Gérer ou bloquer les flux migratoires ?

Si l’Italie et l’UE veulent se présenter comme des acteurs crédibles, ils devraient mettre en marche de nouvelles politiques migratoires, au-delà de la sécurité.

Stefano M. Torelli

Ces dernières années, la question de l’immigration a gagné de plus en plus d’importance dans le débat politique européen. Ces trois dernières années, plus de 1,5 million de personnes d’Afrique subsaharienne, du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord ont traversé la Méditerranée pour se rendre en Europe. Ce fait a contribué à produire l’impression de vivre une invasion sans précédent. D’un côté, les partis eurosceptiques et populistes ont manipulé cette sensation ; de l’autre, cela a accru la sensibilité des citoyens vis-à-vis du problème. Pressés par l’opinion publique et voulant conserver le consensus politique, les gouvernements européens ont adopté différentes mesures pour faire face à l’augmentation des flux migratoires. Selon le Règlement de Dublin, le pays auquel appartient le premier port d’arrivée doit mener et gérer les processus de demande d’asile. Pour cette raison – à laquelle s’ajoute sa proximité géographique aux côtes nord-africaines – l’Italie est devenue l’un des pays les plus touchés par la question migratoire. En été 2017, face à l’arrivée continuelle de personnes en provenance du littoral libyen, le gouvernement italien a conçu une stratégie destinée à ralentir les flux entrants. Le dit « pacte Minniti » (du nom du ministre de l’Intérieur, Marco Minniti, promoteur de l’initiative) prévoit la participation directe des autorités du gouvernement d’« union nationale » de Libye (GNA), ainsi que de plusieurs acteurs non étatiques libyens, dans le but de résoudre le problème migratoire directement sur le continent voisin. À travers des accords avec des représentants des autorités locales et tribales de la frontière entre la Libye et le Niger, ainsi qu’avec la garde côtière libyenne, l’Italie a influencé la tendance des flux migratoires, au point de réussir à obtenir une baisse claire du nombre d’arrivées.

Cette nouvelle approche ne tient pas compte des effets que ces politiques ont eu et peuvent continuer à avoir dans les pays d’origine et de transit de l’immigration, ni des raisons qui se trouvent derrière la stratégie italienne et européenne. Plusieurs sources fiables, aussi bien indépendantes que des Nations unies, ont documenté le degré notoire de la détérioration des conditions des migrants en Libye, provoquée par les mesures de contention des flux et l’externalisation des contrôles frontaliers. Les sorties étant bloquées, les migrants sont forcés de rester dans des centres de détention, où ils vivent comme des prisonniers ou des otages et où ils souffrent de violences physiques et psychologiques en tout genre, dont de nouvelles formes d’esclavage. Pendant un certain temps, le business généré par l’organisation d’expéditions vers la côte italienne a été remplacé par celui que produisaient les centres de détention. Au fond de ce court-circuit se cache une réalité extrêmement confuse et fragmentée en Libye. De ce fait, les agents responsables du trafic illicite de migrants sont les mêmes à qui l’Italie et l’Europe ont demandé d’arrêter ce trafic. Dans de nombreux cas, il existe des interconnexions et des connivences directes entre des organismes gouvernementaux nationaux, des pouvoirs locaux, la garde côtière et les trafiquants. Étant donnée la situation sur le terrain, les douzaines de milices armées protectrices des intérêts des différentes parties sont l’une des entités les plus influentes du pays, et elles contrôlent aussi partiellement le trafic illicite de migrants. La participation de ces acteurs a été nécessaire pour interrompre les flux directement en Libye. À court terme, cette situation a abouti à une véritable rivalité interne entre factions libyennes au sujet de l’accès aux accords avec l’Italie ; à moyen-long terme, cela a augmenté encore plus l’instabilité de la situation, en raison du poids politique que les milices ont gagné progressivement.

