Îles Canaries : gestion locale et d’urgence liée aux flux migratoires
Prioriser le retour et renforcer le contrôle aux frontières et les accords de coopération n’évitera pas une nouvellecrise migratoire.
Xavier Aragall Flaqué, conseiller technique des politiques euroméditerrranéennes, chargé migrations et de l’ enquête du projet EuroMeSCo, IEMed.
Pendant l’année 2020 et notamment au cours du dernier trimestre, le nombre de personnes qui sont arrivées aux îles Canaries provenant de la côte africaine a augmenté très fortement et a atteint des chiffres rappelant le dernier épisode de 2006. Des chiffres qui ne doivent pas cacher le facteur humain qu’il y a derrière. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), 600 personnes ont perdu la vie pendant cette période. Ce chiffre comptabilise les décès vérifiés, mais, d’après l’ONG Caminando fronteras, il pourrait tripler si l’on tient compte des personnes disparues pendant la traversée maritime et pour lesquelles il n’y a pas de certification officielle. Par ailleurs, la concentration dans le temps et dans l’espace a dépassé la capacité d’accueil et de réaction rapide des administrations publiques et il s’est produit une concentration de personnes dans des conditions inhumaines, dans des espaces aménagés de manière précipitée. Et ce, à un moment très délicat comme celui déclenché par la pandémie de la Covid- 19. Elles ont été ensuite transférées dans des appartements touristiques vides et des campements ont été installés dans des anciennes installations militaires, mais les conditions offertes présentent encore des déficits, ainsi que des problèmes d’identification des personnes et de lenteur pour traiter les demandes d’asile et pour fournir une réponse rapide à celles-ci.
pour fournir une réponse rapide à celles-ci. Pour analyser cette situation, il faut développer l’approche et cerner cette urgence locale et sa gestion complexe, dans son contexte géographique et politique : la gestion des flux migratoires entre deux continents, plus précisément entre l’Union européenne et l’Afrique du Nord. L’arrivée de migrants aux îles Canaries est étroitement liée aux dynamiques migratoires en Méditerranée, en particulier à l’évolution des couloirs central et occidental, ces points canalisant les flux migratoires provenant de pays du Maghreb et des pays subsahariens. Dans les deux cas, l’évolution de la gestion de ces flux de la part de l’UE s’est caractérisée peu à peu par des mesures de freinage et de contention, qui combinent la coopération en matière de gestion et de contrôle avec un important élément d’externalisation vers les pays d’origine ou de transit de ces migrations vers l’UE.

Comme s’il s’agissait de vases communicants, la contention dans un couloir déterminé dévie les flux ailleurs et détermine par où passeront les tentatives de traverser la Méditerranée. La route canarienne ou d’Afrique occidentale est directement touchée par cette logique. De façon cyclique, les tentatives de migration augmentent sensiblement sur certains couloirs, les naufrages et la perte de vies humaines croissent, ainsi que la nécessité de répondre aux personnes qui arrivent à atteindre les côtes européennes. Suite à un épisode d’arrivées massives, des politiques et des programmes visant à freiner ces arrivées sont mis en marche et de ce fait, les flux migratoires sont réorientés. Comme le montrent les données, la localisation du nombre d’arrivées par voie maritime varie d’une année à l’autre. La question de fond réside dans le fait que la frontière méditerranéenne présente une défaillance structurelle et la logique sécuritaire par laquelle on veut sceller une frontière entre le Nord développé et le Sud en voie de développement, ne résout pas ces situations qui se répètent régulièrement. Car bien que la Méditerranée ne soit pas la seule zone d’intersection du monde entre ce Nord et ce Sud, c’est bien là que deux réalités opposées se trouvent les plus proches, notamment en ce qui concerne les perspectives d’avenir de leurs citoyens, qui sont l’une des principales raisons d’entreprendre un processus d’émigration. L’application pratique de cette logique de contention n’évite donc pas l’arrivée de migrants et de réfugiés.
En 2020, le nombre de personnes qui sont arrivées par voie maritime en Europe, en traversant la Méditerranée, a été moins élevé que l’année précédente. Ces chiffres suivent une tendance décroissante dans la région euroméditerranéenne depuis 2015, année qui avait atteint un pic de plus d’un million de personnes, du fait de ladite crise des réfugiés. Dans le cas de la route occidentale, l’arrivée de personnes par voie maritime en Espagne en 2020, a concentré 40 % de ces arrivées dans toute la Méditerranée (presque le double qu’en 2019) et plus de la moitié de cette croissance s’est produite sur la voie atlantique, c’est-à-dire, aux îles Canaries.

Les chiffres du ministère de l’Intérieur espagnol montrent que la croissance des arrivées par voie maritime par rapport à l’année dernière a été de 54 %, mais le détail entre les arrivées à la Péninsule et aux îles Baléares et les arrivées aux îles Canaries est très révélateur. Tandis que dans le premier cas les arrivées diminuent de 24 %, les îles Canaries connaissent une recrudescence de 756 %. La baisse des arrivées à la Péninsule et aux îles Baléares s’explique par les mesures de contrôle aux frontières, qui ont été mises en place dans le Nord du Maroc en réponse à la croissance des départs de 2018. La route connue comme la route d’Afrique occidentale a donné des signes de dynamisme croissant à partir de la période 2002-2005.
