Femmes de Méditerranée, entre violences et stratégies de liberté : Barcelone, 20 ans après

Esther Fouchier

Fondatrice du Forum Femmes Méditerranée

Alors que la Déclaration de Barcelone de 1995 fait des droits de l’homme, en général, la pierre angulaire du partenariat, les droits de la femme ont à peine été évoqués si ce n’est pour souligner le rôle essentiel joué par les femmes dans le développement et la nécessité de promouvoir leur participation active dans la vie économique et sociale. Pourtant, la réalisation des objectifs du partenariat euro-méditerranéen ne peut se concevoir sans la participation pleine et entière des femmes. L’absence d’une législation égalitaire et les mentalités rétrogrades constituent de véritables freins à la pleine jouissance de leur citoyenneté par les femmes. 


Les femmes sont maintenant sur le devant de la scène. Les discriminations et les violences qu’elles subissent, les freins à leur émancipation, leur place dans les mobilisations démocratiques. Leur mouvement constitue un des éléments du paysage politique dans les pays de la Méditerranée du Sud, car elles ont, grâce à leur ténacité et leur engagement indéfectible, réussi à s’imposer en tant que forces d’action et de propositions. Elles sont parties intégrantes d’une société civile confrontée à de nombreuses contraintes administratives et politiques, mais elles ont pu, malgré les divergences qui les traversent, résister pour continuer dans l’adversité, mais également dans la solidarité.

Dans l’ensemble de l´Europe et en Méditerranée, les femmes continuent ainsi à se mobiliser pour leurs droits, à élaborer des stratégies, à mener des combats. Qu’elles soient bloggeuses, enseignantes, avocates, artistes, journalistes, ou simples travailleuses, elles émergent en tant que promotrices de ponts de dignité, de dialogue et de diversité. Elles créent des passerelles d’égalité et de parité. « Elles souffrent, elles résistent, elles gagnent »comme l’affirme la Marche mondiale des Femmes en 2015.

Les femmes en Méditerranée sont aussi témoins d’un accouchement qui s’opère dans la douleur : celui de sociétés développées, égalitaires et démocratiques au Maghreb et dans les pays arabes. Il est vrai qu’un long chemin a été parcouru vers une plus grande reconnaissance de la légitimité des demandes de ce mouvement au Maghreb et dans l’espace euro-méditerranéen.

Le chemin parcouru n’a pas toujours été linéaire : il y a eu des avancées, mais également des régressions. En effet, durant les vingt ans écoulés depuis le lancement du processus de partenariat (dit de Barcelone, en novembre 1995), elles ont vécu la terreur dû au fanatisme barbare en Algérie, les avancées de l’égalité juridique au Maroc, et l’irruption de mouvements populaires exigeant la démocratie en Tunisie et en Égypte en 2011, mais commettant des actes sexistes, des actes de violences envers les femmes. Aux verrouillages, aux contraintes et aux interdits d’ordre politique, judiciaire et administratif se greffe l’action des mouvements intégristes religieux, des mouvements totalitaires. Un espace d’exclusion et de crime s’est développé comme substitut à l’espace public et à toutes les formes d’expressions libres, démocratiques, pluralistes, fondements essentiels d’une société civile. 

Quels sont donc les défis que les femmes de Méditerranée devront relever au cours des vingt prochaines années?

Les principaux obstacles que rencontrent les femmes sont leur faible présence sur le marché du travail, l’écart important de salaire entre femmes et hommes, le faible pourcentage de l’entrepreneuriat féminin, la discrimination au sein de la famille entre le garçon et la fille et l’impossibilité pour les femmes de choisir entre le travail et la famille lorsqu’il n’existe pas de mode de garde de la petite enfance.

Au regard des droits fondamentaux de l’être humain, autant que du droit au développement, l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes constitue un premier défi. L’évolution des mentalités est déjà engagée : par-delà les chiffres et les statistiques, il est indéniable que la scolarisation des filles est un fait irréversible, de même que l’émergence des femmes dans le monde du travail, la planification familiale et la maîtrise de la fécondité. Pourtant, de réelles entraves limitent l’influence des femmes au sein des sociétés. Ces obstacles devront être levés au cours des vingt prochaines années. 

