu de la législation dans ce pays, peuvent devenir aisément italien eux-mêmes, ce qu’ils choisissent éventuellement de faire non pour s’installer en Europe, mais pour disposer d’un passeport européen.
Cet ensemble de phénomènes migratoires, présenté ici rapidement, n’est à l’évidence pas stabilisé, et est appelé à poursuivre sa trajectoire de diversification et de complexité croissante. Il ne constitue en aucune façon une curiosité japonaise, et on pourrait trouver dans bien d’autres situations des aspects comparables. Il nous indique, nettement, que nous ne pouvons plus penser les phénomènes migratoires comme obéissant purement et simplement à un modèle unique, dans lequel des émigrants quittent un pays d’origine, pour devenir des immigrés dans un pays d’accueil où, après deux ou trois générations, l’assimilation ou l’intégration est faite, ce qui veut dire que la culture d’origine s’est dissoute, pour l’essentiel, même s’il en subsiste quelques éléments, notamment dans les habitudes alimentaires. Le modèle classique n’a certes pas disparu, mais beaucoup d’autres « modèles » doivent être envisagés désormais. Il existe des migrants circulants, pour qui l’essentiel est la possibilité de nomadiser, non pas tant, comme c’est le cas avec la figure classique du tsigane, et maintenant une assez grande extériorité culturelle et même sociale avec les sociétés traversées, mais au contraire en participant pleinement à la modernité, en incarnant des logiques sociales et culturelles situées au cœur de la vie collective, et non à ses marges. C’est ce que nous disent chacun à sa façon bien des penseurs pour qui la mobilité et le nomadisme constituent des figures centrales de nos sociétés : John Urry, Zigmunt Bauman, ou bien encore le regretté sociologue italien Alberto Melucci.
De même, il existe des diasporas bien plus complexes que le modèle fondateur du concept, la diaspora juive, avec des groupes et des individus conjuguant diverses identités collectives, et pour qui l’ancrage social et culturel se fait dans deux ou plusieurs sociétés. Ainsi, les Arméniens, aujourd’hui, se réfèrent à l’Arménie, Etat souverain et indépendant depuis la fin de l’Empire soviétique, à la Turquie aussi, où vivent des dizaines de milliers de descendants de survivants du génocide de 1915, et il existe dans de nombreux pays des communautés arméniennes, les unes stables, les autres beaucoup plus enclines à circuler, comme c’est le cas avec les Arméniens qui circulent entre l’Arménie (ou un autre pays) et la Russie, d’où ils sont partis dans les années 90 en conservant néanmoins souvent des biens et des réseaux d’amitié.
Mais les questions de différence se réduisent-elles à l’évolution des phénomènes migratoires et donc, si l’on se situe du point de vue des Etats-nations, à la venue, définitive ou transitoire, d’étrangers ? Certainement pas. D’une part, le débat autour de ces enjeux a été lancé, dans les années 60, et dans de nombreux pays, non pas à partir de l’immigration, mais du fait de demandes de reconnaissance portées par des groupes, des minorités, des communautés se situant à l’intérieur de ces Etats-nations. En France, par exemple, ce sont des mouvements régionalistes, occitan, breton, qui ont les premiers lancé le débat, suivi de très près par les Juifs de ce même pays, devenant de plus en plus désireux de se constituer comme des acteurs visibles, et intervenant dans l’espace public. Aux Etats-Unis, les revendications des Noirs, de plus en plus nombreux à vouloir être tenus pour des « African-Americans », ou celles des Indiens ont marqué à la même époque l’ « ethnical revival », selon l’expression de l’historien Anthony Smith. Ces identités, et d’autres, s’affirmant plus tard elles aussi de l’intérieur des Etats-nations, continuent d’exister et de marquer leur existence –faut-il rappeler ici la puissance, aujourd’hui, du mouvement catalan ?
