Chaînes d’information satellitaires arabes : jeux de miroir et enjeux de refuge

Driss Ksikes

Directeur de la revue Nichane, Maroc

Parler de « medias arabes » nous entraîne vers une généralisation qui nous empêche d’appréhender la complexité de l’éventail de moyens via satellite qui existent actuellement comme Al Jazeera, Al Manar, Al Arabia, Al Hurra, etc. ; des moyens qui s’adressent à des public-cibles aussi différents que les réalités émergentes dans l’univers actuel des personnes qui parlent ou comprennent l’arabe. L’auteur fait ici l’ébauche d’une série d’éléments d’approche qui permettent d’analyser avec plus de discernement les attitudes, les points de vue et les intentions qui caractérisent l’exercice du travail journalistique réalisé par ces chaînes d’information.   


S’il y a un sujet qui s’avère difficile à fixer par des concepts, tant sa réalité est mouvante, c’est bien celui de la mondialisation médiatique. Parler aujourd’hui d’Al Jazeera comme d’un « CNN alternatif » paraîtrait obsolète au vu de la concentration d’événements et du continuum du flux audiovisuel, enregistré depuis le 11 septembre 2001 – pour prendre une césure temporelle grosse comme ça et soi disant irréfutable. Mais en même temps, ne pas parler d’Al Jazeera comme îlot de résistance à l’angle unique de transmission de l’information reviendrait à renier les constantes de son orientation éditoriale. C’est un dilemme. Face aux chaînes satellitaires d’information, il y a un constat paradoxal qui s’impose à nous. D’un côté, elles donnent l’impression d’une accélération de l’histoire et génèrent, par le rythme spectaculaire d’une information ininterrompue, un effet de gomme. D’un autre côté, elles charrient une politique communicationnelle de masse bien déterminée, avec un ciblage multiple et un contenu fragmenté. D’où ce sentiment d’être en même temps sur des sables mouvants et sur un roc. Lorsque s’ajoute le paramètre « arabe », il devient nécessaire d’apprécier le positionnement eu égard aux public-cibles (au pluriel), aux sources d’information, aux priorités en termes de contenu, aux nationalismes culturels (au pluriel) au particularisme religieux (au singulier) le tout en contraste avec l’offre (les offres) d’en face, celles de l’Amérique en tête. Les chaînes satellitaires d’information arabes ne sont ni homogènes ni monolithiques. D’où ma tentative d’aborder ce sujet à partir de cinq paradoxes qui, je l’espère, peuvent être complémentaires et, si elles s’avèrent contradictoires, cela contribuerait au moins à enrichir le débat.

Medias arabes vs medias en arabe

Que voulons-nous dire aujourd’hui par chaînes satellitaires d’information arabes ? Il y a eu la phase de monopole du créneau par Al Jazeera puis celle de concurrence par Al Arabia, Al Manar, etc. Puis celle actuelle, où la chaîne américaine Al Hurra tente de brouiller les catégories. Face au paysage actuel, l’attribut « arabe » change de signification puisque tantôt il indique la langue, tantôt l’identité, tantôt les deux et pas toujours dans le même sens. Démêlons l’écheveau.

Il y a d’abord le défi d’Al Jazeera qui consiste à créer, à partir d’une île ignorée (Le Qatar) et pour assouvir les volontés d’un émir anti-saoudien, une chaîne à rayonnement arabe, qui fasse parler les élites marginalisées ou dissidentes sur des questions d’intérêt commun ou qui place ses caméras au plus près de l’homme de rue, voire dans les ambulances israéliennes pour mieux filmer la victime palestinienne, ou encore au cœur de Bagdad pour être témoin des conséquences directes du colonialisme américain. Elle est arabe, dans le sens où elle donne une illusion d’identification avec le peuple et qu’elle n’inflige pas aux téléspectateurs les mêmes figures qui monopolisent l’accès aux chaînes nationales.

Le dernier rapport arabe de développement humain a énuméré le profil-type de ces figures dont se démarquent les chaînes transnationales : ils sont autoritaires, unidimensionnels, officiels et sacrés. En s’en démarquant, de plus en plus, puisque dans une logique extranationale, Al Jazeera établit, au passage, le critère d’une arabité médiatique qui n’a plus rien à voir avec l’arabité idéologique, puisqu’elle est, à l’image de ses producteurs, islamique, mais aussi laïque, contre la centralisation du pouvoir, mais pour le pouvoir de l’image, favorable à la démocratie dans les discours, mais plus intéressée par le spectaculaire dans les faits. In fine, elle crée un effet troublant et séduit les masses sans convaincre forcément les élites.

