La finance islamique en Europe : défis et perspectives

18 juillet 2016 | | Français

Partager

La finance islamique en Europe : défis et perspectives

Les actifs financiers islamiques sont passés de 200 milliards de dollars en 2003 à 1,8 billions de dollars à la fin de l’année 2013.

Gonzalo Rodríguez Marín, Celia de Anca

La finance islamique en Europe a toujours suscité des réactions très différentes selon le domaine et le pays que l’on veut aborder. De l’ignorance la plus absolue régnante dans de nombreux pays de l’Europe de l’Est, à un intérêt exceptionnel au Royaume- Uni, en passant par une indifférence relative d’un grand nombre d’autres États. L’ « étiquette » islamique de cette industrie représente sans aucun doute un défi auquel elle doit faire face dans un milieu éminemment chrétien et séculaire. Cependant, les perspectives semblent assez positives au vu de la légère reprise économique et en raison des cas de réussite que les marchés de capitaux peuvent observer dans d’autres régions.

Perspectives de croissance en Europe

Les dernières données de la Commission européenne affichent des perspectives de croissance d’environ 2,1 % et 1,9 % au sein de l’UE et dans la zone euro respectivement. Cette croissance et, en particulier, la perspective de développement des marchés financiers représentent, selon de nombreux analystes financiers, un important potentiel de croissance de l’industrie financière islamique en Europe.

La fin de la crise financière mondiale, en prenant toutes les précautions nécessaires, et le démarrage de l’économie européenne, sont les premiers facteurs à prendre en compte, quant à la possibilité de considérer une plus large pénétration de la finance islamique en Europe. Cependant, l’ampleur globale de cette industrie en Europe est limitée et fragmentée. Mais, ces dernières années, des progrès ont été constatés, surtout dans la banque et les fonds islamiques. Ces derniers ont suscité un vif intérêt, surtout les sukuk ou obligations islamiques, qui se sont beaucoup développées au Royaume-Uni et au Luxembourg, pays ouverts à cette industrie.

Néanmoins, l’Europe, en tant que région dans le contexte global des actifs financiers islamiques, ne constitue qu’un pourcentage marginal. D’après les rapports du Kuwait Finance House, ces actifs bancaires ne représentaient, à décembre 2014, que 0,5 % du total. Mais ce pourcentage monte à 20 % si l’on parle de fonds islamiques domiciliés dans des juridictions européennes, ce qui nous montre vers où évolue l’intérêt du marché européen dans cette industrie.

Le marché arrive-t-il à maturité?

La finance islamique a connu une croissance spectaculaire, avec des taux à deux chiffres au cours de la dernière décennie. Rien qu’entre 2003 et 2013, selon Ernst & Young dans son World Islamic Banking Competitiveness Report 2016, les actifs financiers islamiques, qui étaient estimés à 200 milliards de dollars en 2003, sont passés à 1,8 billions de dollars à la fin de 2013, c’est-à-dire moins d’1% du total des actifs financiers. Mais, cette croissance s’est focalisée sur une série de juridictions concrètes, et principalement sur la zone du Conseil de coopération du Golfe, en Iran et en Malaisie.

Et qu’en est-il de l’Europe ? Le marché arrive-t-il à maturité pour accroître sa position sur l’industrie de la finance islamique? Pour répondre à cette question, il s’avère intéressant d’analyser les conditions du marché européen en ce qui concerne les produits financiers islamiques, à partir des rapports de Deloitte Tax & Consulting de 2014.

Dans ce sens, il faut citer quatre éléments clés auxquels nous ajouterons ultérieurement un de plus: environnement économique favorable, démographie de la communauté musulmane, cadre juridique sharia friendlyet le binôme fiable concurrence/forte demande.

Le premier élément, bien évidemment central, a déjà été analysé. Tout semble indiquer, après une longue récession, que la conjoncture économique est favorable, ou tout au moins laisse entrevoir une croissance modérée et soutenue, ce qui est sans aucun doute, propice au marché de capitaux. Pour analyser le deuxième élément, le démographique, il suffit d’observer les graphiques qui indiquent une population musulmane en Europe de 20 millions de personnes, ce qui représente entre 6 % et 7 % de la population totale qui pourrait progresser entre 7 % et 8 % en 2030, selon la source.

Dans ce sens, une population musulmane plus nombreuse peut favoriser la compréhension des structures financières islamiques, ainsi que la demande d’implantation de banques islamiques dans un pays déterminé. Cependant, le succès de la finance islamique ne dépend pas fondamentalement de cet élément, comme on le verra, quand nous parlerons des cas irlandais ou luxembourgeois, où il n’existe pas de population à majorité musulmane.

