Le dialogue interculturel en question

Bensalem Himmich

Écrivain et philosophe.

Présentement, face à l’état des lieux sur la terre, qu’on s’accorde à dire qu’il n’est ni rassurant ni prometteur, les intellectuels et les philosophes, comme hommes de dialogue et de culture et  «fonctionnaires de l’humanité », selon le mot de Husserl, ne peuvent que persister dans leur résistance au mal multiforme, aux dérives de toute sorte ainsi qu’au déficit culturel prégnant ; car, de par leur vocation, ils demeurent généralement rétifs au défaitisme, au cynisme et au désenchantement. Par conséquent, qui donc mieux qu’eux peuvent repenser les fondements d’un ordre mondial juste et solidaire ! Cependant, tout discours injonctif et moralisant mis à part, la pensée dans le monde présent devra œuvrer au redéploiement d’une des vocations premières, qui est d’être une intellection des phénomènes de l’histoire (cité, rapports humains et chose publique), de saisir leurs problèmes à la racine, c’est-à-dire, en l’occurrence, les causes des déficits croissants dont souffrent les valeurs de la solidarité et de la justice dans le désordre mondial en cours.

Le dialogue interculturel s’assigne, entre autres finalités, celle d’ériger en tendance lourde la volonté d’en venir toujours aux mots pour exorciser la désastreuse tentation d’en venir aux armes (tensions, conflits, guerres…). Ledit dialogue étant ainsi  de plus en plus sollicité et requis, les mots dans les échanges de paroles et d’idées devraient avoir des sens affinés et concertés et donc épurés des amalgames et imprécisions sémantiques, source de tant de mésententes et de préjugés. 

Si donc le dialogue entre et sur les civilisations demeure contre vents et marées un impératif catégorique et une pratique obligée, on a tout intérêt à diagnostiquer et à analyser les difficultés et embûches auxquelles, sous nos yeux, il ne cesse de se heurter réellement et fortement. En voici brièvement quelques-unes des plus saillantes et nocives :

Un déficit de reconnaissance

La reconnaissance (fondée sur une volonté de connaissance de l’autre) est, faut-il le rappeler, le seul antidote contre la montée des ignorances et des haines entre les nations et les peuples, autrement dit contre la source de tant de malheurs et de conflits régionaux ou à l’échelle du monde. L’enseignement est l’un des grands chantiers ou l’on peut instituer et promouvoir la connaissance des différentes aires de culture et de civilisation. Or l’enseignement de la civilisation arabe et islamique, par exemple, est en train de se rétrécir comme une peau de chagrin, même en Europe où il a eu depuis le Moyen Âge une longue et riche tradition, bien que ponctuée de troubles et de tensions.

 Les nouveaux spécialistes du monde musulman, tournés dans leur majorité vers les recherches anthropologiques et politiques et les monographies empiriques parcellaires, se font experts du segmentarisme, de l’or noir, de la géostratégie globale et des mouvements dits islamistes. Les spécialistes de ces mouvements, les plus médiatisés, n’ayant d’intérêt que pour l’objet de leurs travaux et leurs jours, finissent par mettre entre parenthèses les élites démocrates et modernistes, comme si elles étaient non représentatives ou non signifiantes, sans parler du fait palpable que des pans entiers de la culture tant religieuse que profane et de l’histoire réelle des sociétés étudiées ne forment pour eux, et plus encore pour l’opinion publique occidentale, qu’un trou noir, polymorphe et immense, et en tout cas générateur d’attitudes d’occultation et d’indifférence. 

