Co-édition avec Estudios de Política Exterior
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Iran : répercussions régionales de la crise

Simon Mabon
Professeur de Relations internationales à l’Université de Lancaster, directeur du Richardson Institute et chercheur associé au Foreign Policy Centre ;
auteur de The Struggle For Supremacy: Saudi Arabia and Iran (Cambridge University Press, 2023)
Début mars 2023, l’Iran et l’Arabie saoudite ont accepté de reprendre leurs relations diplomatiques. Sur la photo,
Ali Shamkhani, haut responsable iranien de la sécurité, Wang Yi, ministre des Affaires chinois et Musaid Al Aiban,
conseiller à la sécurité nationale de l’Arabie saoudite. Pékin, le 10 mars 2023.
Ministère chinois des affaires étrangère/Agencia Anadolu vía Getty Images

En septembre 2022, la police des moeurs de la Répu­blique islamique d’Iran a arrêté la jeune Mahsa Ami­ni, qui est ensuite morte en détention. La mort d’Amini a déclenché une vague de protestations qui s’est étendue à tout le pays, menaçant la survie même de l’État. Dans les mois qui ont suivi, plus de 400 personnes ont été tuées par les services de sécurité du régime, des dizaines de milliers ont été arrêtées et de nombreuses autres ont été condamnées à mort. Malgré la répression brutale, les manifestations représentent le plus long rejet public du régime clérical depuis son instauration en 1979.

Bien que de nature essentiellement nationale, les événements en Iran peuvent avoir des implications régionales, ce qui montre l’importance du pays dans les intrigues politiques, religieuses et sécuritaires du Moyen-Orient. Ces dernières années, la République islamique a cherché à influencer la région en utilisant des ressources idéologiques, économiques, militaires, culturelles et religieuses. Par conséquent, on peut s’at­tendre à ce que les protestations au niveau national aient un impact sur les relations transnationales.

Dans le même temps, face à l’aggravation de la crise intérieure, le Guide suprême, Ali Khamenei, a cherché à tirer profit du rôle régional de l’Iran – notamment dans la cause palestinienne – pour consolider sa légitimité, bien qu’avec un succès limité. Malgré la cruauté avec la­quelle le régime a répondu aux manifestations, les alliés de l’Iran se sont prononcés contre les mouvements an­tigouvernementaux et les ont condamnés comme étant le résultat d’une manipulation extérieure. À l’inverse, d’éminents religieux chiites, dont le grand ayatollah irakien, Ali Sistani, et certains membres de l’Assem­blée des experts d’Iran, ont exhorté l’État à mettre fin à la violence. À l’heure où la sympathie envers la Ré­publique islamique sur le plan intérieur est en déclin, il reste à voir comment cela affectera son attrait auprès de ses alliés dans la région.

Outre les manifestations en Iran, d’autres pays du Moyen-Orient, notamment l’Irak et le Liban, ont été le théâtre de troubles importants qui ont remis en ques­tion l’organisation de la sécurité régionale.

Le rôle de l’Iran dans la région

Ces dernières années, les actions de l’Iran dans la ré­gion se sont déroulées dans un contexte de rivalité avec d’autres puissances régionales, notamment l’Arabie saoudite. Toutefois, l’influence de l’Iran dans son voi­sinage est souvent surestimée, en partie par le biais du récit stéréotypé et profondément problématique des « guerres par procuration ». Si Téhéran exerce indénia­blement une influence en raison de son capital écono­mique et politique, l’intensité de cette influence varie, reflétant la répartition du pouvoir dans ces pays et la ca­pacité des autres acteurs régionaux à poursuivre leurs propres objectifs.

Depuis le renversement du régime baasiste de Saddam Hussein en 2003, l’Iran et l’Arabie saoudite se disputent l’influence au Moyen-Orient. Il en résulte un antagonisme dans lequel les aspirations géopolitiques se confondent avec les revendications de leadership reli­gieux. Cette rivalité multiple entre Riyad et Téhéran tire parti des complexités et des contingences de la région, et produit des réactions oppositionnelles qui prennent des formes différentes selon l’agencement de ces espaces.

Alliés régionales de l’Iran

Source : Amir J. Asmar, ECFR National Intelligence Fellow; Financial Times, IISS, ECFR research, 2021.

Du Liban au Yémen, l’hostilité s’est manifestée dans différents domaines, et Riyad aussi bien que Téhéran ont profité des circonstances et du labyrinthe de la politique locale pour atteindre leurs objectifs. Dans le même temps, cependant, les acteurs locaux ont cherché à cultiver leurs propres relations avec les puissances régionales – notamment l’Iran, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar – de sorte que leur ca­pacité de décision et d’action est bien plus grande que beaucoup ne le pensent.