En ce qui concerne le cadre réglementaire, le cadre juridique sharia friendly, cela signifie pénétrer dans le monde tumultueux de la régulation financière et dans des juridictions aussi variées que la juridiction britannique ou la continentale. Sans doute, l’irruption de la finance islamique en Europe comporte des défis juridiques qui ne sont pas toujours faciles à résoudre et elle constitue l’un des enjeux les plus importants auxquels fait face cette industrie.

À cet égard, l’expérience internationale a varié très largement, même audelà du contexte européen, où des approches minimalistes ont pu être observées concernant la régulation de la banque islamique, comme au Royaume- Uni, où toutes les institutions de dépôt doivent se conformer au même groupe de règlements, mises à part des différences minimales pour les banques islamiques, jusqu’à une approche duale, où les autorités établissent des régulations propres à chaque type d’institution financière, comme au Bahreïn.

En ce qui concerne le dernier élément, le binôme faible concurrence/forte demande, il convient de préciser quelques points. Il est évident qu’il y a peu de concurrence, car il n’y a pas beaucoup de banques ou de fonds d’investissement islamiques en Europe. Cependant, nous voudrions réfléchir sur le lien qui, à notre avis, existe entre la banque éthique et la banque islamique. On connaît le cas de réussite de la Triodos Bank en Espagne, avec près de 200 000 clients en quelques années et qui a obtenu des résultats économiques raisonnablement positifs. De même, on observe partout en Europe un intérêt pour des modèles de banque éthique ou alternative ainsi que pour des fonds d’investissement socialement responsable.

La demande des citoyens de gérer la finance de façon plus éthique, transparente et responsable, surtout à la suite de la crise financière est, en soi, une opportunité pour comprendre un modèle financier nouveau, renfermant une composante morale et éthique importante comme celle de la finance islamique. C’est dans ce sens, outre le reste des facteurs analysés, que nous pensons que la finance islamique peut arriver à jouer un rôle intéressant en Europe.

Mais revenons maintenant à la situation de la finance islamique en Europe à l’heure actuelle.

Le cas du Royaume-Uni

Le Royaume-Uni se distingue du reste, l’attitude de l’autorité de réglementation britannique – la Financial Services Authority (FSA) – étant claire : elle a opté pour une finance islamique réglementée dans les mêmes conditions que la finance traditionnelle, c’est-à-dire, selon ses propres termes, « sans obstacles et sans traitements de faveur ». Il est important de spécifier comment a collaboré la FSA avec l’Islamic Bank of Britain (IBB) pour trouver une solution permettant à l’entité privée d’offrir des comptes de placement islamiques et d’être à la fois membre du système de garantie des dépôts. La FSA a aussi prescrit des normes destinées au développement d’hypothèques islamiques dans sa juridiction.

C’est ici que nous rencontrons le plus grand nombre de banques intégralement islamiques (cinq avec des actifs de l’ordre de 3,6 billions de dollars en 2014 et plus de 20 banques offrant un produit financier islamique), des institutions financières, des fonds d’investissement et des institutions éducatives strictement islamiques (au nombre de 68, selon l’ICD Thomson Reuters Report 2014, plus que dans tout autre pays du monde).

Le marché de sukuk au Royaume-Uni est particulièrement important, Londres étant le plus grand centre mondial d’obligations dont la valeur totale fin 2014 représentait 3,3 billions de dollars, environ 15 % du total global. C’est aussi à Londres que l’on négocie 70 % des obligations islamiques mondiales du marché secondaire, selon les données de la Bourse de Londres.

Il est probable que la demande de ce type de services de la part de la population musulmane du Royaume-Uni, surtout d’origine pakistanaise, unie à la souplesse de son système juridique et dans le but d’attirer un nombre croissant d’investisseurs internationaux souhaitant effectuer des transactions dans le cadre de la loi islamique, aient donné lieu au développement d’une régulation sharia friendly. En effet, ce n’est donc pas par hasard que le nouveau maire de Londres, Sadiq Khan, soit d’origine pakistanaise, ce qui est aussi un signe de normalisation de l’intégration de la communauté musulmane au Royaume-Uni.

Autres pays

D’autres États de notre entourage ont aussi réalisé des progrès importants dans le développement de la finance islamique. L’Irlande, par exemple, qui a suivi le modèle de son île soeur, a supprimé la double imposition à laquelle sont soumises par définition ces opérations. Elle promeut l’industrie et attire des investissements depuis 2004, date à laquelle la Banque d’Irlande signait un accord avec l’Arab Banking Corporation pour développer ces opérations en lançant le premier sukuk en 2005. Rien qu’en 2011, l’Irlande a géré des fonds islamiques d’un montant de 1 887 millions de dollars.