Et d’autre part, il faut admettre, comme le montre l’exemple japonais qui a nous a servi de point de départ, que les phénomènes migratoires sont constamment en changement. Une source importante de ces changements est l’individualisme moderne, qui opère au sein de toutes les sociétés. Car si les différences culturelles sont collectives, la façon dont elles sont inventées, produites, doit beaucoup, elle, à des choix personnels, à la subjectivité des individus. Dans le passé, les identités se reproduisaient : on était catholique, ou musulman, espagnol, catalan, basque, etc., par héritage ; on s’inscrivait, spontanément, dans une lignée, un clan, une famille culturelle ou religieuse parce que c’était la lignée, le clan, etc., des parents. Désormais, de plus en plus, les identités sont choisies, elles sont l’objet d’une décision. Les individus s’engagent –ils peuvent aussi d’ailleurs tout aussi bien se dégager-, ils ne ressentent aucune autre obligation à se réclamer d’une identité particulière, que celle que leur dicte leur conscience ou leur désir. C’est ainsi qu’il y a de nombreuses conversions à l’islam dans certains pays chrétiens –on avance couramment, en France, le chiffre de 15 ou 20 000.
Dès lors, il faut admettre que le plus souvent, la poussée des identités n’est ni un pur phénomène interne aux Etats-nations, comme lorsque des acteurs régionalistes demandent à être reconnus, ni un pur phénomène externe, apporté par une vague migratoire. Elle est en fait une combinaison, qui devient vite indémêlable, de logiques internes et de logiques externes. Et non seulement on ne la comprend, au sein des Etats-nations, qu’en tenant compte de cette imbrication des logiques, mais en plus, très souvent, elle s’exerce au sein d’espaces qui ne se limitent pas au seul cadre que constituent ces Etats-nations. On passe à côté de dimensions importantes de l’identité arménienne, juive, musulmane, kurde, latino-américaine, etc., en Espagne ou en France si on ne prend pas en considération les dimensions « globales » qui en font des éléments de questions beaucoup plus larges. Quand des Arméniens se mobilisent dans un pays d’Europe ou aux Etats-Unis, par exemple, pour obtenir de l’Etat ou des institutions politiques que soit reconnu le génocide 1915 en Turquie, ils exercent une influence qui va bien au-delà d’un seul pays, qui concerne aussi la Turquie, l’Arménie, d’autres pays où leur diaspora est implantée, et avec des effets qui ne sont pas toujours prévisibles.
On le voit, la question des différences culturelles n’a cessé, en une quarantaine d’années, de se complexifier et de s’étendre. Evoquons, pour conclure, une complication que nous n’avons pas encore évoquée, qui s’est précisée à partir des années 80, et qui tient à la poussée des phénomènes proprement religieux dans le monde entier, à commencer par l’islam et les différentes variantes du protestantisme. Ce « retour de Dieu », comme a dit Gilles Kepel, est souvent confondu, dans les débats de nos sociétés, avec la poussée des identités culturelles. On le constate notamment dès qu’il s’agit de débattre du multiculturalisme, et que la discussion se concentre sur l’islam. Il est vrai qu’il n’est pas toujours facile de faire la part des choses, et que la culture et la religion sont souvent un tout. Il est vrai aussi que pour certains anthropologues, et parmi les plus grands, par exemple Clifford Geertz, disparu en 2006, la religion est un fait de culture. Mais analytiquement, il vaut mieux distinguer religion et culture, et sérier les problèmes. Ne devons-nous pas, en effet, apprendre à vivre ensemble avec nos différences culturelles, y compris et surtout si elles sont présentes et vivantes dans l’espace public, d’une part, et d’autre part tenir la religion à distance du politique, en dehors de l’espace public ?
Notas
[1]. Véase, por ejemplo, Mélanie Perroud, «Migration retour ou migration détour? Diversité des parcours migratoires des Brésiliens d’ascendance japonaise», Revue européenne des migrations internationales, vol. 23, núm. 1, 2007, pp.49-70.