Elections législatives au Maroc : enjeux, défis et perspectives

15 décembre 2011 | Policy Brief | Français

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Plus que les élections tunisiennes du 23 octobre, qui ont consacré le succès des islamistes du parti Ennahda, celles du 25 novembre au Maroc déterminent clairement les enjeux politiques, sociaux et idéologiques auxquels le Maghreb est confronté depuis le début du printemps arabe. Le Parti de la Justice et du Développement (PJD), le grand vainqueur de ces élections, a remporté 107 des 395 sièges qui étaient à pourvoir lors de ces élections législatives, confirmant ainsi l’avancée, la popularité et la représentativité de l’islamisme politique au Maghreb.

Ayant remporté 25 % des sièges, le PJD est cependant contraint de constituer une alliance avec les partis de la Kotla, dont le plus important, le vieux parti nationaliste de l’Istiqlal, arrivé loin derrière le PJD, avec une soixantaine de sièges. Mais conformément à l’article 47 de la nouvelle constitution, adoptée le 1er juillet 2011, qui énonce que : « Le Roi nomme le Chef du Gouvernement au sein du parti politique arrivé en tête des élections des membres de la Chambre des représentants, et au vu de leurs résultats », c’est bien le dirigeant du PJD, le charismatique Abdelilah Benkirane, qui a été désigné par le roi pour diriger un gouvernement, qui sera un gouvernement de coalition, dans un pays où le roi détient de grands pouvoirs dont il s’est assuré le maintien.

Selon les observateurs nationaux et internationaux, les élections se sont déroulées de manière satisfaisante ; malgré une campagne d’à peine quelques semaines et l’appel du Mouvement du 20 février à boycotter ces élections, 25 % de la population marocaine s’est déplacée pour voter ; le taux de participation, 45 % plus élevé que celui des précédentes élections de 2007 (37 % en 2007), indique que la désaffection à l’égard du politique reste très importante, mais que les enjeux de cette élection ont trouvé résonance dans le pays.

La victoire du PJD indique, en effet, qu’un grand nombre des électeurs marocains a été sensible à un programme électoral qui promet de s’attaquer aux inégalités criantes, de réduire la pauvreté de moitié et le taux d’analphabétisme de 20 % en 2015 et de 10 % en 2020. Au-delà des promesses d’augmentation des revenus moyens individuels de 40 % et celles touchant à la réduction du chômage endémique, les Marocains ont entendu le PJD qui n’a cessé de dénoncer la corruption et de prôner une meilleure répartition des richesses. Mais, lassés et désespérés des partis traditionnels, nombre de ces électeurs ont voulu aussi « essayer » un parti qui, bien que siégeant au Parlement depuis une décennie, n’a encore jamais été aux affaires.

Certes, la tâche ne sera pas aisée : le programme à mettre en place est ambitieux, mais le PJD va devoir faire face à la détresse sociale et économique qu’il dénonce depuis des années et ce, dans un contexte international difficile et rendu plus instable par la très grave crise financière que nous connaissons. De plus, comme tout gouvernement, il sera jugé sur ses résultats.

Mais quels que soient les succès, les difficultés ou les défaites à venir, de par ces élections et leurs résultats, le contexte politique marocain a changé de manière certaine et durable.

Ces élections marquent une étape supplémentaire dans la voie de la démocratisation engagée dans un premier temps pour des raisons stratégiques par Hassan II à la fin de son règne, et poursuivie d’abord timidement par Mohammed VI avant d’être accélérée sous la pression des soulèvements populaires dans les pays arabes et le renversement des dictatures.

Les résultats de ces élections révèlent l’ampleur de la désaffection à l’égard des partis traditionnels et marquent la défaite de la gauche marocaine : en effet, alors que les islamistes faisaient du travail de terrain depuis 30 ans, se rapprochant de la population et parvenant à séduire une partie grandissante de l’électorat marocain, la gauche, en s’alliant au pouvoir, a perdu de son assise, et son image et sa crédibilité ont largement souffert de l’ampleur des inégalités sociales, de l’étendue de la corruption et, plus simplement, de l’usure du pouvoir. La gauche va devoir aujourd’hui se renouveler, repenser son discours et ses programmes, se défaire des personnes vieillissantes en place depuis toujours et accepter de s’ouvrir aux jeunes, elle va devoir aussi rechercher et accepter des alliances si elle veut jouer un rôle crédible et actif dans l’opposition qui doit maintenant se constituer.

