Kaïs Saïed s’impose en ‘sauveur du peuple’

Se plaçant en parangon de l’intégrité et de la justice, le président a concentré entre ses mains tous les pouvoirs, plongeant le pays dans un autoritarisme, dont l’issue est incertaine.

Lilia Weslaty

Article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Pourtant, le 25 juillet 2021, deux ans après une ascension inattendue et son élection à 72,7 % des suffrages, l’ex-assistant en droit Constitutionnel et président actuel de la République tunisienne, Kaïs Saïed, supposé être bien conscient de l’importance du principe de la séparation des pouvoirs, invoque à la surprise générale l’article 80 de la Constitution, plongeant le pays dans un « État d’exception ». Il s’impose en « sauveur » de la nation face à un « péril imminent » et concentre tous les pouvoirs entre ses mains.

D’après sa lecture de la situation, l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) représenterait elle-même ce péril « continu et non imminent » ironise-t-il dans plusieurs de ses vidéos, transmises à travers la page Facebook officielle de la présidence de la République, quasiment son unique canal de communication.

Kaïs Saïed, s’apparentant à un cas de césarisme providentiel, fait alors appel à l’armée en plaçant un tank militaire et une dizaine de fourgons des forces de l’ordre à l’entrée de l’ARP. Le siège de la télévision nationale et la place du gouvernement sont aussi encerclés. Il suspend les activités des parlementaires, lève leur immunité et il s’impose, toujours en revendiquant l’article 80, à la direction du parquet ; il démet de leurs fonctions le chef de gouvernement et ministre de l’Intérieur par intérim Hichem Mechichi, les ministres de la Défense, des Finances, des TIC, de la Santé, de la Justice et de la Fonction publique et il change également des gouverneurs et des dizaines de hauts cadres, dans toutes les institutions de l’État.

Par ailleurs, le recours à l’article en question exige trois impératifs : il est nécessaire de consulter le chef du gouvernement et le président de l’Assemblée des représentants du peuple (Rached Ghannouchi) et à la demande du président de l’Assemblée des représentants du peuple ou de 30 membres de ladite Assemblée, la Cour constitutionnelle (dont il a refusé le 3 avril 2021 d’en ratifier le projet de loi pour sa mise en place) est saisie en vue de vérifier « si la situation exceptionnelle persiste ».

Aucune de ces trois conditions sine qua non n’a été respectée. M. Ghannouchi et des députés, notamment d’Ennahda (premier parti du pays) ainsi que certains militants des droits de l’Homme, accusent en conséquent « un coup d’État contre la révolution et la Constitution ».

Depuis cette date, Kaïs Saïed ne cesse d’accuser et d’insulter, toujours à travers la page Facebook officielle de la présidence de la République, ces « traitres de la nation », entre autres les députés et les « voleurs corrompus » qui ont mené le pays à la déroute. Il appelle également le peuple à « purger la Tunisie » de ces « virus ».

Il est nécessaire de rappeler qu’avant ce tournant, un bras de fer a marqué les rapports entre le président et le chef du gouvernement et ce dès l’investiture même de ce dernier, en septembre 2020. En effet, le cabinet présidentiel a imposé en dernière minute des changements dans l’équipe gouvernementale, sans en aviser M. Mechichi. Durant tout le premier semestre de 2021, une tension palpable entre les deux hommes n’a cessé de s’intensifier, notamment lors de la nomination de ministres, estimés corrompus selon Kaïs Saïed.

De surcroît, durant les mois qui ont précédé, Abir Moussi, une députée pro-Ben Ali et son parti PDL (Parti destourien libre), n’ont cessé d’obstruer les travaux du Parlement en cris, en scènes d’hystérie et accusations de toutes sortes à l’encontre de Rached Ghannouchi et d’Ennahda, au point d’éloigner une large frange de la population de l’institution du Parlement même et des partis politiques en général.

