« Commençons par la culture, la politique suivra » écrivait avec un bel optimisme, il y a peu, dans cette même revue1, l’écrivain Tahar Ben Jelloun. L’Orient arabe connaît mieux culturellement et politiquement l’Occident que l’inverse, faisait-il remarquer, ajoutant : « Se connaître, c’est aussi se reconnaître, s’accepter et se respecter. » Le président français, Nicolas Sarkozy, aurait-il lu Tahar Ben Jelloun ? On pourrait s’en féliciter puisque la culture, absente des propos du candidat à la présidence, notamment pour ce qui est de son projet d’Union méditerranéenne, est enfin apparue dans son discours à Tanger, prononcé le 23 octobre 2007, dans le cadre de sa visite officielle au Maroc. « (…) Au contraire de l’Europe qui les avait longtemps oubliés derrière l’économie, l’Union de la Méditerranée mettra d’emblée au premier rang de ses priorités la culture, l’éducation, la santé, le capital humain. (…) J’invite tous les chefs d’État et de gouvernement des pays riverains de la Méditerranée à se réunir en France en juin 2008 pour jeter les bases d’une union politique, économique et culturelle fondée sur le principe d’égalité stricte entre les nations d’une même mer, l’Union de la Méditerranée (…) ».
On peut, si l’on est idéaliste incurable, tiquer sur le terme de ” capital humain ” qui fait sentir les glissements de vision véhiculés par le vocabulaire : “capital” humain, comme “ressources” humaines, relève plus du domaine économique que culturel ou spirituel. Mais ne chipotons pas et réjouissons nous plutôt. Cette impulsion donnée à la culture dans le cadre de l’Union méditerranéenne (projet sur lequel se montrent réservés nombre de partenaires éventuels) tombe à pic et rejoint – est-ce un hasard ? – la décision du Parlement européen et du Conseil de proclamer 2008 « Année européenne du dialogue interculturel ». Les députés, qui cherchent à développer ce dialogue, ont préconisé de renforcer les mesures de l’Union le concernant. Ils ont notamment proposé la création d’un prix destiné à récompenser un projet destiné aux jeunes. Et l’année devrait se terminer par un Forum interculturel rassemblant au Parlement les représentants de la société civile et des représentants politiques et religieux.
On ne peut donc que saluer dans cette perspective la parution du premier ouvrage exhaustif consacré à la littérature européenne Les deux directeurs de la publication, Annick Benoit-Dusaussoy et Guy Fortain ont fait travailler quelque deux cents écrivains et universitaires de tous bords sur l’ensemble de la production littéraire de tout le continent, du Moyen Âge à l’époque contemporaine : près de quatre mille écrivains présentés2. Qui pourra désormais plaider l’ignorance ?
Pour en revenir au « dialogue interculturel » et au « dialogue des cultures », il faudrait s’entendre sur ce que renferment ces deux appellations. Enseignement des langues, du fait religieux et de son imprégnation dans l’art – pictural, architectural, musical, etc.- et dans le langage courant, (même chez les non-croyants), étude des mœurs et coutumes, rôle des médias, dits de masse, télévisions et radios3, bien sûr, mais aussi bandes dessinées et cinéma, et le dernier-né : l’Internet ? Les débats sont vifs sur le sujet, son contenu et les moyens d’y parvenir : « Le dialogue interculturel défini dans un cadre international de formation conjointe, et par rapport à l’ouverture culturelle, invite à la rencontre, aux échanges, aux questionnements » rappellent Jacqueline Valantin et Marie-Geneviève Euzen-Dague, dans leurs contributions à l’ouvrage à paraître4 qu’elles ont dirigé. Ayant organisé pendant une vingtaine d’années des échanges entre jeunes scolaires et leurs professeurs, de la région de Lyon, du Maroc, de Tunisie et de Mauritanie, elles dressent un bilan et précisent : « Les démarches auto-ethno-centrées, les représentations construites sur l’Histoire passée ou immédiate, apparaissent comme autant d’obstacles à sa mise en place, à les identifier en commun (…). Le chemin proposé est rude, il exige une implication complète de l’individu, de son intelligence, de sa sensibilité,(…) de son imaginaire. Il exige que chacun, par sa confrontation avec l’autre, accepte de s’interroger sur ce qu’il est dans ses rapports à l’autre, au monde… qu’il accepte de construire des questionnements qui ébranlent ses certitudes». Proposition : « Échanger pour changer d’attitudes, de comportements, de pratiques professionnelles (…) en vue de se libérer des stéréotypes, de mieux se connaître, se comprendre, communiquer, oeuvrer ensemble ».
