Barcelone, relancé par l´Union pour la Méditerranée

9 June 2008 | Paper | French

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Emprunté à la grammaire arabe, l’adjectif inaccompli convient bien au processus de Barcelone, en particulier sur le plan économique. Des progrès ont été réalisés, mais sans véritable rupture. Alors que le reste du monde évolue très vite, la Méditerranée semble tarder à sortir d’une certaine léthargie. Un contexte géopolitique régulièrement perturbé (conflits, terrorisme) ajoute au pessimisme.

Pourtant, il est faux de dire que rien ne bouge et que Barcelone serait un échec. La réalité est plutôt que le processus (trop peu connu des acteurs économiques et des populations) se trouve inachevé, comme au milieu du gué. Il faut à présent soit accepter de se laisser entraîner au fil de l’eau – ce qui conduirait à une situation vite inacceptable –, soit cravacher pour gagner un terrain solide, au bénéfice de tous les riverains de la mer commune…

La Méditerranée, quelle Méditerranée ?

« Signe aussi de ce que la Méditerranée n’a plus de sens, c’est que les pays sont extraordinairement différents, de plus en plus différents. Si une vingtaine de pays bordent les deux rives de la Méditerranée, les écarts de niveaux de vie augmentent, les écarts des mœurs se multiplient, les formes de démographie, les relations entre les hommes et les femmes, le statut des femmes, le statut des enfants, le statut de la politique, le statut de la presse, sont de moins en moins communs. Aujourd’hui, trois pays représentent 80 % de la production et du PIB du bassin méditerranéen, Espagne, France et Italie. L’écart de niveau de vie entre les différents pays est de 1 à 10 entre le revenu moyen des pays du nord de la Méditerranée, et le revenu moyen des pays du sud. » Jacques Attali, Forum de Paris, 28 mars 2008

S’il emprunte un peu vite la vulgate des économistes (écart continuant de grandir entre les deux rives de la Méditerranée), Jacques Attali n’a pas tort d’insister sur la diversité des 22 pays qui bordent la Méditerranée[1]. Ensemble déjà compliqué par sa géographie physique, par ses multiples mers séparées par des péninsules ou des îles, par ses rivages souvent accidentés et montagneux qui cloisonnent autant de petits bassins, la Méditerranée est aussi un entassement de civilisations et de langues, le point d’arrivée ou de départ de multiples migrations ou mélanges humains, et la mère de conflits parfois séculaires !

Ce serait donc un véritable « bazar », difficilement gérable, imperméable à la rationalité moderne, voué au sort peu enviable de « plaie économique » dont il faudrait s’occuper, un peu à l’instar de cette Turquie du XIXe siècle, homme malade de l’Europe. Les bonnes âmes qui se penchent sur la Méditerranée compliquent encore le traitement, en arrangeant de façon variable les pièces du puzzle. Depuis Barcelone, le périmètre de l’ensemble euroméditerranéen intègre la Jordanie, non riveraine de la mer, mais exclut la Libye (observateur) et une partie des Balkans. La Turquie bénéficie depuis 2007 d’un statut de préadhésion qui en fait un cas à part. Les pays riverains de la mer Noire, s’ils font partie du Nouveau Voisinage (avec des voisins encore plus lointains comme la Biélorussie !), n’appartiennent pas à l’ « Euro-Med ». L’OCDE ou la Banque Mondiale travaillent sur l’ensemble MENA (Middle-East North-Africa), qui englobe les pays du Golfe et le Moyen-Orient. L’administration américaine intègre même à cette région la Mauritanie, le Soudan, parfois l’Afghanistan.

Qui peut nier cependant que la Méditerranée jouit d’une certaine unité, transcendant les frontières, barrières, obstacles de tous ordres, avec beaucoup de traits communs dans tous ces pays d’histoire et de systèmes sociaux différents ? L’unité politique reste, certes, toujours difficile à atteindre, sauf sous l’imperium des conquérants – Rome, Byzance, conquête arabe, sultans, colonisation… –, et encore… mais sur des sujets aussi importants que le poids de la famille, le régime alimentaire ou la propension à échanger, des permanences existent.

Mais surtout, et c’est ce que veut montrer cette réflexion, la Méditerranée n’échappe pas à la mondialisation. Tous les pays, Syrie et Algérie comprises, ont en définitive choisi de jouer ce jeu mondial. Et la globalisation va inévitablement les intégrer – à reculons pour certains, et en commençant peut-être par la société civile et le business – au système économique mondial à travers un ou des blocs économiques régionaux, le plus vraisemblable étant une intégration progressive, asymétrique et variable à l’espace économique européen.

Pour quel devenir : le complément puissant d’une Europe en perte de vitesse ? Un concurrent direct de l’Europe ? Une zone de production dépendante de l’extérieur ? Un espace largement consacré aux services et aux loisirs ? Une réserve de travailleurs ? Il est difficile de répondre tant (pour le moment), les pays partenaires méditerranéens (ou « MEDA ») privilégient leur approche nationale, y compris, et à tort, dans leurs relations avec un bloc comme l’UE. Mais ce constat n’en rend que plus intéressant un essai de bilan sur l’impact économique du processus de Barcelone, qui a associé Union Européenne et pays MEDA depuis 1995.

Convergence ou divergence ?