Cela est dû en partie au récit très problématique et fondé sur des clichés des « guerres par procuration » en Orient, selon lequel, au cours des deux dernières décennies, l’Iran et l’Arabie saoudite ont contrôlé des clans idéologiquement favorables dans la région, et se sont engagés dans une forme de conflit entre groupes pro-saoudiens et pro-iraniens au Bahreïn, en Irak, au Liban, en Syrie et au Yémen. Cette interprétation des faits est problématique pour plusieurs raisons. Premiè­rement, elle exagère l’influence de l’Iran et de l’Arabie saoudite dans la région ; deuxièmement, elle confond la nature des identités transfrontalières ; et troisième­ment, elle réduit des dynamiques politiques, sociales et économiques complexes à une vision statique et essen­tialiste des relations sectaires.

Pour analyser les conséquences régionales des ma­nifestations en Iran, il est essentiel de comprendre la nature de l’engagement de l’Iran au Moyen-Orient et sa rivalité avec l’Arabie saoudite. Sans cette base solide, des conclusions douteuses sont tirées à la hâte, qui sont trompeuses et renforcent les croyances xénophobes sur les identités sectaires et l’islam en général.

Malgré ces avertissements, l’Iran est actif dans un certain nombre de domaines au Moyen-Orient. Dans le but d’influencer les affaires régionales, Téhéran a éta­bli des relations avec des groupes largement impliqués dans des actions de résistance, tels que le Hezbollah et le Hamas, ainsi qu’avec d’autres milices chiites telles que les Forces de mobilisation populaire en Irak et les Houthis au Yémen, et avec des acteurs politiques ap­partenant généralement à la même branche de l’islam. Ces relations ont été établies dans les décennies qui ont suivi la création de la République islamique en 1979, en profitant de l’instabilité politique de la région. Toute­fois, cet engagement iranien intervient à un moment où d’autres acteurs, notamment l’Arabie saoudite, se dis­putent l’influence, et où les signes d’identité religieux et ethniques tracent des lignes d’inclusion et d’exclusion.

Une réflexion sur la rivalité entre l’Arabie saoudite et l’Iran – qui oscille entre des périodes d’hostilité et des périodes de rapprochement naissant – offre de nombreuses révélations sur la nature de la politique régionale. Au cours des décennies qui ont suivi la for­mation de l’actuel État saoudien et précédé la création de la République islamique d’Iran, Riyad et Téhéran ont entretenu des relations largement amicales, ponctuées d’épisodes de conflits territoriaux. Bien que la religion jouait un rôle très différent en Iran, en raison de l’im­portance du chiisme dans la société, la répression de la population chiite par Ibn Saoud – le fondateur de l’ac­tuel État saoudien – a suscité la condamnation du chah.

Après la création de la République islamique, les deux pays se sont engagés dans une rivalité qui combi­nait des aspirations régionales et des revendications de légitimité religieuse, et a étendu son champ d’action à l’ensemble du Moyen-Orient en établissant des relations avec des groupes partageant les mêmes idées, dans les­quelles l’hostilité envers les États-Unis et Israël jouait un rôle de premier plan. De 2003 à aujourd’hui, les relations sont devenues de plus en plus hostiles. En conséquence, Téhéran et Riyad se retrouvent dans des camps opposés dans les conflits en Syrie, au Yémen et en Irak.

Ces dernières années, cependant, les deux pays se sont engagés dans une série de pourparlers visant à améliorer leurs relations. Des initiatives diplomatiques ont été prises sous différentes formes, allant de proces­sus de diplomatie parallèle visant à transformer les rela­tions, à des processus de diplomatie intermédiaire axés plus officiellement sur la résolution des problèmes de sécurité. Le récent rapprochement entre l’Iran et l’Ara­bie saoudite montre que les relations peuvent s’amé­liorer, même si, jusqu’à présent, il n’a pas été question de la manière dont l’accord contribuera à mettre fin à la guerre au Yémen.

L’incitation au dialogue de Téhéran et de Riyad est d’ordre économique. Alors que l’Iran est confronté à de graves pressions économiques, le coût de la guerre au Yémen – et les dommages redondants d’un tel conflit – ont un effet affaiblisseur sur l’économie saoudienne, à un moment où le prince héritier Mohammed Ben Sal­man tente de mettre en oeuvre son ambitieuse Vision 2030. En conséquence, les deux pays ont vu une oppor­tunité de régénérer leur situation économique en résol­vant les tensions régionales de longue date.