Minniti et les calculs électoraux, raisons des politiques migratoires actuelles

Quant aux raisons de cette stratégie, il y a peu de doutes que Rome ait décidé d’agir directement en Libye du fait de l’approche des élections. Avec une citoyenneté de plus en plus inquiète au sujet de l’immigration et les partis populistes en hausse dans les sondages d’opinion, le gouvernement de centre-gauche voulait adapter ses politiques à la nouvelle conjoncture. Les élections de 2018 ont démontré que l’immigration, l’un des principaux sujets de la campagne électorale, était une question décisive, qui a contribué aux bons résultats des deux formations populistes, le Mouvement 5 Étoiles et la Ligue.

L’attitude personnelle du ministre Minniti constitue un autre facteur à tenir en compte. Fils d’un général à la retraite des forces aériennes italiennes, Minniti fait partie de la « vieille garde » formée par les cadres du Parti Communiste dans les années soixante-dix et quatrevingt. Il a été responsable des services de Sécurité et d’Intelligence sous les gouvernements de Enrico Letta et Matteo Renzi. Quand ce dernier a démissionné, après sa défaite lors du référendum populaire sur les réformes constitutionnelles, le gouvernement Gentiloni qui l’a remplacé était presque une copie exacte de celui de Renzi, exception faite du changement au ministère de l’Intérieur où Minniti a abouti. On pourrait le décrire comme un « homme d’ordre », rôle en vertu duquel il a pris l’initiative au sujet de la question migratoire. La seule limite étant que, en tant qu’homme d’ordre, son approche de la migration est régie par une maxime : la sécurité.

Pour « gérer » (c’est ainsi que s’exprime le discours officiel, alors qu’en réalité il devrait dire « bloquer ») les flux, Rome a orienté son action de plus en plus vers le Sud, et plus seulement sur les côtes libyennes. Ils ont maintenu des pourparlers avec des acteurs étatiques et non étatiques de la frontière entre le Niger et la Libye, et accordé avec eux le blocage de la route subsaharienne avant même d’entrer en Libye. Parallèlement, les accords avec les milices pour arrêter les sorties (auxquels on est probablement arrivé indirectement, à travers les autorités libyennes qui sont celles qui payent les milices) et l’appui italien à la garde côtière libyenne, leur fournissant des bateaux et des systèmes de radar, démontrent l’engagement italien envers les côtes du pays africain. Le point faible de la stratégie repose sur le fait que les acteurs que Rome a identifiés en tant que solution font souvent partie du problème. Les étroites relations entre organismes gouvernementaux, trafiquants et milices ont conduit Rome à conclure des accords avec les administrateurs même du trafic. On ne pourra jamais démontrer si la tristement célèbre valise des cinq millions d’euros a existé, mais cet accord non écrit prétend garantir aux seigneurs de la guerre libyens non seulement de l’argent, mais principalement une impunité absolue concernant leurs activités délictueuses « collatérales », telles que le trafic de pétrole et le blanchiment d’argent. En août 2017, la compensation pour l’Italie était claire : 85 % moins d’arrivées que deux mois auparavant (juin 2017) et 82 % moins qu’en août 2016.

De son côté, le gouvernement italien a défendu les politiques appliquées en Libye selon l’argument qu’elles ont contribué à apaiser une situation interne insoutenable du point de vue de la gestion de l’urgence et de l’ordre social et que, dans ce sens, on avait asséné un coup aux trafiquants. Ainsi que nous l’avons dit auparavant, les organisations qui dirigent le monopole de la contrebande de migrants sont les mêmes qui travaillent dans la juteuse affaire des centres de détention ; de son côté, la garde côtière, qui a reçu une aide logistique et formative de l’Italie, est souvent impliquée dans des épisodes de violence contre les embarcations. Par conséquent, on ne peut pas dire que les politiques de contrôle migratoire italiennes en Libye soient destinées aux trafiquants. Leur principal objectif est d’éviter que les personnes arrivent dans le pays. À partir de là, la stabilité et les intérêts de la propre Libye, la sécurité des migrants et la lutte contre les milices armées se situent derrière cet objectif primordial. Nous avons commenté que cet objectif a été atteint en partie, les politiques italiennes de contrôle de l’immigration dans les pays tiers ont donc démontré leur efficacité. Cependant, le prix de ces politiques est une Libye encore plus instable et des milliers de migrants coincés dans des centres de détention.