Pendant ces quatre années, près de 32 000 personnes sont arrivées sur l’archipel canarien, mais c’est en 2006 que l’activité a atteint son maximum : c’est alors que le départ de pirogues depuis les côtes du Sénégal et de Mauritanie vers les îles Canaries a amené plus de 30 000 personnes en une seule année. Les années suivantes, 2007 et 2008, ont continué à afficher un nombre important d’arrivées (20 000 entre les deux années). Les accords de surveillance des frontières et de retour signés entre les États impliqués – le Sénégal, la Mauritanie, le Maroc et l’Espagne – auront un impact à partir de 2009 avec une importante réduction du nombre d’arrivées de personnes, qui se poursuivra pendant une décennie. Il faut ajouter aux mesures bilatérales mises en oeuvre par l’Espagne, la mise en marche au milieu de l’année 2013 du Partenariat pour la mobilité (Mobility Partnership) entre l’UE et le Maroc, qui a eu pour effet de réduire considérablement le flux migratoire sur cette route.
Le Partenariat pour la mobilité faisait partie des initiatives promues par l’UE pour mettre en oeuvre une gestion intégrée et ordonnée des migrations et elles étaient destinées à compléter l’action de surveillance des frontières à partir de l’intégration de programmes, qui permettraient la mobilité des travailleurs migrants par des canaux stables et réguliers. Cependant, le principal déterminant de l’évolution de ces flux sera le blocus aux frontières, dépendant d’un agenda de négociation avec le Maroc. En effet, le couloir méditerranéen occidental, et indirectement, le couloir d’Afrique occidentale, a des caractéristiques particulières, car le Maroc est depuis plus d’une décennie un pays de transit et d’origine de flux migratoires, dont la gestion est devenue une voie de recours à la négociation politique entre le gouvernement marocain et l’Espagne et par extension, avec l’UE.
Pour que les personnes des pays d’Afrique occidentale arrivent jusqu’au point d’embarquement, elles doivent traverser le Maroc et les contrôles de la part de l’État marocain peuvent être plus ou moins intenses. Que les migrations soient un recours à la négociation politique n’est pas une stratégie étrangère à la région, car c’est ce qui s’est produit avec la Turquie pendant la négociation de l’accord de 2016 avec l’UE. La réponse de Bruxelles va toujours dans la même direction : offrir aux pays voisins du Sud un soutien et des incitations financières pour contrôler les migrations et externaliser ainsi une partie de cette gestion et de contrôle. Dans le cas du Maroc, en juillet 2018, la Commission européenne octroyait 55 millions d’euros pour un programme destiné à renforcer la gestion de la frontière maritime au Maghreb. Cette année-là, il s’était produit une importante croissance du nombre d’arrivées par voie maritime, triplant presque les chiffres de 2017.
En décembre 2020, suite à la croissance des arrivées aux îles Canaries, la commissaire européenne aux Affaires intérieures, Ylva Johansson, visitait Rabat en signe de renforcement de la position de l’UE en faveur du Maroc sur la gestion des frontières, soutien qui s’était traduit par plus de 340 millions d’euros reçus par le Maroc pendant ces cinq dernières années. À cet égard, on peut dire qu’au cours des dernières années, on a assisté a un accroissement de la tendance selon laquelle, peu à peu, les couloirs oriental et occidental amplifient les mesures de contention par une coopération entre l’UE et les pays d’origine et de transit en matière de gestion et contrôle, avec un élément important d’externalisation.
Ces mesures sont soutenues par les États membres qui souhaitent restreindre l’accès à l’UE et qui permettraient en même temps de se désintéresser du non-respect des droits fondamentaux de l’homme qui pourrait se produire dans les pays de transit. Le même schéma est valable pour le couloir central où l’Italie refuse tout élément de gestion en dehors des cadres d’externalisation établis, en aggravant la situation d’abandon et de vulnérabilité des personnes se trouvant en Libye où, en dépit du travail des agences internationales et de la coopération de l’UE, on a constaté que bon nombre de ces personnes sont encore victimes d’abus et de violations des droits de l’homme les plus fondamentaux, quand ce n’est pas la mort qu’elles trouvent lors de la traversée maritime. De nombreuses années se sont écoulées depuis 2006, lorsque la fameuse « crise des pirogues » avait déclenché une situation comme l’actuelle.