D’autre part, depuis tout ce temps qu’on martèle et répand des mots démoralisants, tels arriération et sous-développement, les élites, parfois même celles du Sud, finissent le plus souvent par les faire passer du statut d’attributs conjoncturels et donc surmontables à celui d’essences coriaces et perdurables. Comment alors ne pas en être malades, même à notre corps défendant ? Des euphémismes comme pays en voie de développement ou pays émergents ne parviennent pas à dissimuler cet amalgame largement répandu dans l’opinion occidentale entre sous-développement infrastructurel et cultures sous-développées. Alors que de tâches à accomplir pour que le potentiel culturel et philosophique de ces pays ne continue pas à être arrimé à leurs contre-performances économiques et techniques ! Comme l’écrivait Herder : « Quoi que je sois ! Le ciel crie à la terre que comme toute chose moi aussi à ma place j’ai un sens. »[1]

Hégémonisme et dépendance

Après la chute du mur de Berlin, l’implosion de l’ex-Union soviétique et la fin de laguerre du golfe (1991), les Etats-Unis d’Amérique, devenus la seule et unique superpuissance, eurent toute latitude de prôner un global new order puis une mondialisation où l’ascendency leur reviendrait de fait et de droit. Peu d’années avant ces grands événements, en avril 1986, l’ex-secrétaire d’Etat Georges Shultz résumait déjà dans une déclaration le nouveau credo des USA en des termes qui en disent long sur l’esprit de leur politique étrangère[2]. Ainsi, cet homme d’Etat sous la présidence de Ronald Reagan confirme-t-il haut et fort ce que V.G. Kiernan avait déjà noté sur un ton critique depuis 1978 : « L’Amérique adore penser que ce qu’elle veut est exactement ce que veut le genre humain .[3]» 

La volonté de puissance et de domination, de par sa nature, ne recule jamais devant rien pour fonctionner et s’accomplir. Machiavélique, versatile et cynique, elle ne conçoit et ne planifie sa politique étrangère qu’à l’aune de ses propres intérêts stratégiques et économiques dans le monde. Nullement soucieuse des principes éthiques fondateurs et encore moins des relations égalitaires ou des méfaits de la  politique à géométrie variable des deux poids deux mesures, cette politique qui est celle des puissances occidentales, même un Huntington a dû en faire état, presque à son corps défendant[4]. 

Analysée et critiquée par d’éminents chercheurs, tels Kiernan, R.Barnet, R. Falk, J. Nye, E. Said, N. Chomsky et d’autres (libres de penser et de publier, mais jamais écoutés par les politiques et makers américains), la volonté de puissance hégémonique trouve ses théoriciens et idéologues parmi toute une légion d’experts et de conseillers organiques, tels les surmédiatisés Francis Fukuyama et Samuel Huntington (sans parler des ministres à la retraite : H. Kissinger, Z. Brezinski, etc.) 

Pour ne citer que  Huntington et sa fameuse thèse sur le choc des civilisations, qu’on rappelle seulement son idée qui nous apprend que dans le monde nouveau de l’après-guerre froide, les causes des conflits seront essentiellement d’ordre culturel, et le choc des civilisations dominera la politique mondiale. Ces dernières sont à ses yeux les civilisations occidentale, confucéenne, japonaise, islamique, hindouiste, slave orthodoxe, latino-américaine et, peut-être, africaine [sic!]. « Les plus importants conflits à venir, pense t-il, auront lieu tout le long des lignes de fracture culturelle qui séparent ces civilisations». Nul besoin de reprendre une à une les critiques exprimées de par le monde à l’encontre de cette thèse, dont il suffit de noter le relent de macro-histoire (genre Spengler ou Toynbee avec l’érudition en moins) pour dégager ses présupposés arbitraires et ses imprécisions touchant particulièrement au prétendu  «péril vert » qui succède à ses yeux  au  «péril rouge » et contre lequel l’Occident, selon l’exhortation de Huntington, se doit de réagir, c’est-à-dire de lui appliquer la fameuse politique du containement, comme au temps de la guerre froide. A force d’arrondir les angles, l’auteur finit par les aplanir, passant outre par là – même les multiples et terribles conflits fratricides à l’intérieur d’une même civilisation et dans plusieurs pays du Sud soumis aux luttes d’influence étrangère.