En outre, suite à la mauvaise gestion par le chef du gouvernement de la crise sanitaire de la Covid-19 qui a coûté la vie à plus de 25 000 Tunisiens selon les chiffres officiels (80 000 selon Zakaria Bouguerra, un lanceur d’alerte et un médecin spécialisé en anesthésie- réanimation), une bonne partie de la population a perçu ce renversement de situation comme une action salutaire et une opération de sauvetage du président, le soutenant ouvertement à plus 70 %, selon les sondages.

Quelques semaines après, Kaïs Saïed s’est ainsi élevé au rang de « sauveur du peuple » en faisant appel aux pays du monde, pour subvenir en vaccins et en matériels sanitaires, offerts en dons pour sauver les vies. En moins de deux mois, plus de quatre millions et demi de Tunisiens (sur 11 millions) ont été vaccinés. Une victoire éclatante qui a servi d’argument au président, face à ceux qui l’accusaient alors de putschiste.

Saïed, le président qui s’impose en ‘justicier’ au détriment des lois et de la Constitution

Trois jours après ce que certains médias et analystes appellent « un coup de force » – évitant toute mention de « coup d’État » –, Kaïs Saïed, brandissait un rapport de la Commission nationale sur la corruption et la malversation de 2011 (dénommée commission d’Abdelfettah Amor), et déclarait lors d’une entrevue avec Samir Majoul, président du premier syndicat patronal du pays, l’UTICA, que 13,5 milliards de dinars – soit quatre milliards d’euros – d’argent public ont été volés par « 460 hommes d’affaires ».

Cependant, ce même rapport ne mentionne aucun nom, mais fait plutôt état de 5 000 requêtes instruites au bureau d’ordre de la commission jusqu’à fin 2011 et de 450 déferrements au parquet.

Le président a, en effet, fait un amalgame avec un autre rapport mentionnant des noms et datant de 2003, établi par l’ancien régime et ne jouissant, par contre, d’aucune crédibilité.

Il promet un « compromis judiciaire » à ceux qui rendraient l’argent. Il demande aussi l’élaboration d’une proposition de loi d’arrangement judiciaire pour permettre aux hommes d’affaires – ayant spolié l’argent public – de régulariser leur situation en contrepartie d’un engagement, pour le financement de projets dans toutes les délégations.

Outre le brouillamini politique et les dissensions tous azimuts, la Tunisie subissait en parallèle de plein fouet son plus haut taux d’inflation, atteignant 6,4 % dans un contexte économique assez précaire. Le pays est menacé de faillite : les caisses sont en effet vides, notamment suite au remboursement des deux emprunts, le premier le 23 juillet, s’élevant à 506 millions de dollars et un deuxième le 4 août, d’un montant de 503,5 millions de dollars, obtenus grâce à l’appui des États-Unis.

Dans une énième vidéo sur Facebook, face à une situation des plus compliquées, Kaïs Saïed ripostait avec des menaces déclarant « la guerre contre toutes tentatives de monopole ou de spéculation » et qu’il serait « intolérant avec quiconque aurait l’intention de contrôler l’approvisionnement du marché ou l’augmentation des prix ». Il effectue, dans son élan de justicier, plusieurs descentes – filmées par son équipe de communication – dans des usines et des marchés, accusant un tel de monopole, un autre de corruption et ce sans aucune preuve ou ordre judiciaire, demandant comme un souverain omnipotent à qui on ne peut rien refuser, la baisse des prix.

Face à sa demande, l’UTICA déclare le 4 août – plus par effet d’annonce qu’en réelle exécution – de répondre illico à ses ordres et de s’y conformer. Néanmoins, en réalité, le coût de production des biens n’a cessé de grimper surtout à cause de la crise sanitaire mondiale engendrée par la pandémie et ses conséquences sur toute la chaîne de production. On parle alors de stagflation et d’augmentation des prix à l’international. La Confédération des Entreprises Citoyennes de Tunisie, deuxième syndicat patronal du pays, ajuste sa riposte quant à la situation et appelle plutôt à l’augmentation de la productivité, ainsi qu’à la résolution des problèmes endémiques de transport et de logistique dans les ports, afin de baisser les coûts de production et, par conséquent, les prix des biens.

