Entre la perception et la politique : les relations des USA avec le monde islamique

La perception d’une politique est essentielle dans les relations, comme le démontre le cas des américains et musulmans

Lawrence Pintak, journaliste et professeur universitaire, directeur du Centre Adham pour le Journalisme électronique, à l’Université américaine du Caire et responsable de l’édition du Journal of Transnational Broadcasting Studies. Cet article a été adapté de son prochain livre, Reflections in a Bloodshot Lens: America, Islam & the War of Ideas, Pluto Press, janvier 2006.

Pendant un voyage éclair en Asie au cours de l’automne 2003, le président des Etats-Unis, George W. Bush, s’est réuni avec des leaders musulmans indonésiens sur l’île de Bali. A la fin de cette rencontre, Bush s’est adressé à ses assistants et a exprimé sa stupéfaction car ses amphitryons semblaient penser que les américains considéraient tous les musulmans comme des terroristes. « Il a également manifesté son inquiétude », informait The New York Times, « après avoir entendu dire que les USA étaient si pro-israéliens que la création d’un Etat palestinien cohabitant avec Israël ne les intéressait pas, et ce, en dépit des fréquentes déclarations qu’il avait lui-même fait précisément en ce sens » (Sanger, David. « On High-Speed Trip, Bush Glimpses a Perception Gap », The New York Times, 25 de octubre de 2003). 

Il s’agissait d’un moment reflétant l’immense fossé concernant la vision du monde, la perception et la communication qui a alimenté la montée de l’antiaméricanisme au cours de l’étape suivant le 11 septembre 2001. Plus que la façon de penser des musulmans indonésiens, c’est la surprise que celle-ci a provoquée chez Bush qui a conféré ce caractère si révélateur à cette rencontre. Il croyait vraiment que ses politiques étaient justes et équilibrées ; le fait que d’autres puissent percevoir les choses autrement ne semblait pas lui traverser l’esprit. De retour aux USA, à bord du Air Force One, Bush a dit aux journalistes qu’il avait tenté d’expliquer aux indonésiens que sa politique au ProcheOrient n’était pas anti-musulmane, mais qu’il n’avait « réellement pas eu le temps d’aller au-delà ». Les USA avaient perdu une autre bataille dans la guerre des idées. 

Opportunités perdues 

Le 11-S a donné naissance à deux tragédies : la mort de plus de 3 000 êtres humains innocents ce même jour et le fait de ne pas avoir saisi au cours des mois et des années suivantes une opportunité unique, ce qui a contribué à la perte d’innombrables vies supplémentaires. Jamais à notre époque il n’y avait eu un tel élan de sympathie envers les USA de la part du monde islamique. A part quelques manifestations relativement isolées célébrant la douleur américaine et un certain degré de satisfaction silencieuse chez le commun des musulmans, car cela prouvait que les USA étaient vulnérables, le monde islamique a dans sa majorité condamné les attentats. Les musulmans « modérés » ont également reconnu que les forces extrémistes représentaient aussi une menace pour eux. « Nous condamnons sans aucune équivoque les actes de terrorisme international quelles que soient leurs formes et manifestations, y compris le terrorisme d’Etat, quels qu’en soient les raisons, les auteurs et les victimes », a déclaré l’Organisation de la Conférence islamique à la suite des attentats (Déclaration de Kouala Loumpur sur le terrorisme international, Kouala Loumpur, 3 avril 2002). 

Après le désastre, les mois se sont écoulés et les USA ont laissé passer l’opportunité de construire une nouvelle relation avec le monde musulman. Le pays a au contraire commencé à glisser le long d’une pente qui éloignait systématiquement les musulmans proches idéologiquement et jouait le jeu des extrémistes en déchaînant le « choc des civilisations » attendu depuis si longtemps par les « Bin Laden » du monde entier. Ce qui au fond était une guerre entre les forces de la modération et celles de l’extrémisme pour l’âme de l’islam est vite devenue un affrontement entre les musulmans du monde et les USA. 