Les causes et les motifs qui poussent à émigrer existent toujours, ce à quoi s’ajoute une complexité supplémentaire à la suite des premiers effets du changement climatique et de l’impact de la pandémie de la Covid-19, tant sur la mobilité elle-même car les migrations interafricaines ont été paralysées, que sur l’économie, et donc l’horizon de reprise est encore lointain et difficile. Par conséquent, le choix d’opter pour l’UE comme destination de migration augmente. Parallèlement, le fait de n’avoir pas pu s’entendre et développer une stratégie effective à long rayon d’action pour gérer de façon ordonnée les migrations légales, ni bilatéralement ni multilatéralement, a converti l’option de l’immigration irrégulière comme la seule voie possible pour de nombreuses personnes recherchant une vie meilleure, bien que cela implique toujours d’utiliser des voies dangereuses et risquées, que cela augmente la vulnérabilité des personnes qui les utilisent dans toutes les phases du trajet et, qu’une fois en Europe, cela entrave le processus d’accueil et d’intégration.
Quinze années se sont écoulées et non seulement il n’y a pas eu de progrès dans la recherche de solutions effectives, mais les perceptions sur les migrations ont changé. Comme l’indique Eurostat, à partir de 2015 qui a coïncidé avec l’arrivée de plus d’un million de personnes en Europe en raison de la crise humanitaire déclenchée par la guerre en Syrie, la gestion de l’arrivée des migrants et des réfugiés est devenue la principale préoccupation des Européens. Dans les années suivantes, bien que les mesures de restriction aient considérablement réduit les arrivées irrégulières, la perception de l’opinion publique était toujours que les migrations n’étaient pas gérées convenablement et que l’intégration de ces personnes, tant par les États comme par les administrations locales, n’etait pas satisfaisante. Et tout cela, en plus d’un discours politique croissant contraire aux migrations qui obtient de plus en plus d’appui lors des élections tenues dans les États membres de l’UE, a influencé la façon dont on affronte la gestion migratoire.
Le nouveau pacte sur la migration et l’asile
L’approbation à la fin de l’année 2020 par la Commission européenne du nouveau pacte sur la migration et l’asile, n’a pas échappé à cette tendance. Il s’agit d’un pacte qui est le fruit d’un long processus de négociation pour réconcilier le positionnement de pays d’Europe centrale et d’Europe de l’Est (Pologne, Hongrie ou Autriche), réticents à l’idée d’accueillir des immigrés et des réfugiés, avec les pays du Sud de l’Europe (Grèce, Italie, Espagne et Malte), points d’arrivée dans l’UE de flux migratoires et demandeurs d’asile traversant la Méditerranée, et qui étaient partisans de partager entre les États membres de l’UE la gestion de l’accueil. Pour parvenir à un consensus sur le pacte, la dimension extérieure de la gestion migratoire a été renforcée par des mesures répondant aux inquiétudes des pays du Sud. Un changement de paradigme est proposé à partir de l’élaboration d’accords de coopération avec des pays d’origine et de transit des migrations, des accords qui devront se faire sur mesure (tailor made) en abandonnant l’idée de faire le même accord pour tous les pays (one size fits all).
Des accords ou des partenariats qui incluront des éléments comme par exemple, le soutien pour l’accueil des réfugiés, la lutte contre le trafic illicite de personnes (smuggling), le retour, la réadmission et le développement de voies de migration légale. Par ailleurs, en ce qui concerne le contrôle aux frontières, il est proposé d’introduire une procédure homogène et obligatoire de contrôle des personnes entrant dans l’UE (identification, révision médicale, demande d’asile, etc.) permettant de résoudre rapidement l’entrée dans l’UE ou de la refuser. Il est aussi proposé d’introduire le concept de solidarité effective. Pensé pour soutenir les pays recevant en première instance les flux migratoires sur les côtes méditerranéennes, ce système envisage un mécanisme effectif et solidaire de relogement, en réponse aux besoins qui se produiraient à un moment donné, et qui apporterait les moyens nécessaires à chaque occasion, soit pour gérer une crise de réfugiés, soit une situation de pressions migratoires prolongées.
Un concept de solidarité flexible a été ajouté à ces éléments, c’est-à-dire que les pays ne seront pas obligés de recevoir et d’accueillir des réfugiés ou des immigrés qui arrivent en Europe. Ce qui signifie qu’ils devront apporter des moyens pour les gérer, mais qu’ils ne seront pas obligés de recevoir ces personnes. En résumé, le nouveau pacte présente beaucoup plus de mécanismes de contention et de contrôle que de gestion ordonnée, et ouvre la porte à rejeter toute mesure qui signifie partager l’effort, en vue de donner une réponse aux besoins humanitaires comme ceux qui ont été donnés aux îles Canaries pendant le dernier trimestre 2020. De même, on ouvre la voie à une option ferme au moment de gérer l’arrivée de personnes qui implique le besoin d’une réponse rapide, de savoir en peu de temps qui a le droit et qui n’a pas le droit de rester dans l’UE, pour organiser un retour rapide.
En conclusion, la crise humanitaire vécue aux îles Canaries peut être un épisode qui se répètera cycliquement, car la tendance actuelle de renforcer le contrôle des frontières, de donner priorité au retour et de renforcer les accords de coopération, surtout en matière de contrôle dans les pays d’origine et de transit, sont les ingrédients qui permettent de maintenir les conditions qui l’ont produite, sans offrir de solutions au-delà de la contention conjoncturelle.