Dans sa stratégie communicationnelle, le département d’État américain pense qu’il suffit de parler aux arabes leur langue pour distiller sa vision du monde, en noir et blanc, de manière plus efficace. Or, comme le dit si bien Shibli Talhami, auteur du sondage effectué dans six pays arabes – le Maroc en fait partie – sur l’image de l’Amérique, « les attitudes de la grande majorité sont plus façonnées par la politique américaine que par des valeurs locales ». Autrement dit, l’adhésion à Al Jazeera, par exemple, ne provient pas uniquement de l’effet de miroir qu’elle leur renvoie mais aussi des mobiles de rejet qu’elle cultive à l’égard de l’autre. D’où la difficulté d’une chaîne américaine en arabe, comme Al Hurra, de s’imposer comme chaîne concurrente. Qui s’y reconnaît alors ? Des libéraux qui n’ont pas de souci éthique eu égard à l’identité de l’émetteur, mais aussi des élites locales qui apprécient le contrepoids qu’elle prend par rapport à Al Jazeera, à savoir mettre en avant les débats intranationaux et les identités infranationales.

Diaspora réelle vs temple médiatique

L’image véhiculée dans plusieurs ouvrages et documentaires sur Al Jazeera, laisse croire que « c’est le temple qui rassemble la diaspora arabe ». Si l’évocation panarabiste, dépassée, que sous-entend l’image de la diaspora, ne correspond pas à la réalité, l’idée de la télé-temple, quant à elle mérite qu’on s’y attarde.

Dans une étude effectuée par le centre de recherche Pew et Zogby international, il est établi que « la mosquée et la télé satellitaire constituent à hauteur de 90 % le premier moyen d’information des populations arabes adultes ». Outre le critère d’analphabétisme qui réduit l’impact de la presse écrite, il y a le discrédit des régimes autoritaires qui affecte les télés nationales. Reste alors deux refuges, le discours religieux, moralisateur et prédicateur et la mise en avant d’images, personnalités, espaces longtemps réduits à rien ou au silence. D’où l’impact grandissant des télévangélistes musulmans et l’intérêt qu’on porte aux dissidents exilés et aux anciens commis d’État qui sortent de leur mutisme forcé. Evidemment, dans la catégorie, les cassettes vidéo de Ben Laden ont, au départ, une valeur d’icône suprême, mais à mesure qu’elles deviennent une monnaie d’échange, elles se banalisent.

Al Jazeera établit le critère d’une arabité médiatique qui n’a plus rien à voir avec l’arabité idéologique, puisqu’elle est, à l’image de ses producteurs, islamique, mais aussi laïque

Il est tentant de croire que la diaspora trouve son temple et le nationalisme arabe, en déclin, est remplacé par un îlot arabe qui jaillit sur écran (en référence au jingle de la chaîne qatarie). Elle l’est d’autant que les études d’audimat montrent une affluence de déçus des chaînes nationales monolithiques, de communautés immigrées privées de sources d’information du terroir. Mais à y voir plus près, on réalise que la multiplication de l’offre a créé des atavismes divers. Les chaînes d’information sont devenues cloisonnées comme les écoles de droit musulman. À chacun son temple, donc. Un militant anti-israélien et un Libanais prosyrien se retrouvent un penchant commun pour Al Manar. Un juif marocain et un Kabyle algérien n’auraient pas de mal à regarder Al Hurra parce que le droit des minorités y est récurrent. Un anti-américain classique, pro-Ben Laden même et un démocrate convaincu, de gauche, trouveraient bien leur compte dans l’information suffisamment inédite d’Al Jazeera. Ce serait réducteur de croire que ces chaînes deviennent des clochers, mais tout simplement des super-télévisions qui occupent de grosses niches commerciales.