Un facteur décisif dans la capacité de la République islamique à exercer une influence – à des degrés divers – a été la combinaison d’un soutien idéologique et ma­tériel aux acteurs de la région. Du point de vue idéolo­gique, l’articulation d’une vision de l’ordre fondée sur une rhétorique de la résistance et de l’identité chiite a trouvé un écho auprès des communautés chiites du Moyen-Orient (et au-delà), ce qui a conduit à l’émer­gence de groupes tels que le Hezbollah au Liban ou le Front islamique pour la libération du Bahreïn. Ce sou­tien idéologique est complété par la disposition de res­sources financières et, dans certains cas, d’armes.

La générosité économique de l’Iran a été un élé­ment clé de sa capacité à créer – et à maintenir – des liens étroits avec les groupes de la région. Certaines es­timations indiquent que Téhéran fait don d’environ 700 millions de dollars au Hezbollah chaque année, bien que les chiffres exacts soient difficiles à déterminer.

Les problèmes économiques continuent d’affec­ter sérieusement la capacité de l’Iran à agir au Moyen- Orient, ce qui semble indiquer le succès de la straté­gie de Donald Trump. Paralyser l’économie iranienne est depuis longtemps un objectif des partisans de la ligne dure des États-Unis et d’ailleurs. La campagne de « pression maximale » menée par l’administration Tru­mp à la suite du retrait des États-Unis du Plan d’action global conjoint (JCPOA, selon les sigles en anglais) a été conçue dans ce but. De même, l’imposition de sanctions à l’Iran par les gouvernements occidentaux a eu un effet nuisible sur la société iranienne. À la suite de la répres­sion des manifestations par le régime, les pays occiden­taux ont imposé des sanctions à un certain nombre d’au­torités et d’institutions clés, reflétant ainsi l’intérêt de la communauté internationale vis-à-vis de ces événements. La déclaration par le Parlement européen des Gardiens de la révolution iraniens comme groupe terroriste a in­tensifié la pression sociale, mais a également renforcé la rhétorique du régime sur l’ingérence extérieure.

Téhéran continuant à recevoir le soutien d’acteurs de toute la région, la pression exercée sur la République islamique s’étend aux relations régionales. Hassan Nas­rallah, le secrétaire général du Hezbollah, a souligné pu­bliquement que le Parti de Dieu n’aura aucun problème économique tant que la République islamique aura de l’argent. Sans surprise, Nasrallah a critiqué les manifes­tations comme étant un complot étranger et un acte de sédition de la part des États-Unis et de leurs alliés. Mais que se passe-t-il lorsque la République islamique n’a pas accès à ses ressources financières ?

Il y a deux ans, les principaux membres du Hezbol­lah ont distribué la carte « Sajjad » aux militants du par­ti, leur permettant d’acheter des produits alimentaires avec une réduction de 60 %, à condition qu’ils s’appro­visionnent dans des magasins vendant des produits ira­niens. Ces derniers temps, cependant, cette carte a ren­contré des problèmes, car la République islamique n’a pas été en mesure d’envoyer des produits alimentaires de base au Liban en raison des protestations et des difficultés économiques. En conséquence, l’État s’est retrouvé à court de ressources et la population dépend de groupes tels que le Hezbollah pour obtenir de l’aide. Mais comme la République islamique est confrontée à des défis internes, sa capacité à soutenir ses alliés dans la région est de plus en plus incertaine.

En réponse, les Gardiens de la révolution ont mis en oeuvre des stratégies créatives pour fournir une aide fi­nancière à ces alliés. L’une d’entre elles, mise au jour par la section maritime de la Lloyd’s de Londres, consistait à faire passer de l’or en fraude de l’Iran vers la Turquie, puis à le vendre et à répartir les bénéfices de la vente entre les alliés. Dans un autre cas, il semble que de hauts fonctionnaires de l’État irakien aient pris de l’argent et l’aient donné au Hezbollah. En fin de compte, cepen­dant, la capacité de la République islamique à exercer une influence dans toute la région semble compromise, avec des conséquences collatérales pour ses alliés dans tout le Moyen-Orient.

Avancer vers l’avenir

Bien que prédire l’avenir ne soit pas du ressort des ex­perts qui étudient le sujet, il est possible d’imaginer trois scénarios plausibles. Le premier est que ces pro­testations ne constituent qu’une vague passagère, l’arti­culation d’une frustration latente de la population à tra­vers le pays qui finira par s’éteindre. Ceux qui défendent ce point de vue font référence au Mouvement vert et aux manifestations de 2009, qui laissaient entrevoir un avenir politique alternatif, mais qui ont été écrasés par l’État. La réponse gouvernementale à la crise actuelle rappelle les soulèvements de 2009, lorsque les méca­nismes du pouvoir souverain ont été utilisés pour appli­quer un contrôle biopolitique à la population.

