Face à l’islam radical : la Méditerranée est-elle un espace unifié ?

Michel Wieviorka

Sociologue et directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, Paris

En une trentaine d’années, l’islam est devenu une réalité en Europe, initiée par la décolonisation, puis les besoins de l’industrie de l’après-guerre, et finalement l’essor économique de l’Europe du Sud à partir des années 90. Dans les derniers temps, l’opinion publique européenne a pris conscience de terribles réalités, dues à la radicalisation de quelques musulmans qui habitent en Europe. Il faut noter que les plus engagés sur les pentes de la violence islamiste sont généralement incultes en matière religieuse et n’appartiennent pas à une communauté. La question qui se pose maintenant est : comment doit-on envisager la radicalisation de l’islam ? La réponse doit être définie depuis chaque pays, selon sa culture politique et ses conditions spécifiques. 


Tout va très vite, et l’historien François Hartog (dans Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps[1]) a raison de s’inquiéter du présentisme, qui consiste à ne plus vivre qu’au présent, dans l’actualité. Ainsi, en une trentaine d’années à peine, l’islam est devenu une réalité en Europe, et pas seulement au sud du bassin méditerranéen. Et contrairement à bien des idées reçues, cette réalité est singulièrement mouvante et changeante, sur toutes les rives de la Méditerranée, même si certains courants en son sein en appellent au maintien de la tradition et à une lecture littérale de ses textes sacrés. L’évolution, déjà rapide côté Nord, en Europe, a été soudaine et imprévue côté Sud, au Maghreb et au Machrek. 

Au Nord, l’émergence puis les transformations doivent beaucoup aux phénomènes migratoires. Les premiers changements, loin de la Méditerranée,  ont été liés à la décolonisation et à la fin de l’Empire britannique, avec l’afflux au Royaume-Uni de migrants musulmans venus surtout d’Asie, directement, ou indirectement et alors depuis l’Afrique. 

Les changements suivants, notamment en France, en Belgique ou en Allemagne ont été surtout liés à la grande mutation de l’immigration musulmane venue en grande partie d’Afrique du Nord et, pour l‘Allemagne, de Turquie. C’est ainsi que les « travailleurs immigrés » (selon l’expression française) et autres Gastarbeiter (pour l’Allemagne) appelés par les besoins de l‘industrie dans l’après-guerre, et jusqu’au milieu des années 70, ont commencé à devenir une immigration de peuplement, surtout à partir des années 80. L’horizon pour eux est devenu non plus le pays d’origine, mais celui d’accueil. L’islam, pour ces hommes venus seuls, mais aussi désormais pour les femmes et les enfants qui ont pu les rejoindre, puis pour leurs descendants, était au départ de l’ordre de la reproduction. Mais aussi, ils l’ont, à bien des égards, en quelque sorte produit, y trouvant une ressource d’autant plus mobilisée que le racisme, l’exclusion, la précarité, et autres difficultés sociales vécues suscitaient des demandes de sens que la religion pouvait leur sembler seule à même de traiter.  Enfin, l’Italie et l’Espagne, plus que d’autres pays méditerranéens, sont devenues plus tardivement terres d’immigration, à partir surtout des années 90, avec une forte présence musulmane.

Les tensions ont commencé dès les années 80 à se multiplier, avec la fatwa iranienne visant l’écrivain Salman Rushdie en Angleterre, ou la première affaire dite « du foulard islamique » en France. Et récemment, l’opinion a pu prendre conscience de terribles réalités : si dans leur grande majorité les musulmans vivant en Europe ont le souci de s’intégrer, certains, parmi eux, se radicalisent, les uns sur le mode de la fermeture paisible, mais sectaire, piétiste notamment, quelques autres sur celui de la violence et du terrorisme. Et cette radicalisation s’est accompagnée d’une renaissance d’un phénomène que l’on pensait en déclin inéluctable : l’antisémitisme, frayant son chemin au sein des populations musulmanes, et surtout dans leurs secteurs radicalisés, ou en cours de radicalisation.