Règne de l’arbitraire et restrictions des libertés

Un mois après le renvoi du gouvernement et la suspension du Parlement, des centaines d’abus à l’égard des droits et libertés ont été observées. Plusieurs assignations à résidence ont été exécutées par le ministère de l’Intérieur, dont celle à l’encontre de Chawki Tabib, avocat et ancien président de l’Instance Nationale de Lutte contre la Corruption, depuis le 20 août, sans cadre juridique qui lui permettrait d’exercer son droit constitutionnel au recours.

Le 26 août, Amnesty International dénombrait déjà dans son rapport aussi une cinquantaine de personnes qui avaient subi des interdictions de voyage et ce sans aucune justification ou ordre judiciaire. « L’organisation a réuni des informations sur les cas d’au moins 50 personnes, y compris des juges, de hauts représentants de l’État et des fonctionnaires, des hommes d’affaires et des parlementaires, qui au cours du mois écoulé se sont vus interdire de voyager à l’étranger sans qu’aucune de ces interdictions n’ait été autorisée par le pouvoir judiciaire et sans décision écrite, sans motif et sans délimitation dans le temps. Le nombre total de personnes soumises à une interdiction de voyager depuis le 25 juillet, est probablement beaucoup plus élevé ».

Quant à Human Rights Watch, l’organisation avait également alerté l’opinion publique avertissant que la confiscation des pouvoirs par le président menacerait les droits.

En effet, le 3 octobre, Ameur Ayed, de Zitouna TV, et un député, Abdellatif Aloui, ont fait l’objet d’un mandat d’amener, émis par le tribunal militaire de Tunis suite à leurs critiques des décisions présidentielles.

Deux autres députés du mouvement islamo-nationaliste Al Karama, dont l’un, Seif Eddine Makhlouf est avocat, ont été arrêtés dans le cadre d’une enquête de la justice militaire pour avoir « insulté des agents de la police des frontières » suite à leur défense d’une femme empêchée de voyager, encore sans ordre judiciaire.

Le 14 octobre, Seif Eddine Makhlouf a fini par entamer une grève de la faim pour contester les jugements prononcés à son encontre et dénoncer « les abus judiciaires qu’il subit », et ce suite au refus de sa demande de mise en liberté par la chambre d’accusation près du Tribunal militaire de Tunis. Dans un communiqué, le député a protesté contre « la comparution de civils devant des tribunaux militaires » dénonçant la violation des principes de neutralité et d’impartialité dans cette affaire « montée de toutes pièces », selon ses dires.

Un troisième député, indépendant, Yassine Ayari, qui a de suite dénoncé un « coup d’État militaire », a été arrêté en application d’une condamnation à deux mois de prison, prononcée fin 2018, pour avoir « critiqué l’armée ». Après avoir arraché le 27 octobre un non lieu en cette affaire, il est aujourd’hui poursuivi, à nouveau, toujours par le procureur de la justice militaire, pour ses propos sur les réseaux sociaux « après le 25 juillet ». Il aurait dû comparaître en justice le 22 novembre pour un énième procès, qui a été finalement reporté. Le député, connu pour être un farouche militant contre la corruption et un activiste sous le régime de Zine el Abidine Ben Ali, accuse un acharnement de la justice militaire contre sa personne et tout esprit critique.

En réponse à ces arrestations, le parti Harak, de l’ex-président de la République, Moncef Marzouki, et militant des droits de l’Homme, a exprimé dans un communiqué sa « profonde inquiétude » dénonçant un « glissement vers le règlement de compte politique et la répression des libertés » en contradiction avec les affirmations de respect de la Constitution déclarées à maintes reprises par le chef de l’État au peuple et aux diplomates.