Ce genre d’intervention a aussi touché directement différentes ONG qui travaillent depuis plus de deux ans sur des bateaux en Méditerranée, dans des opérations de recherche et sauvetage (SAR, selon les sigles en anglais) dans le but de sauver les migrants à la merci de la mer. Plus d’un acteur politique contraire à l’immigration a souvent accusé les ONG d’être l’une des causes du problème. Ils brandissent la thèse primaire selon laquelle les sauvetages, de plus en plus près des côtes libyennes, encouragent l’immigration. Selon ce point de vue, le ministre Minniti a promulgué ledit code de conduite que tous les navires devaient respecter pour continuer à opérer sur la Méditerranée. La manoeuvre pour discréditer les ONG s’est accompagnée d’un transfert de la responsabilité à la garde côtière libyenne, même au-delà de ses eaux territoriales, dans une zone que le gouvernement de Tripoli a déclarée unilatéralement comme faisant partie des SAR libyennes. Résultat, les conditions dans lesquelles opèrent les ONG sont maintenant encore moins sûres. Dans de nombreuses occasions, menacées par les armes des patrouilleurs libyens, elles ont dû livrer les bateaux chargés de migrants à la garde côtière libyenne et, donc, aux centres de détention.

L’opinion publique

L’opinion publique, de plus en plus inquiète au sujet de l’immigration, a appuyé la mesure. Les vainqueurs des élections de 2018 ont été les partis populistes, dans le sillage de cette impression d’être envahis. Or, qu’est-ce qui se passe en Italie ? Les données soutiennent-elles cette perception ? Ces trois dernières années, le pays a reçu une moyenne annuelle de 170 000 personnes ayant traversé la Méditerranée à la recherche d’asile. C’est-à-dire, environ un demandeur d’asile pour 353 citoyens italiens. D’un autre côté, les critiques au sujet de l’argent que le gouvernement consacre au maintien du système d’asile actuel sont trompeuses. Les partis anti-immigration insistent sur le chiffre de 35-40 euros, en insinuant que tout cet argent aboutit directement dans la poche des immigrés, après l’avoir dérobé de celle des Italiens. Cependant, cet argent est nécessaire pour couvrir le coût global des politiques d’accueil, qui incluent les salaires des employés du secteur, l’alimentation, les soins de santé et l’éducation. Selon les données officielles apportées par le document économique et financier italien (DEF), la dépense totale du système d’accueil pourrait s’élever en 2017 à 4,6 milliards d’euros, ce qui équivaut environ à 0,27 % du PIB. Ce chiffre correspond à environ 70 euros par personne : plus de 20 fois ce que les Italiens consacrent au jeu, pour ne citer qu’un besoin pas tout à fait essentiel. En ce qui concerne la corrélation entre immigration et terrorisme, il n’y a pas de preuves permettant d’associer ces deux phénomènes. Des près d’un million et demi d’immigrés qui sont arrivés en Europe ces trois dernières années, seulement huit ont été liés à des attaques terroristes, soit 0,0005 % du total. Finalement, malgré l’impression généralisée d’être envahis, l’Italie présente le plus petit pourcentage de citoyens nés dans d’autres pays (9,7 % de la population totale) par rapport aux pays européens les plus importants, tels que l’Allemagne et la Grande Bretagne (13,3 %), la France (11,8 %) et l’Espagne (12,7 %), pour ne pas parler de la Belgique (16,3 %) et de la Suède (17 %).