Commençant par un commentaire improvisé sur la « croisade » contre le terrorisme, Bush a pris la tête d’une série de déclarations et d’actions politiques considérées anti-musulmanes, pro-israéliennes et impérialistes par de nombreuses personnes dans le monde entier. Conséquence directe, le taux d’acceptation des USA dans le monde musulman est aujourd’hui quasiment nul. Il n’est même pas possible d’acheter des amis. Les américains ne sont nulle part aussi impopulaires qu’en Egypte, le second bénéficiaire le plus important de l’aide américaine. Le tournant politique radical du premier ministre malaysien, Mahathir Mohammed, a reflété sans équivoque possible l’éloignement des possibles alliés musulmans. Mahathir, l’un des plus francs partisans des USA dans le monde musulman au cours des mois qui ont suivi le 11-S, accusait au début de l’année 2003 Washington de tenter de « dépasser les terroristes en termes de terreur » (Liu, Melinda, « The Mahathir Mystique », Newsweek, no 32). 

Cet éloignement a également donné naissance à un changement d’attitudes envers les américains en tant qu’individus. N’importe quel citoyen américain ayant visité le monde musulman au cours des dernières dizaines d’années a sa propre version de l’omniprésence de l’anecdote du chauffeur de taxi, du groom ou du serveur lui disant : « vous êtes américain ? J’adore les américains. Mais dîtes à votre président qu’il aille faire un tour en enfer ». Par le passé, il existait une distinction très claire entre la politique et le peuple américain. Ce n’est plus le cas. En 2002 encore, plus de 50 % des jordaniens déclaraient avoir une opinion favorable du peuple américain, mais non du gouvernement des USA. En 2004, ce pourcentage était descendu à 21 %. Si on leur demandait ce qu’ils considéraient comme étant le meilleur des USA, la plupart des saoudiens répondait « rien ». Et le pire? Leur tendance à « assassiner des arabes » était la réponse la plus courante dans toute la région (Doherty, Carroll, « Mistrust of Americans in Europe Ever Higher », Pew Global Attitudes Project, edité par Andrew Kohut, Washington, D.C., Pew Research Center for the People and the Press, 2004). La bonne volonté envers les USA avait disparu comme un mirage dans le désert. Et la majorité des américains continue à ne pas comprendre pourquoi. « Quelle est mon attitude quand je vois que dans certains pays islamiques il existe une haine viscérale contre les USA ? », demandait Bush de façon rhétorique lors d’une conférence de presse télévisée aux heures de plus grande audience peu après le 11-S. « Je vais vous dire quelle est mon attitude : je suis stupéfait. Je suis stupéfait que l’on puisse si mal comprendre notre pays ». Le monde musulman était lui aussi stupéfait ; stupéfait que les américains s’avèrent, c’est ce qu’il percevait, aussi aveugles face à une situation si évidente. 

Veuillez remarquer l’utilisation répétée du mot « percevoir ». Ce mot est un élément clé pour comprendre la relation entre les USA et le monde musulman. Cet article n’aborde pas exclusivement l’aspect politique. Il ne s’agit pas d’examiner les vertus et les défauts de l’invasion de l’Irak, du soutien américain à Israël ou de sa relation avec la famille saoudienne. Il s’agit plutôt de comprendre comment les perceptions de la politique ont influencé la relation; car le mode de perception d’une politique peut parfois s’avérer aussi important que la politique en elle-même. Et Oussama ben Laden le savait instinctivement. 

La rénovation urbaine dans le village global 

Comment est-il possible qu’un homme enfermé dans une grotte communique mieux que la principale société des communications du monde ? », demandait l’ex ambassadeur des Nations unies Richard Holbrooke à la suite du 11-S (« The 9/11 Commission Report: Final Report of the National Commission on Terrorist Attacks Upon the United States », New York, W.W. Norton & Co., 2004). La réponse a été brève : Al Jazeera. Ben Laden était un personnage charismatique qui est apparu sur la scène mondiale à un moment historique incomparable. Les américains entendaient dans ses messages l’arrogance d’un assassin maniaque ; car, dans leur perspective, le responsable du 11-S pouvait difficilement représenter autre chose. Cependant, tout en étant horrifiés par ses actes, de nombreux arabes et musulmans entendaient enfin quelqu’un qui disait ses quatre vérités au pouvoir en place. Choisir le bon moment a été décisif. Les médias contrôlés du monde arabe avaient refoulé pendant longtemps ces idées dissidentes. Avec le lancement d’Al Jazeera, la première chaîne de télévision internationale, et dans une grande mesure indépendante, du Proche-Orient, il n’y avait plus de bâillon et Bin Laden disposait de son pupitre d’intimidation. 