  D’où  de nombreuses questions. Les unes ont trait à la façon dont il faut penser la place de l’islamisme radical par rapport à l’islam dans les sociétés européennes : en termes de continuité, ou en termes de rupture ? Faut-il faire confiance aux musulmans modérés pour éloigner des logiques de la radicalisation islamique ceux qui veulent puiser le sens de leur existence dans la religion musulmane ? Faut-il, pour ceux qui sont au pouvoir,  mobiliser les élites musulmanes et demander, voire imposer aux leaders religieux, de jouer le jeu de la sécularisation pour contrer plus ou moins directement les tentations du passage des jeunes à la violence ? 

Faut-il faire confiance aux musulmans modérés pour éloigner des logiques de la radicalisation islamique ceux qui veulent puiser le sens de leur existence dans la religion musulmane ?

Ces questions sont compliquées car en même temps qu’elles concernent l’Europe en tant que telle, on ne peut faire abstraction de leurs dimensions globales, ni des spécificités nationales. D’une part, et bien au-delà des cadres que forment les États-nations, il faut en effet les formuler en envisageant de vastes espaces, puisque les acteurs de la radicalisation circulent dans des territoires qui incluent le Pakistan, l’Irak, le Yémen, etc., et que leur imaginaire fait une large place à ce qui se joue au Proche-Orient et sur les rives africaines de la Méditerranée. Et d’autre part, chaque pays possède sa culture politique : par exemple, les pays qui se sont construits sur le modèle de « piliers », y compris religieux, ou qui ont fait preuve, en tous cas dans le passé, d’une certaine ouverture à la reconnaissance des minorités, en général, diffèrent de ceux qui, comme la France, se réclament d’une tradition républicaine beaucoup moins ouverte à la présence visible des minorités dans l’espace public. 

Tournons-nous donc maintenant, justement, vers les autres rives de la Méditerranée, et considérons l’islam au Maghreb et au Machrek. Les sociétés arabes et/musulmanes, jusqu’au début des années 2010, y étaient pour la plupart soumises à des dictatures ou des régimes autoritaires que les bons esprits occidentaux n’imaginaient guère capables de changer, si ce n’est pour basculer dans le chaos et la violence tous azimuts. Mais soudain, la Tunisie à la suite de l’immolation par le feu du jeune Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010, a ouvert la voie d’une série de révolutions qui, au départ, exprimaient de formidables aspirations à la démocratie. Mais, sauf en Tunisie, les acteurs de la démocratie ont été par la suite plus ou moins réduits à la portion congrue, ils existent, mais relativement faiblement en Egypte et au Maroc, quand ils n’ont pas été pris dans de terribles violences ne leur laissant plus guère d’espace, en Libye, en Syrie ou au Yémen, tandis que l’islam politique, sous des formes plus ou moins radicales, semblait devenir la principale alternative face à des pouvoirs dictatoriaux.

Cet islam politique pose à ceux qui, dans les pays musulmans, veulent aller dans le sens de la démocratie des défis à certains égards comparables à ceux que peuvent vivre les pays européens. Faut-il le combattre de front, au nom des valeurs universelles et des droits humains là où cela semble possible – une question que se posent notamment de nombreux démocrates tunisiens ? Ne faut-il pas alors s’opposer à l’islam, en général, avec l’idée d’un certain continuum ? Ne faut-il pas plutôt compter sur l’islam modéré, ou moderne, pour constituer le meilleur antidote à la radicalisation ?     

Sauf en Tunisie, les acteurs de la démocratie ont été par la suite plus ou moins réduits à la portion congrue

Il est vrai que les plus engagés sur les pentes de la violence islamiste sont généralement incultes en matière religieuse, et que l’islam a généralement été pour eux un aboutissement, bien plus qu’un point de départ. Ils ne doivent le plus souvent pas grand-chose à une appartenance antérieure à une communauté religieuse, à un environnement familial enraciné dans la pratique de l’islam, dont ils ne connaissent que de pauvres rudiments. Les terroristes d’Al Qaeda, étudiés par exemple par le psychiatre et ancien officier de la CIA Marc Sageman au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 (notamment dans un livre qui a connu un grand retentissement, Understanding Terror Networks[2]), ou ceux qui ont agi en Europe, à Londres (en juillet 2005), à Madrid (mars 2004), etc., illustrent presque tous cette remarque. Leur trajectoire, comme le montre Farhad Khosrokhavar dans son livre récent Radicalisation[3], les a mis en contact avec des prêcheurs, des activistes, directement, ou via Internet, mais ils ne sont pas l’expression de communautés constituées, ils en sont même plutôt le contraire, ils sont sortis d’une éventuelle communauté. 