Voies alternatives

Face à ces preuves objectives, le gouvernement italien aurait pu décider de mettre fin à la propagande populiste, en construisant un contre-discours et en cherchant une solution durable à l’ « urgence ». Il aurait pu tenter de transformer l’immigration en un facteur de richesse : fournir aux migrants des routes plus sûres et aider à la croissance et au développement des pays d’origine et de transit, pour qu’il y ait de nouvelles perspectives dans les pays de naissance. Dans ce contexte, les gouvernements locaux auraient pu jouer un rôle important, ce n’est pas pour rien qu’ils sont la véritable pierre angulaire autour de laquelle on a conçu les programmes d’asile actuels. En fait, les municipalités devraient se charger de garantir l’existence d’espaces pour la récupération des réfugiés et de ceux qui ont reçu le statut de protection humanitaire, mais c’est là quelque chose qu’elles doivent faire volontairement. Jusqu’ici, sur 8 000 mairies italiennes, seulement 2 880 ont fourni un logement sûr aux réfugiés. Ainsi, seulement 17 % des 175 000 réfugiés et demandeurs d’asile protégés en Italie entrent dans le système régulier de Protection des Demandeurs d’Asile et des Réfugies (le dit SPRAR, Sistema di Protezione per Richiedenti Asilo e Rifugiati). La grande majorité (environ 135 000 personnes) est incluse dans le système extraordinaire, le CAS (Centri di Accoglienza Straordinari, Centres d’Accueil Extraordinaires). Ces derniers ressemblent plus à des centres de détention qu’à des centres d’accueil, et leur identification et gestion est prise en charge par les bureaux locaux du ministère de l’Intérieur.

L’Italie à réussi à « résoudre » la question migratoire en ignorant les véritables problèmes (les raisons de l’immigration en provenance d’Afrique et le besoin d’intégrer les nouveaux venus dans le contexte social et le marché du travail) et en signant des accords avec les « autorités » libyennes. Résultat : les frontières italienne et européenne se sont presque déplacées physiquement en Afrique, même au-delà du Maghreb. Il semblerait que l’action de l’UE lorsqu’elle est arrivée à un accord avec Ankara pour arrêter les flux dans la Méditerranée orientale en mars 2016 se répète : déléguer la solution aux voisins (les pays d’origine et de transit). Le grand problème avec la Libye, c’est que, à la différence de la Turquie, il n’existe pas de gouvernement fonctionnel, fort et centralisé et donc on ne sait pas où finiront les fonds. De plus, le seul aspect innovateur de l’accord encore controversé entre l’UE et la Turquie était la prévision d’un mécanisme de relogement pour « légaliser » des migrants qui, sinon, pourraient avoir reçu le traitement d’illégaux. Il n’y a aucune trace d’un tel mécanisme dans l’accord que l’Italie a signé avec les interlocuteurs libyens.

Et ceci nous conduit à la dernière question : quelles autres mesures pourrait adopter Rome pour gérer véritablement l’immigration ? Une première réponse fait appel à l’approche psychologique de la question : tant que les flux migratoires continueront à être perçus comme une simple affaire de sécurité, il n’y aura pas de place pour des voies alternatives. La première chose à faire devrait être de changer l’actuelle loi sur l’immigration (connue sous le nom de loi « Bossi-Fini »), qui permet d’entrer dans le pays pour des raisons de travail seulement à ceux qui ont préalablement obtenu un contrat de travail. Au vu des difficultés objectives pour respecter cette obligation, dérivées du taux de chômage élevé en Italie (plus de 11 %, le plus haut d’Europe après la Grèce et l’Espagne) et de la méfiance vis-à-vis des immigrés, la conséquence a été l’arrivée de centaines d’ « illégaux » sans contrat. Aujourd’hui, il est nécessaire d’instaurer un nouveau système offrant des quotas légaux et des canaux sûrs pour entrer en Italie et cesser de faire une distinction entre réfugiés et « immigrés économiques », puisque ces derniers sont ceux qui peuvent produire des richesses à long terme. Ce n’est pas seulement la crédibilité de l’Italie et de toute l’UE qui est en jeu, mais aussi la protection des mêmes droits que l’Italie et l’UE défendent en public. Nombreuses sont les sources qui parlent des conditions inhumaines où sont obligées de vivre les personnes interceptées directement par la garde côtière libyenne. Les autorités italiennes et européennes ont devant elles l’opportunité de se montrer comme des acteurs crédibles, si elles sont capables de mettre un frein à cette crise à travers l’adoption de nouvelles politiques. Du Caire jusqu’à Tripoli (en passant par Bengazi), on considère que Rome a été excessivement pragmatique et négligente en ce qui concerne les valeurs et les droits de l’Homme. De toute façon, il est fort douteux que ces accords perdurent à la longue.