Dans les années soixante, le prophète des médias, Marshall McLuhan, a déclaré que « la nouvelle interdépendance électronique recrée le monde à l’image d’un Village global » (McLuhan, Marshall, et Quentin Fiore, The Medium Is the Message, New York, Random House, 1967). Au cours des premières années de ce nouveau siècle, la rénovation urbaine était arrivée au Village global. Tout le monde ne se réunissait plus autour du même foyer électronique. Bien au contraire, une série de centres de communication a remplacé la sphère publique mondiale et les publics internationaux se sont naturellement tournés vers les compagnies de distribution qui renforçaient leur propre vision du monde, de la même façon que les publics américains de plus en plus fragmentés se tournaient vers des sources – comme Fox News ou The Daily Show – proches de leur propre programme idéologique. 

Et plus essentiel encore, grâce à la télévision régionale par satellite et à Internet, le monde en voie de développement pouvait enfin laisser de côté la version mondiale dispensée pendant si longtemps par l’Occident et écrire son propre scénario. Dans les pays arabes, les chaînes de contrôle étatique de l’information ont été brisées. Tous les regards se sont tournés vers Al Jazeera, Al Arabiya et la constellation récemment apparue de chaînes satellites arabes et musulmanes. Les chaînes occidentales comme la CNN, la BBC, la MSNBC et la Fox News, y compris certaines en arabe, étaient à la disposition des bénéficiaires de la télévision par satellite, mais le pourcentage d’arabes pour qui elles constituaient la principale source d’information était minimum. Les arabes pouvaient dès lors voir le monde avec un regard arabe, pourquoi seraient-ils allés ailleurs? L’influence d’Al Jazeera a également franchi les frontières du Proche-Orient car les chaînes de télévision retransmettaient les images des arabes et, s’inspirant de cette nouvelle perspective du monde, la presse écrite affichait un énergique et nouveau sentiment de solidarité musulmane. Les publics américains n’avaient, pour la plupart, pas conscience de ce changement dans la perspective arabe et musulmane. Les chaînes de télévision arabes n’étaient simplement pas à la portée de ceux qui ne parlaient pas leur langue. Le point de vue arabe et musulman pouvait être deviné par les américains s’efforçant de rechercher sur Internet les pages en anglais publiées par les organisations de nouvelles du monde musulman, mais peu d’entre eux firent cet effort. En fin de compte, la vie en noir et blanc était beaucoup plus simple. 

Cette situation a débouché sur une série de ghettos d’informations dont les habitants – aux USA et dans le monde musulman – voyaient des versions totalement différentes de la même réalité. « Attaques chirurgicales face à « des bébés morts » ; « opprimés » qui étaient « libérés » face à des « civils assiégés ». Y compris lorsque les mots et les images étaient les mêmes, ceux-ci donnaient naissance à un sens totalement différent en fonction du public. Les dirigeants américains n’ont pas su voir dans leur ensemble toutes ces implications cachées ; cependant, Ben Laden a instinctivement su comment mettre à profit cette révolution des médias. 