Au terme de toutes ses élucubrations idéologiques, Huntington prononce le fin mot qui à lui seul révèlerait sa carte ultime : « Le déclin guette l’Occident, à moins qu’il ne connaisse une renaissance, n’inverse la tendance, ne conjure le déclin de son influence dans le monde des affaires et ne réaffirme sa position de leader, suivi et imité par d’autres civilisations »[5].

Il faudrait rappeler que c’est à l’orientaliste Bernard Lewis que revient la paternité du concept « clash of civilisations », lequel  figure clairement dans un passage d’un de ses articles « The roots of muslim rage » que Huntington  (très peu au fait des contenus des cultures) cite au sujet des mouvements islamiques : « Ce n’est rien de moins qu’un choc de civilisations c’est la réaction irrationnelle peut-être, mais ancienne d’un vieux rival contre notre héritage judéo-chrétien  [sic !] et ce que nous sommes aujourd’hui, et contre l’expansion de l’un et de l’autre.»[6]

  L’hégémonisme, de par son arsenal militaro-économique et symbolique, ne peut fonctionner et perdurer qu’en subjuguant et minorant des Etats et des nations. Il préside dans notre monde moderne à ce phénomène lancinant et polymorphe de la dépendance, qui est source d’asservissement et de mésestime de soi ou de ce que Neitzsche appelle la détérioration de la référence à soi (Selbstlosigkeit). Car à y avoir de près, la dépendance, ou ce que Kant nomme « l’état de tutelle » ou de « minorité », est comme l’endettement, plus on en contracte, plus on confine notre existence dans la tendance lourde à vivre l’histoire des autres par emprunt ou comme par procuration ! Mais cette existence, possible en soi, ne pourra être menée que sous les signes du toc et de la stérilité, c’est-à-dire par ceux qui s’astreignent à vivre en pique-assiette et dans un manque chronique de subjectivité et d’inspiration. Ainsi, des requiem pour les identités culturelles meurtries feront florès.

Contre-productive et aliénante, la dépendance est de nature à bloquer le présent et l’avenir en affaiblissant l’élan de liberté et les ressorts intrinsèques du développement…La dépendance, dont certains gourous de « la mondialisation heureuse » pensent qu’elle est une vieille antienne ou qu’elle n’est plus de mise, est au contraire toujours à l’œuvre, bien que ses mécanismes soient en passe de devenir plus sophistiqués et affinés, mais sans rien perdre en efficacité et en prégnance.

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Dans les pays dominés, visible est leur tendance de se dépouiller de ce qu’ils furent et de ce qu’ils ont, et ce avant de s’ouvrir à l’Autre ! L’Autre qui, lui, se présente toujours paré de son passé, de son présent et de son devenir. Tendance fort dommageable, qui est le propre de tous les décadents et les vaincus satisfaits ; ceux-là qui, munis de batteries tournant à vide, cultivent la triste croyance qu’ils n’ont rien à offrir pour étonner le monde et l’enrichir. Sur cet état d’esprit, Ibn Khaldûn faisait une observation d’une portée générale et en des termes saisissants : « Une fois que l’énergie se tarit, que la volonté décline et que les aspirations se rabougrissent, la lumière alors disparaît ainsi que l’espoir et les morts commandent aux vivants. » Ces pays dominés, la philosophie humaniste leur apprend qu’au-delà de l’auto-flagellation ainsi que des autocongratulations, il y a toujours lieu pour plus de lucidité et de vigilance, et pour l’acquisition d’une volonté d’être et de mieux-être. Comme elle leur enseigne aussi que ce n’est pas parce qu’ils sont vaincus par les rapports de force en cours qu’ils n’ont plus de point de vue à livrer, ni de version à donner de la genèse des nœuds et des enjeux, ni de droit au redressement et à la délivrance.