Dans le contexte actuel de crise économique, institutionnelle et sociale en Europe et en Méditerranée, les femmes doivent trouver enfin leur juste place et les moyens nécessaires à leur accomplissement individuel.

Hormis quelques exceptions, tous les pays d’Europe, mais pas de Méditerranée, appliquent une politique égalitaire entre les hommes et les femmes dans le domaine de l’éducation. Habituellement, les filles décrochent des diplômes d’un niveau supérieur et obtiennent des taux de réussite plus élevés que les garçons aux examens de fin d’études. Les garçons, quant à eux, sont plus nombreux à quitter prématurément l’école ou à redoubler une classe. L’objectif est vraiment de battre en brèche les stéréotypes et le partage traditionnel des rôles masculins et féminins, mais il s’agit aussi de renforcer la représentation des femmes dans les instances de décision, ou de lutter contre le harcèlement lié au sexe en milieu scolaire. Les États prennent peu d’initiatives pour informer les parents sur les questions d’égalité entre les sexes et les associer plus étroitement à la promotion de l’égalité hommes-femmes dans l’éducation.

Habituellement, les filles décrochent des diplômes d’un niveau supérieur et obtiennent des taux de réussite plus élevés que les garçons aux examens de fin d’études

Par ailleurs, les taux de participation à l’emploi dans les pays de la zone MENA sont les plus bas au monde : seulement un habitant sur quatre parmi les 180 millions d’habitants de ces pays a un emploi, ce qui donne un ratio de dépendance de 3 pour 1. Le principal facteur expliquant cette situation est le taux de participation des femmes au monde du travail le plus faible au monde : seule une femme en âge de travailler sur quatre est sur le marché de l’emploi et, en moyenne, 20 % d’entre elles sont sans emploi. Ceci  signifie une exclusion de facto des marchés de l’emploi de 85 % des femmes en âge de travailler dans la région.  

La faible participation des femmes pose par ailleurs, le problème de l’inégalité de traitement dans le domaine du travail. Les femmes sont confrontées à la discrimination dans l’accès au marché du travail, leurs chances sont plus faibles que celles de leurs homologues masculins comme en témoignent les taux de chômage féminin, qui sont beaucoup plus élevés que les taux masculins. Mais elles rencontrent encore la discrimination dans l’exercice de leur profession notamment par le blocage de leur carrière par ce qu’on appelle « le plafond de verre » et au niveau des conditions de travail. La discrimination se situe aussi dans l’inégalité des salaires, et dans la précarité accentuée des emplois féminins.

Les femmes sont confrontées à la discrimination dans l’accès au marché du travail, leurs chances sont plus faibles que celles de leurs homologues masculin

Il est donc urgent de mettre en place un programme de renforcement des capacités des jeunes femmes diplômées dans leur recherche d’un emploi décent, par des actions de formations, d’information, de coaching, d’estime de soi. La conception et la réalisation  de ces programmes devant être ouvertes à la contribution de la société civile et des associations de femmes.

Un programme d’encouragement et de promotion de l’entrepreneuriat féminin solidaire a été lancé et labellisé par l’Union pour la Méditerranée, mais il est primordial de mettre également en place, notamment dans les pays du Sud, un plan d’égalité d’accès aux ressources (crédits, propriétés foncières, services, marchés, égalité successorale).

Cette situation de violation des droits fondamentaux est aggravée dans des pays où les droits fondamentaux ne sont pas reconnus d’une manière générale, les femmes dans ces pays sont dans des situations d’extrême précarité. Les violences conjugales touchent particulièrement les femmes migrantes d’autant plus qu’elles se déroulent dans la sphère privée et que ces femmes sont souvent victimes d’enfermement. Cette invisibilité augmente leurs difficultés d’accès aux droits et aux services. Le respect et la promotion effective de l’égalité entre hommes et femmes s’inscrivent dans les mêmes exigences du respect des droits universels et indivisibles. L’égalité hommes/femmes est la condition sine qua non des processus de démocratisation et de développement et implique une sécularisation du droit. Aucune société, sous peine de régresser, ne peut maintenir la moitié d’elle-même sous le boisseau d’une discrimination sexiste. Aucune raison culturelle, religieuse ou de quelque nature que ce soit ne peut justifier l’inégalité hommes/femmes ou les violences à l’encontre des femmes. De la même manière, la cohésion et le développement des sociétés européennes exigent l’interdiction, dans les faits, de toute forme de discrimination.  