Le Luxembourg est, après le Royaume- Uni, le pays européen qui a le plus avancé en termes de développement de la finance islamique. Il a été le premier à émettre un sukuk en Europe en 2002 et le premier dont la banque centrale a rejoint l’IFSB (Islamic Financial Services Board), organisation clé dans l’industrie qui garantit ses standards et leur réglementation, qui regroupe les principales institutions, autorités de réglementation et de supervision opérant dans 48 juridictions différentes. Le soutien gouvernemental a, sans doute, été décisif pour que ce pays devient le deuxième centre mondial de fonds d’investissement.

La France, en dépit de l’existence d’une population musulmane très importante, près de six millions, et de l’impulsion que Christine Lagarde a tenté de donner au cours de son mandat à la tête du Ministère de l’Économie par quelques évolutions juridiques pour favoriser son développement en 2008 et 2009, n’a pas encore réussi à se positionner dans l’industrie, certainement à cause de la conjoncture de tensions connue au cours des dernières années et le manque de soutien de l’État. En 2014 il n’existait que six fonds d’investissement sharia compliancedomiciliés en France, d’une valeur estimative d’environ 134 millions d’euros.

L’Allemagne, qui compte une population musulmane similaire à celle de la France et qui entretient des liens privilégiés avec la Turquie, constitue certainement une grande opportunité pour la finance islamique. En 2004, elle fut pionnière dans le lancement d’un sukukpar un État fédéral, le Saxony-Anhalt sukuk. Plus tard, en 2009, l’autorité de réglementation acceptait de réglementer les opérations financières islamiques. En juillet 2015, la première banque islamique, la Kuveyt Turk Bank, ouvrait ses portes, ce qui a marqué un tournant historique dans le développement de l’industrie en Allemagne. Il reste cependant beaucoup de choses à faire à la locomotive de l’économie européenne.

Et en Espagne?

En comparaison avec le développement constaté chez nos voisins, il y a pratiquement tout à faire en Espagne. Cependant, on a pu observer des signes encourageants.

Tout d’abord, il est important de signaler que la Banque d’Espagne semble avoir pris conscience maintenant des opportunités et des défis qu’un plus grand développement de cette industrie permettrait d’obtenir dans notre pays. À titre d’exemple, le 24 mai dernier, elle participait avec l’IFSB et l’IE Business School, par l’intermédiaire de son Centre de la finance islamique (SCIEF), à une réunion qui s’est tenue à Madrid et qui a rassemblé la majeure partie de la communauté financière du pays.

Déjà en 2008, la note numéro 15 du rapport Estabilidad Financiera de la Banque centrale, publié par Alicia García-Herrero, Carola Moreno et Juan Sole, intitulé « La finance islamique: développement récent et opportunités », citait expressément que, selon ces experts, les opportunités semblaient claires pour la banque espagnole, outre la croissance de la population musulmane en Espagne, mais aussi en raison du développement économique du Maghreb et des liens économiques évidents avec notre pays, ainsi que vu les opportunités découlant de l’accès à l’épargne du monde islamique par le biais des émissions de sukuk, ou bien pour le financement des banques et pour leurs clients.

À notre avis, le succès de la finance islamique ne dépend pas uniquement de la proximité économique et géographique des régions à majorité islamique, ni même de l’impact qu’une majorité de population musulmane pourrait avoir sur une certaine juridiction, mais plutôt de l’intérêt de l’autorité de réglementation pour favoriser, ou tout au moins pour ne pas entraver, son développement et pour en prendre bonne connaissance. Pour ce faire, il est fondamental de disposer d’espaces de publication et d’enseignement de la finance islamique.

En Espagne, le développement de la finance islamique est surtout basé sur la théorie car, bien qu’il n’y ait pas encore de banques islamiques ni d’institutions financières importantes intégralement islamiques, on assiste au démarrage timide d’une offre de formation. Des cours ou des masters de finance islamique à l’Instituto de Empresa, à ICADE ou à l’université Rey Juan Carlos I, peuvent être trouvés, ce qui nous amène à croire qu’il existe une offre et une demande de professionnels dans l’industrie.

Nous constatons aussi l’intérêt de différentes institutions financières et de cabinets d’avocats de premier ordre, mais jusqu’à présent, plus qu’un développement, ce que l’on entrevoit surtout c’est un certain positionnement dans le cas où l’autorité de réglementation et une institution importante avanceraient dans son développement.

En définitive, la finance islamique représente déjà une réalité en Europe, mais son potentiel est encore grand, comme source de financement de gouvernements ou de régions, comme dans le cas de l’Allemagne, ou comme moyen de diversification pour couvrir les besoins en fonds de roulement des entreprises. Sans oublier que l’entreprise espagnole occupe une place privilégiée pour conduire des formules de financement islamique, par exemple pour financer des grands ouvrages d’infrastructure, une question clé pour un grand nombre d’entreprises à l’étranger.