Coup de théâtre, le 14 octobre, Kaïs Saïed ordonne le retrait du passeport diplomatique à M. Marzouki, l’accusant de s’être rendu à l’étranger pour « attenter aux intérêts de la Tunisie », ajoutant que « celui qui fait ça, se verra retirer le passeport diplomatique, car il fait partie des ennemis de la Tunisie ». L’ancien président répond alors qu’il n’est « nullement surpris des mesures annoncées par le régime putschiste ».

Accusé de « complot contre la sûreté de l’État » après avoir appelé la France, lors d’une manifestation à Paris le 9 octobre, à « rejeter tout appui à ce régime et à cet homme qui ont comploté contre la révolution et qui ont aboli la Constitution », il fait l’object, depuis le 4 novembre, d’un mandat d’amener international.

Face à cette énième atteinte aux droits et libertés, des militants de la société civile et des politiciens, dont l’éminent juriste Yadh ben Achour, professeur même de Kaïs Saïed, qui l’avait accusé explicitement d’avoir orchestré un coup d’État, ont signé le lendemain une pétition condamnant fermement les poursuites engagées à l’encontre de M. Marzouki. Selon eux, ce mandat d’amener international est une « mesure arbitraire, qui s’inscrit dans un contexte de discours de haine et de diffamation de l’opposition. » Les signataires ont aussi constaté que le président de la République, Kaïs Saïed, a « dévié des objectifs de la révolution et qu’il s’est attaqué à la Constitution pour asseoir sa domination de l’État ».

La révolution tunisienne, à la dérive …

Depuis le 25 juillet, les mesures prises par le président de la République ont plongé le pays dans un autoritarisme dont l’issue est incertaine. La dégradation de la situation socioéconomique qui s’est accentuée durant les 10 dernières années a empiré les choses. Suite à une crise d’autorité entre les deux têtes de l’exécutif, celle de la présidence et celle du gouvernement, une crise de représentativité s’en est suivie où les partis politiques et les parlementaires étaient devenus les premiers responsables de la débâcle révolutionnaire à la légitimité ternie.

Se plaçant en parangon de l’intégrité et de la justice, l’ex-assistant de droit Kaïs Saïed, devenu subitement président grâce à une mobilisation inattendue sur Facebook, s’est imposé en « sauveur » et il a concentré entre ses mains les trois pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire. Ne cessant de répéter qu’il respecte la Constitution du 27 janvier 2014 et des acquis de la révolution, il refuse depuis son élection toute interview avec les médias tunisiens. Depuis le mois d’octobre, des pro et des anti Kaïs Saïed manifestent à Tunis, engendrant des violences de part et d’autre, présageant une forte polarisation et une montée de violences animées par les discours de haine à teinte complotiste du président.

Pour le militant et professeur de Droit, Jaouher ben Mbarek, l’un des anciens collègues de Kaïs Saïed et aussi l’un de ses principaux opposants aujourd’hui, la « résistance face au coup d’État se poursuivra par tous les moyens pacifiques ».

Quant à la Tunisie, engluée dans un marasme économique et dans une conjoncture mondiale des moins favorables, l’ombre de la pénurie des aliments et de l’arrêt de versement des salaires, notamment dans le secteur public, guette plus de 600 000 personnes. Pour sortir du gouffre financier au plus tôt, l’État devra négocier un nouvel emprunt avec le Fonds monétaire international, qui exige une profonde et douloureuse réforme, touchant principalement à l’allégement de la masse salariale. Mis sous pression par les États-Unis et les pays du G-7 pour « reprendre la voie démocratique », Kaïs Saïed a fini par s’y plier en désignant, le 11 octobre une cheffe de gouvernement, Najla Bouden, dont la mission serait surtout de trouver, des fonds afin de renflouer les caisses et instaurer une stabilité politique inespérée.