‘Nous’ et ‘eux’ 

Pourquoi nous haïssent-ils ? », me demandent inévitablement mes connaissances américaines lorsqu’elles apprennent que j’ai vécu la plus grande partie de ma carrière au sein de pays à majorité musulmane. Une partie de la réponse fait déjà implicitement partie de la question en elle-même : « nous » et «eux». Avec son homologue, le « moi » et l’« autre », il s’agit de la dichotomie fondamentale de l’existence humaine ; un concept faisant partie de la psychologie, de l’anthropologie, des sciences politiques, des communications et de nombreuses autres disciplines. Depuis le 11-S, il s’agit de la caractéristique distinctive des affaires mondiales ; chaque groupe regarde l’autre à travers le prisme de sa propre perspective immuable du monde, perspective renforcée par la rhétorique de la religion et de l’idéologie et plus dénaturée encore par la radicalisation lente et sanglante de ses propres médias. 

Pour les américains, l’islam est devenu l’« autre » par excellence et a remplacé l’Union soviétique comme symbole opposé par rapport auquel les citoyens américains mesurent leur sentiment du Moi collectif. Dire que les attentats du 11-S « ont tout changé » est devenu un lieu commun. En un sens, c’est vrai. L’illusion de sécurité du pays s’est ébranlée ; leur vision considérant le terrorisme comme des actes ayant lieu partout ailleurs a connu une transformation irréversible. Mais dans un autre sens, le 11-S a simplement mis en lumière une vision du monde qui était présente depuis longtemps et cependant à peine reconnue. Depuis que Rodolfo Valentino a porté à l’écran pour la première fois le keffieh au temps du cinéma muet, les arabes et les musulmans 

ont toujours été les « autres » pour la société américaine, sujets aux stéréotypes et à la différenciation. Aveuglés par leur perspective du « moi », les américains savaient pour la plupart, assez peu ce que le reste du monde pensait d’eux ou bien cela ne les intéressait que relativement. Quant aux musulmans arabes et non arabes, ceux-ci accumulaient toute une série de lieux communs et d’idées préconçues qui modelaient leur vision des USA et qui avaient pour toile de fond la perception généralisée selon laquelle les USA sont intrinsèquement liés aux politiques d’Israël, l’« autre » par définition, politiques dont l’« autre » est responsable. Les années écoulées depuis le 11-S n’ont fait que confirmer les stéréotypes des deux côtés. 

Le processus même consistant à définir – et à étiqueter – le terrorisme prouve la déconnexion de ces perspectives du monde. Parmi les nombreuses définitions utilisées par le gouvernement américain, l’une des plus courantes décrit le terrorisme comme une « violence préméditée et avec une motivation politique, perpétrée à l’encontre d’objectifs civils par des groupes sous-nationaux ou des agents clandestins » . Le fait que cette définition ne laisse pas de place à l’idée que certains actes perpétrés par des Etats puissent être considérés comme du terrorisme incarne l’essence même de la différence dans la façon de concevoir le monde. Pour une bonne partie de la planète, le terrorisme d’Etat constitue une menace bien plus grande que le terrorisme perpétré par des individus ou des organisations sans lien entre eux. Cette différence dans les définitions provoque une avalanche de nouvelles questions : qui est « terroriste » et qui est « martyr » ? ; quand un « martyr » devient-il un « terroriste » ? 

A titre de résumé, divers facteurs liés entre eux ont donné forme à la relation entre les USA et les musulmans du monde – notamment pour les musulmans de pays à majorité musulmane – après le 11-S : 

– Les conceptions du monde opposées des américains et des musulmans les ont amenés tous deux à percevoir les événements de façons radicalement différentes ; 

– La rhétorique polarisée des leaders des deux côtés a été forgée et renforcée par ces visions du monde fondamentalement différentes ; 

– La vision du monde prédominant au sein de la Maison Blanche de Bush – et d’une façon générale au sein du pays – a empêché de comprendre l’impact que les déclarations politiques et les actions américaines avaient sur les musulmans arabes et non arabes. 

Pendant ce temps, les médias des deux côtés ont diffusé les informations en contribuant à renforcer la dichotomie et à enflammer l’opinion publique. Cet impact a été renforcé de façon radicale grâce à l’expansion de la télévision par satellite et des sources de communication non traditionnelles au sein du monde musulman. Ces facteurs réunis ont conduit à l’augmentation d’une communauté mondiale de musulmans ou Oummah plus soudée que jamais.