D’ailleurs,  un réel désir de majorité et une volonté d’émancipation et d’être maître de son destin et possesseur de ses biens sont actuellement en train de s’exprimer et de s’effectuer dans des pays de l’Amérique Latine, du Sud méditerranéen et ailleurs, comme pour répondre à la devise des Lumières, proclamée par Kant : « Saper Aude ! Aie la décision et le courage de te servir de ton propre entendement. »

Sous couvert d’universalisme, que de productions philosophiques en Occident demeurent, tout compte fait, organiquement liées à leur aire de culture et de pensée ! Par conséquent, une philosophie planétaire et plurale devrait s’investir dans l’élaboration d’une universalité multipolaire, partenariale et communicante, la seule qui soit viable, conviviale et fécondante. Sinon l’identité, la culture et la philosophie dominantes seront celles de la puissance dominante, et l’immense majorité des terriens devront y perdre leur âme et raser les murs des dépendances improductives et minorantes.

L’universalité est telle une sphère vide ou, si l’on veut, une loi-cadre qui ne peut être meublée et vivifiée que par les apports multilatéraux fondés sur une éthique de la reconnaissance et du partage.

C’est dire que ce n’est nullement dans le mimétisme ou les arrimages au rabais que les pays comme ceux du Sud peuvent donner sens à leur existence, mais dans le développement de leur personnalité identitaire et de leur voies d’accès effectifs et assumés à l’humaine universalité.

Nous savons maintenant plus que jamais que cet ordre mondial, qui doit être l’affaire de tous, ne peut réellement s’élaborer et voir le jour que s’il émane d’une politique planétaire rationnelle et concertée, comme il ne peut acquérir l’adhésion maximale que s’il se fonde sur le respect rigoureux de la charte des Nations Unies et la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948,  ainsi que sur la mise en œuvre d’une dynamique de justice et de paix à l’échelle universelle et la prise en considération des entités nationales et régionales puisant leur légitimité dans leur profondeur historique et culturelle. Car un ordre mondial standardisé, broyant les différences et les spécificités ne peut perdurer dès lors qu’il s’érige sur des rapports de force dissymétriques et tronqués.

Dans l’optique d’une culture philosophique critique et constructive, humaniser la mondialisation en cours, c’est tempérer l’enseignement du tout informatique-marketing-management par un enseignement ouvert sur les humanités, les philosophies, les arts, l’éthique religieuse ou laïque ; humaniser la mondialisation, c’est aussi substituer aux lois implacables du marché, de la compétitivité à tous crins et du killer capitalism celles d’une économie mondiale solidaire et à visage humain. C’est à ces conditions, entre autres, que la globalisation pourra acquérir l’impacte fondamental du nécessaire codéveloppement et, par conséquent, l’adhésion maximale  des peuples et des nations.

Notas

[1]. J.-G. Herder, Une autre philosophie de l’histoire,  París, Aubier, 1964, p. 307.

[2]. Citado  por N. Chomsky, Le Monde Diplomatique, agosto de 2000.

[3]. Citado por E. Saïd, Culture et impérialisme, París, Fayard / Le Monde diplomatique, 2000, p. 400. Tras la demócrata Madeleine Albrigt, el republicano George W. Bush dirá: «The United States is good».

[4]. S. Huntington, Le choc des civilisations, París, Odile Jacob, 1996, p. 200.  (Hay trad. castellana, El choque de civilizaciones: y la reconfiguración del orden mundial, Barcelona, Paidós, 1997.)

[5]. Ibid., p. 334.

[6]. El título completo del artículo es «The Roots of Muslim Rage. Why So Many Muslims Deeply Resent the West and Their Bitterness Will Not Be Easily Mollified», Atlantic Monthly, vol. 226, núm. 3, septiembre de 1990, pp. 47-60 ; véase también del mismo autor Islam, París, Gallimard, 2005; y especialmente Le retour de l’Islam, París, Gallimard, 1985, pp. 838-1164, y Que s’est-il passé? L’Islam, l’Occident et la modernité, París, Gallimard, 2002, pp. 1165-1304.