Culture professionnelle vs culture du professionnel

Vue de l’Occident, l’empathie créée par ces chaînes est perçue comme suspecte. Et le premier accusé qu’on pointe du doigt est le journaliste et l’éditeur. Le cas le plus illustre est celui de Tayssir Allouni, autrefois frère musulman syrien et sympathisant avec les talibans et aujourd’hui arrêté en Espagne. Passons sur l’affaire en soi et arrêtons-nous au cœur du problème : comment distinguer si le journaliste a de l’empathie avec une partie tierce pour servir l’information ou si cette source le manipule pour orienter son traitement de l’information ou en favoriser un aspect ? Le fait qu’Allouni ait servi d’intermédiaire pour avoir la deuxième cassette de Ben Laden en fait-il un bon journaliste bien introduit ou un islamiste mal intentionné ?

Ma réponse est qu’un journaliste n’est pas un tube neutre par lequel transite une information initialement hors champ. Souvent, il est reproché aux journalistes des chaînes satellitaires arabes leur subjectivité, voire leur incapacité à transcender leur appartenance culturelle ou leurs obédiences idéologiques. Mais il leur est reconnu par ailleurs leur indéniable compétence professionnelle. Les sept journalistes fondateurs d’Al Jazeera n’étaient-ils pas destinés à concocter la BBC arabe ?

Sur le dilemme qui se pose entre la culture du journaliste et son professionnalisme, il est intéressant de noter qu’un journaliste est toujours « ancré dans un système, connecté à ses origines nationales et culturelles ». Le directeur de publication de The New York Times, Salzburger Jr., disait, « nous faisons partie de l’establishment. Nous sommes des Américains et ne sommes pas hors du système. Nous sommes libres dans le sens où personne ne nous impose ce qu’il faut faire, dire ou publier. Mais nous ne sommes pas libres, flottant au-delà de la structure du pouvoir ».

Avec les chaînes satellitaires, hors contexte national, le référent culturel, transnational, religieux essentiellement, prend plus d’ampleur, faute de référent national commun. Mais là se pose une autre complication au niveau culturel. Comment se comportent le journaliste et l’éditeur de ces chaînes arabes avec les lourds préjugés de l’opinion publique ? À ce niveau, je prendrais l’exemple du Darfour pour rappeler que les medias arabes, toutes tendances confondues, obnubilés par l’attitude anti-occidentale, focalisaient sur les intentions suspectes de l’Occident, alors que leurs confrères américains et européens, mis à mal par le pouvoir musulman, s’intéressaient quasi exclusivement aux dégâts humanitaires.

Que se passe-t-il sur Al Hurra, au niveau du dilemme identitaire et la volonté de distiller une culture autre par la langue mère ? Je citerai, là, un exemple assez cocasse mais très symbolique. Dans la rubrique « divers », la chaîne a évoqué un chimpanzé qui fumait comme les humains. Le journaliste a commenté la capsule d’information en faisant référence à la théorie darwinienne. Mais il a tout de même tenu à ajouter : « C’est mon collègue qui me l’a soufflé et je pense qu’il va falloir qu’on en discute tous les deux ». Comme quoi, pour citer Freud, « même si vous décidez de vous taire, la culture ressort par les pores de votre corps ».

Comment se comportent le journaliste et l’éditeur de ces chaînes arabes avec les lourds préjugés de l’opinion publique ? À ce niveau, je prendrais l’exemple du Darfour

Conclusions 

Aujourd’hui, il y a un credo en Occident : « Aller comprendre l’autre plutôt que de le réfléchir ». L’idée se décline via plusieurs projets. Le premier provient de la France qui cherche à piloter un média européen (style Arte) en arabe. Le second provient de fondations allemandes et hollandaises, de plus en plus impliquées dans la production de formes de médiation parallèles : documentaires in situ, portails thématiques orientés vers le monde arabe, etc. Tous ces projets ont potentiellement un effet interne aux pays européens, où l’autre, arabe, musulman, maghrébin, est incompris alors que sa marginalité est explosive. Du côté arabe, les medias satellitaires sont plus à la recherche de niches nouvelles, dont la vente de contenu en anglais (projet d’Al Jazeera prévu en 2006). L’objectif étant de mieux justifier l’image de soi auprès des puissances, américaine essentiellement, et de leur élite.

Ainsi, donc, si les medias du nord puissant cherchent à se prémunir de l’autre en diffusant sa culture, les medias du sud, musulman, cherchent à se préserver de l’abus de l’autre en lui renvoyant une information alternative dans sa langue. S’agit-il d’une guerre ? Plutôt d’un jeu de miroir où chacun retrouve son compte.