Dans un tel scénario, il est facile d’imaginer que le régime redouble sa ligne dure en matière de politique nationale et régionale. Toutefois, compte tenu des pro­blèmes économiques actuels, une injection de capitaux serait nécessaire. Cet objectif pourrait être atteint en ressuscitant d’une manière ou d’une autre le JCPOA, bien que cela comporte des obstacles importants.

Le deuxième scénario est que le régime reste au pouvoir, mais entreprenne une série de réformes drastiques pour apaiser les manifestants et éliminer la possibilité de futurs troubles. Cela impliquerait un assouplissement des normes sociales les plus strictes et peut-être une nouvelle conception du contrat so­cial. La politique étrangère, bien entendu, resterait du ressort des Gardiens de la révolution, dont l’attitude à l’égard des Saoudiens et d’autres rivaux régionaux té­moigne d’une position d’intransigeance. Mais là aussi, les préoccupations économiques pourraient inciter à un retour au JCPOA, en plus du maintien du dialogue avec l’Arabie saoudite, qui a pris de l’ampleur sous la présidence d’Ebrahim Raïssi, même si ces iniatives di­plomatiques ont suscité des inquiétudes chez certains acteurs régionaux.

Le dernier scénario est un changement révolution­naire : le renversement de la République islamique et la fin du velayat-e-faqih [gouvernement du juris­consulte]. La vision de l’organisation politique de Rou­hollah Khomeini – selon laquelle elle s’effectue sous la supervision du clergé en attendant l’Imam-e-Zamam [l’Imam des Temps] – s’est fait entendre dans toute la région par le soutien aux « opprimés » du monde mu­sulman et l’engagement dans des groupes de résistance contre les oppresseurs, à savoir Israël et les États-Unis.

Si la vision politique de Khomeini venait à prendre fin, le tableau politique et économique postrévolution­naire serait celui du chaos et de l’incertitude, car divers groupes chercheraient à imposer leurs propres idées dans l’ancienne République islamique. Dans cette incertitude, un certain nombre de questions de politique étrangère se posent : le nouvel État continuerait-il à adopter une po­sition de non-alignement dans la politique mondiale ? Et, à partir de cette position, continuerait-il à soutenir des groupes tels que le Hezbollah et les Houthis ?

Le consensus général parmi les experts qui étudient l’Iran est que le régime survivra. La stratégie nécro-po­litique profondément répressive consistant à réguler la vie – en tuant les manifestants et en créant un climat de peur – associée au fait que les protestations n’ont pas actuellement l’ampleur habituellement considérée comme nécessaire pour provoquer une révolution, assu­rera selon toute vraisemblance la survie immédiate de la République islamique. Toutefois, elle restera confrontée à de graves problèmes, dont beaucoup affecteront le rôle de l’Iran au Moyen-Orient. Au premier rang de ceux-ci figurent les difficultés et les conditions économiques dévastatrices auxquelles sont confrontés les Iraniens. La campagne de pression maximale de l’administration Trump a eu des conséquences destructrices pour le pays, et la batterie de sanctions imposées aux principaux or­ganes de l’État qui s’en est suivie a exacerbé le problème.

Deux questions d’importance régionale seront déter­minantes pour la suite des événements, quelle qu’elle soit. Les Iraniens expriment depuis longtemps leur frustration face à la situation socioéconomique, ce qui a enflammé leur colère contre l’État. L’une des causes est que l’aide est fournie aux alliés du Moyen-Orient alors que la po­pulation souffre de difficultés économiques. Alors qu’un retour au JCPOA apporterait un coup de pouce indis­pensable à l’économie – certaines estimations indiquent qu’un trillion de dollars y serait ajouté d’ici 2030 – il semble qu’après une nouvelle impasse dans les pourpar­lers, le processus soit au bord de l’agonie. De même, alors que le dialogue visant à améliorer les relations avec l’Ara­bie saoudite permettrait également d’injecter des capi­taux indispensables, la résolution de cette question est complexe et étroitement liée à la dynamique régionale.

Une deuxième question concerne la succession : qui remplacera Ali Khamenei en tant que Guide suprême ? Cette élection déterminera le caractère futur de la Ré­publique islamique. Un candidat plus dur pourrait ren­forcer la position de résistance de l’État et son soutien aux acteurs régionaux. En cette période d’instabilité nationale et régionale, les manifestations et les efforts de l’État pour contrôler la vie en Iran auront des répercussions sur l’ensemble du Moyen-Orient et mettront une fois de plus en évi­dence la complexité et l’intersectionnalité des ques­tions nationales et régionales. S’il n’est pas possible de prédire l’issue des protestations, la crise économique et politique plus large pourrait finir par limiter la capaci­té de Téhéran à opérer dans la région comme il l’a fait jusqu’à présent. Même si le régime survit aujourd’hui, les frustrations sous-jacentes resteront les mêmes./

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