Ces élections consacrent le rôle et le pouvoir du roi. En effet, Mohammed VI, qui avait initié ces réformes sociales et politiques pour éviter l’agitation ou la contagion, a, certes, proposé dans la révision de la constitution proposée en mars 2011, le renforcement du rôle du Premier ministre. Mais le roi est non seulement resté maître du calendrier de l’ensemble du processus de réformes, mais il s’est assuré également le maintien de fortes prérogatives, notamment en matière de justice, de sécurité et de défense. Ainsi, le monarque, auquel l’immense majorité du pays demeure très attachée, bénéficie toujours d’une image dissociée de l’inertie et de l’incompétence de la classe politique ; il apparaît bien comme l’ultime arbitre en tant que chef de l’État d’un processus engagé de sa propre initiative et sous son contrôle.

Ces élections marquent un tournant pour la région. Après les élections tunisiennes, les élections marocaines confirment que les islamistes maghrébins, qui ont réadapté leur discours et revu leurs stratégies politiques, ont su convertir en pourcentages et en sièges des décennies de lutte sur le terrain et dans l’exil.

Ayant embrassé les règles du jeu démocratique, c’est par la voie des élections qu’ils accèderont au pouvoir. Se montrant rassurants sur le maintien des libertés publiques et la non remise en cause du Statut de la femme, ils offrent un visage pacifique et conciliant qui a séduit ceux qui associaient islamisme à violence, obscurantisme ou régression. Enfin, portés par le souffle des bouleversements en cours dans le monde arabe, ils bénéficient des effets du printemps arabe qu’ils n’ont cependant ni prévu ni organisé. Le succès d’Ennahda en Tunisie et celui du PJD au Maroc confirment que l’islamisme politique est le grand vainqueur du changement exprimé par les populations et par la mise en place de la démocratie au Maghreb. Cette réalité s’impose par le biais à la fois d’un soulèvement spontané et populaire en Tunisie et de réformes politiques et constitutionnelles entreprises au Maroc dans ce qui a été appelé une « révolution tranquille » ou « en douceur ».

Cinquante-cinq ans après l’indépendance du Maghreb, nous assistons au clair rejet des idéologies libérales et socialisantes importées et mises en place depuis ces indépendances et au succès grandissant de l’islamisme politique qui est aujourd’hui la seule force populaire dans le monde arabe, tant il apparaît en adéquation et en harmonie avec les revendications identitaires des peuples musulmans. Cependant, le rejet des idéologies occidentales et de l’imitation aveugle du modèle occidental ne signifie aucunement le rejet des atouts ou des acquis de la modernité. L’islamisme tel qu’il se présente aujourd’hui ne signifie en aucun cas la fermeture au monde moderne ; il tente, en fait, d’instaurer un autre rapport avec ce monde moderne, un rapport qui serait fondé sur une meilleure compréhension et prise en compte de l’identité musulmane et sur des relations plus égalitaires. L’appropriation par les peuples musulmans de l’accès à la démocratie à la faveur du printemps arabe qui est aussi l’occasion de confirmer le discrédit des idéologies occidentales trop longtemps associées à la répression et à l’autoritarisme des régimes rejetés aujourd’hui.

La communauté internationale et l’opinion publique des pays occidentaux se tromperaient en croyant que le succès des islamistes est un phénomène passager, une étape nécessaire et inévitable dans un paysage politique soudainement ouvert à la diversité et au pluripartisme. Comme en Tunisie, une nouvelle génération, arabophone, éduquée, décomplexée par rapport à l’Europe et à l’Occident, propose le nouveau modèle d’un islam politique moderne et signe ainsi la fin de l’ère postcoloniale, une période nécessaire dans la transition historique entre la fin de la domination coloniale et la véritable émancipation. Le respect de la démocratie exige de prendre acte de la popularité et de la représentativité des islamistes au Maroc et en Tunisie, sachant que les résultats de ces élections ne sont que l’une des expressions de la vraie révolution sociale, politique et culturelle en cours dans l’ensemble du monde arabe.

Le PJD arrivé au pouvoir au Maroc va devoir se montrer à la hauteur de la tâche pour ne pas désespérer les couches sociales défavorisées, dont il a été le seul interlocuteur et porte-parole et qui attendent de lui de mettre fin aux maux qu’il connaît. Il devra aussi se montrer à la hauteur de la tâche pour ne pas décourager ceux qui, issus de la classe moyenne, et ne supportant plus la corruption, le clientélisme et l’injustice, ont voté pour les islamistes. Il devra continuer à s’allier ceux qui dans les milieux plus aisés, ont juste voulu signifier le total discrédit de la classe dirigeante.

Enfin, le PJD devra conforter, non plus par des discours ou un programme, mais par des actions et des mesures et surtout par son succès, tous ceux qui, toutes classes sociales confondues, croient que l’islamisme modéré est aujourd’hui la seule solution politique capable de maintenir les fondamentalistes radicaux en minorité et tous les extrémistes isolés. Pour le moment, du moins.