Dans ces conditions, et cela vaut aussi bien en Europe qu’en terre d’islam, au Maghreb ou au Machrek, on constate aisément que les principales orientations qui peuvent s’opposer, au nom de la démocratie, face à l’islam radical définissent des choix politiques conflictuels. Les unes font confiance à l’islam moderne et ouvert, en appellent à des mesures qui le reconnaissent et lui facilitent l’existence, prônent le dialogue constructif avec lui, ce qui veut dire aussi que l’idée d’une rupture entre l’islam et l‘islamisme radical l’emporte sur celle d’une certaine continuité. D’autres, au contraire, ne font aucune confiance à l’islam, en général, y voient une religion incompatible avec la démocratie, ou même, tout simplement, une religion qu’il s’agit de combattre, dans la tradition voltairienne –« écrasons l’infâme ». Ces orientations sont souvent associées, dans les pays européens,  à l’image supplémentaire d’une menace pour l’identité nationale et sa supposée intégrité culturelle. Et dans les pays musulmans, elles sont difficiles à faire valoir : parce que l’athéisme ou l’agnosticisme sont extrêmement minoritaires, ou parce que les combats d’un passé pas très lointains pour des visions marxistes ou nationalistes, notamment arabes, ont échoué ou ne sont plus à l‘ordre du jour.

Dans les pays européens, l’islamisme
radical, sous ses formes violentes, apparaît
avant tout comme une menace terroriste,
portée à la limite par des individus isolés
ou presque

Dans les pays européens, l’islamisme radical, sous ses formes violentes, apparaît  avant tout comme une menace terroriste, portée à la limite par des individus isolés ou presque, des « loups solitaires » disent les médias. Il ne peut pas animer de projet politique, ne serait-ce que parce que les musulmans ne sont jamais que de petites minorités – peut-être 4 ou 5 % de la population totale d’un pays comme la France. Dans les pays musulmans, très différemment, l’islam radical peut déboucher sur des projets totalitaires, ou très autoritaires, comme on l’a vu dans l’Iran révolutionnaire, ou comme tentent de le préfigurer Daech au Moyen-Orient, et Boko Haram en Afrique subsaharienne. 

L’enjeu n’est donc pas le même partout, et la Méditerranée ne constitue pas un espace véritablement unifié de ce point de vue. Mais il n’en existe pas moins une certaine unité du problème. En premier lieu, en effet, les acteurs communiquent et se rencontrent, les réseaux fonctionnent, l’information circule, et les projets des uns et des autres se complètent ou s’articulent : les visées géopolitiques de l’islam radical ne s’arrêtent pas au seuil de tel ou tel État-nation musulman, et, affaiblir par le terrorisme un pays européen, du point de vue par exemple de Daech, c’est aussi agir à une autre échelle. En deuxième lieu, il n’est pas possible de plaider dans un sens, depuis l’Europe par exemple, pour soutenir dans un sens opposé d’autres orientations dans les pays musulmans.   

Dans les pays européens, trois options principales sont donc en débat : combattre l’islamisme radical en le dissociant complètement de l’islam modéré, et sans guère s’inquiéter de ce dernier ; s’appuyer sur l’islam modéré, le renforcer et le mobiliser dans ce combat ; combattre l’islam, en général. Dans les pays musulmans, la troisième option est pratiquement exclue. Et dans les deux cas, il existe toutes sortes de nuances ou de propositions intermédiaires, que compliquent des considérations géopolitiques, internationales ou globales.  

Notas

[1] Éditions du Seuil, París, 2002.

[2] University of Pennsylvania Press, 2004.

[3] Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, París, 2015.