Où va-t-il, ce livre que l’on dit aujourd’hui si menacé ? Devenu, comme d’autres, un « bien » culturel, il tombe dans l’escarcelle de grands groupes industriels
Et le livre dans tout ça ? Celui qui fut tenu pendant des siècles pour le véhicule privilégié de la culture, a vu sa suprématie écornée. Savoir lire constituait le nec plus ultra d’une formation ; la lecture recommandée à tous, avec quelques restrictions sur le plan moral (notamment pour les jeunes filles et les dames), était l’instrument incomparable de l’acquisition du savoir et de la culture, même si quelques-uns, tel Malebranche (1638-1715) mettait en garde contre « deux mauvais effets de la lecture sur l’imagination ». « Il y a deux différentes manières de lire les auteurs, écrivait-il, l’une est très bonne et très utile, et l’autre fort inutile et même dangereuse. Il est très utile de lire quand on médite ce qu’on lit (…), en un mot quand on use de sa raison (…) mais il est dangereux de lire quand on ne l’examine pas assez pour en bien juger. (…) La première manière éclaire l’esprit, elle le fortifie et en augmente l’étendue, la seconde en diminue l’étendue, et elle le rend peu à peu faible, obscur et confus5. »
Où va-t-il, ce livre que l’on dit aujourd’hui si menacé ? Devenu, comme d’autres, un “bien” culturel – au sens matériel, c’est à craindre – il tombe dans l’escarcelle de grands groupes industriels, propriétaires aussi de secteurs de presse et d’édition, qui ne veulent plus se satisfaire de la rentabilité jusqu’ici assez modeste de ce dernier secteur dans de nombreux pays : 3 % à 4 %. Un ami, il y a quelques années, avait intégré un de ces grands groupes à un poste envié de directeur éditorial… Il en a démissionné un an plus tard. À ceux qui s’étonnaient de ce départ si rapide, il expliquait : « Depuis mon arrivée, je n’ai entendu parler de que de ” produit“, pas une seule fois de “livre”.»
Pour lutter contre cette situation qu’il juge affligeante, l’ancien patron, pendant près de trente ans, de la prestigieuse maison américaine Pantheon Books, André Schiffrin, lance des pistes et plaide pour une maison d’édition « sans but lucratif » : les petites entreprises en ce domaine ont certes toujours existé avec des productions plus ou moins originales ou intéressantes et des temps de survie plus ou moins longs, mais Schiffrin juge l’état des lieux si préoccupant qu’il en appelle aux fondations privées “éclairées”, voire aux pouvoirs publics pour endiguer le phénomène. « Le contrôle accru des médias par les conglomérats a des conséquences politiques et intellectuelles dangereuses. Il est encore temps de contrecarrer cette menace » abjure-t-il6.
Mais, finalement, le “top de la culture” en France, en cette fin d’année, qu’est-ce ? Ce sera sans doute, comme en 2006, un jeu vidéo qui simule un match de foot de haut niveau, « Pro Evolution Soccer 2008 », mis sur le marché le 25 octobre. Son prédécesseur est en tête des “biens culturels” les plus vendus en France en 2006 : avec un chiffre de volume de ventes de 32,6 millions d’euros, il bat même le DVD de Harry Potter et la coupe de fer (14,9 millions d’€). Sur les dix “biens culturels” en tête de liste en 2006, figure un seul livre, Les Bienveillantes7de Jonathan Littell, prix Goncourt de la même année. Les neuf autres se répartissent entre quatre jeux vidéo et cinq DVD. Dialogue culturel ? Jouons tous au foot !
Un espoir cependant : deux auteurs ont voulu répondre au « choc des civilisations ». Emmanuel Todd et Youssef Courbage dans leur Rendez-vous des civilisations8ont mis l’accent sur ce qui rapproche plutôt que sur ce qui divise. Les auteurs ont choisi une voie originale, celle de la démographie, pour faire ressortir les points de convergence entre l’évolution des sociétés occidentales et celles du monde musulman. Ils rappellent que ces dernières – contrairement aux présentations réductrices des grands médias – sont loin d’avoir des degrés uniformes de développement et de pratiques – politiques, religieuses ou sociales – identiques. Ils démontrent – chiffres à l’appui – qu’elles ont entamé une véritable révolution dans le contrôle des naissances. Un constat, écrivent-ils : “les démographes voient s’effondrer depuis une trentaine d’années, la fécondité dans le monde musulman.” Et pour eux, la véritable explication la mieux identifiée n’est pas le PIB par tête mais « le taux d’alphabétisation des femmes ». La progression de ce taux d’alphabétisation sur la planète « donne la vision à la fois empirique et hégélienne, d’un irrésistible mouvement ascendant de l’esprit humain. Tous les pays, les uns après les autres, marchent allègrement vers un état d’alphabétisation universelle. Ce mouvement général s’accorde mal à la représentation d’une humanité segmentée en cultures ou civilisation irréductibles, voire antagonistes. Il existe des décalages, mais il n’existe pas d’exception, et surtout pas d’exception musulmane. »Ils donnent quelques raisons d’espérer. Mais pour combien de temps ? Nous ne sommes pas au bout du chemin entamé par Ramon Llull qui, aujourd’hui, serait bien obligé d’ouvrir son « blog » sur Internet !
Notas
[1] Quaderns de la Mediterrània, n° 8, 2007, p. 17.
[2] DeBoeck, Bruxelles, 2007, 860 p.
[3] Voir Quaderns,. C, op. cit., consacré à « Medios de comunicación y percepciones mutuas ».
[4] Le dialogue interculturel : du discours à l’action, préface de Paul Balta, avec des contributions de Mamadou Bâ, Sarah Chaboud, Sadio Ngaïdé et Albert Sasson.
[5] Recherche de la vérité, 1674, Livre deuxième, ch. IV.
[6] Le Monde diplomatique, Paris, n° 643, octobre 2007.
[7] Paris, Gallimard, 2006.
[8] Paris, Seuil, 2007.