Le problème des discriminations entre hommes et femmes doit être posé avec expertise : traiter cette question non en termes de différences, mais en termes d’inégalités. Les associations de femmes  ont dressé un constat alarmant de l’ensemble des violences que les femmes subissent (répudiation, polygamie, mariages forcés, mutilations génitales) et des difficultés particulières qu’elles rencontrent pour prendre toute leur place dans la société, notamment en matière professionnelle. Il faut donc aborder les questions culturelles dans le cadre de l’universalité des droits des femmes.

Un autre défi est de réussir à faire prendre conscience à toute la population des causes et des conséquences de ces violences envers les femmes qui constituent la violation des droits humains la plus répandue dans le monde, et qui sont le résultat d’une organisation sociale basée sur la domination masculine. Qu’elle soit physique, sexuelle, psychologique ou encore économique, elle ne reconnaît ni frontière d’âge, de race, de culture, de richesse. Exercée au sein de la famille, ou de la collectivité, elle peut aussi être perpétrée ou tolérée par l’État.  L’urgence est donc l’adoption de lois spécifiques relatives à la violence contre les femmes intégrant la prévention, la protection des victimes, la poursuite des agresseurs, la formation de professionnels/lles en contact avec les victimes, l’élimination des stéréotypes dans les programmes scolaires, manuels éducatifs et produits médiatiques.

Les femmes ont une façon de voir et de dire l’histoire. Cette histoire n’est pas différente de celle qui est déjà écrite. Elle relève d’une autre sensibilité

Structurer les acteur/trices de l’égalité dans une même structure avec une implication réelle de tous les partenaires et mutualiser les compétences et les ressources constituent un autre défi que nous sommes en train de relever en créant la Fondation des Femmes de l’Euro-Méditerranée dont le siège est à Barcelone. Avec une synergie entre la connaissance, les initiatives de la société civile et les politiques publiques nous aurons enfin un levier pour favoriser l’autonomie financière des femmes et faire aboutir leurs  revendications pour l’égalité des droits et des chances.

Je ne peux terminer mon texte sans traiter une question au cœur des activités du Forum Femmes Méditerranée que j’ai créé en 1993.

Des femmes, des œuvres et du sens

Faire aussi, avec la beauté des mots et leur amertume, un espace social afin que la femme puisse acquérir sa place et s’affirmer en tant que citoyenne. Permettre l’expression des femmes sera un dernier défi. Faire écrire les femmes dans le cadre des littératures du Sud, qui sont d’abord celles des œuvres fondamentales du patrimoine de l’humanité. Mais aussi des littératures de décolonisation, des littératures de minorités et de groupes discriminés. 

Il s’agit de faire émerger une mémoire de femmes. Que ce soit dans le quartier ou dans un réseau de significations qui court tout autour de la Méditerranée, les femmes ont une façon de voir et de dire l’histoire. Cette histoire n’est pas différente de celle qui est déjà écrite. Elle relève d’une autre sensibilité. Elle est une histoire du murmure et des petits faits. Les évènements s’éclairent autrement et acquièrent une autre signification. Le quartier, la ville, le pays, et les pays entre eux acquièrent une autre signification. La parole des femmes ne cherche pas à contrer la mémoire et l’histoire en place. Elle dit autre chose, qui n’est pas encore visible. Elle tisse dans le semblable et le pareil. Avec elle, la différence n’est pas séparation, mais enrichissement mutuel. Elle rassemble et fait cohabiter.

En effet, faire écrire les femmes, c’est leur permettre de mettre en mots ce qu’elles vivent chaque jour, dans les gestes du quotidien, dans l’enfantement et dans les couleurs qu’elles donnent au monde. Femmes de paix, êtres de vie. Il s’agit de permettre une culture de paix et de vie. Il s’agit de rendre  ̶ ou de donner ̶  aux femmes un rôle dans la culture et la vie de la cité.