Un objectif majeur du processus de Barcelone, sur le plan économique, était la convergence entre les deux rives en termes de production par habitant. En utilisant des données récentes et incontestables, il semble bien qu’à une période de (faible) divergence – en gros jusqu’à l’année 2000 – ait succédé depuis une période de (faible) convergence :

  • Exprimé en dollars US courants, le PIB de l’Europe des 27 représentait près de 18 fois celui de MEDA en 1975, mais seulement 13,2 fois en 2007 ; selon des estimations de la Banque Mondiale, ce ratio baisserait même à 9,8 en 2013 (Figure 1) ;
  • Ceci ne suffit pas malheureusement à créer une convergence suffisante, à cause de la croissance démographique bien supérieure de MEDA, sur la période passée. Mais en 2006, selon Medstat, 5 pays MEDA ont un taux de fécondité inférieur à 2,5 et seul le Machreck – Égypte, Jordanie, Syrie, Palestine – a un taux supérieur à 3. En PIB par tête, l’écart est de 1 à 7,5 aux prix courants et de 1 à 4 en parité de pouvoir d’achat ; depuis 2000, l’écart entre l’Europe et MEDA régresse doucement.

Autre indication intéressante, les taux de croissance (PIB en dollars constants 2000) sont désormais divergents, mais en faveur de MEDA :

  • L’UE 27 est passée à une croissance annuelle moyenne de 2 % par an depuis 2000 (1,9 % per capita), contre 2,5 % par an et 2,2 % per capita entre 1975 et 2000 ;
  • MEDA 10 est passé à une croissance annuelle moyenne de 4.4 % par an depuis 2000 (2.8 % per capita), contre 4,1 % par an et 1,7 % per capita entre 1975 et 2000.       

Figure 1. Évolution du ratio PIB EU-27/PIB MEDA 10, 1980-2013 en valeur totale et par tête (sources : Banque Mondiale et FMI). La courbe du bas reflète le rapport des populations

Pour la période récente (depuis 2000), MEDA bénéficie donc chaque année d’une croissance per capita supérieure de près de 1 % à celle de l’Europe. Combinée à la baisse observée de la natalité, cette donnée semble étayer la thèse d’une convergence économique en cours entre les deux régions.

Ces éléments restent fragiles et méritent confirmation dans la durée. La très grande variation des taux de change (en particulier euro/dollar) dans la période récente pose de sérieux problèmes méthodologiques. Par exemple, en exprimant les PIB totaux en euros courants, l’écart entre EU-27 et MEDA semble au contraire s’accroître un peu (ratio de 15,6 en 2006, contre 14,9 en 2000, avec des données Medstat).

Le différentiel de croissance de MEDA par rapport à l’Europe est encore insuffisant pour permettre un rattrapage rapide (à l’asiatique). Enfin, rien ne prouve que ce supplément de croissance soit lié au processus de Barcelone, même si ce dernier a indiscutablement joué un rôle positif.

Qu’est-ce qui a changé ?

Souvent décrié, le processus de Barcelone a produit des effets indéniables :

  • Barcelone a assaini les finances des pays partenaires méditerranéens en imposant un rétablissement quasi-maestrichtien des équilibres macro-économiques : l’inflation est passée de 20 % en moyenne dans les années 90 à moins de 5 %, la dette publique de 80 % à 60 % du PIB, le déficit budgétaire de 5 à 3 % du PIB etc. ; ceci a, certes, été facilité par la croissance des recettes extérieures (tourisme, migrants, revenus directs et indirects du pétrole et du gaz) et a souvent accru la pression sur les plus pauvres, mais cela a aussi donné aux gouvernements des moyens d’intervention inhabituels pour financer certaines grandes infrastructures (transport, logement etc.) ;
  • Barcelone a préparé les conditions institutionnelles, légales et commerciales d’un développement des affaires dans le bassin méditerranéen (souvent par l’approche bilatérale des accords et plans d’action par pays – la dimension régionale est moins évidente et moins avancée) : création progressive d’une zone de libre-échange encore très partielle, libéralisation et ouverture à la concurrence d’économies souvent étatiques, réformes fiscales et bancaires, facilitation de l’investissement, simplification administrative, bref meilleure visibilité à moyen terme pour les entreprises;
  • Barcelone a également représenté une injection directe de capital, avec, entre 1995 et 2006 (12 ans), 8,7 milliards d’euros financés au titre des programmes MEDA I et II, et près de 15 Mds de prêts BEI ou FEMIP. Pour 2007-2013 (7 ans), le montant alloué aux pays partenaires méditerranéens au titre de la politique de voisinage est de 14,9 Mds d’euros, auxquels s’ajoute un mandat FEMIP de 8,7 Mds d’euros. Ces chiffres correspondent grosso modo à 8,3 € par habitant et par an de 1995 à 2006 et à 12€ de 2007 à 2013 – à comparer avec la centaine d’euros annuels reçus avant adhésion par les habitants d’Europe de l’Est (eux-mêmes inférieurs à l’allocation de fonds structurels pour l’Irlande, la Grèce ou le Portugal, ou au Plan Marshall de l’après-guerre) ;
  • Enfin, Barcelone a probablement joué un rôle positif dans l’accroissement spectaculaire et récent de l’investissement direct étranger (IDE) – non pas tant par un nouvel appétit des entreprises européennes, restées trop timides, que par la mise en place d’un contexte d’investissement qui a rendu la rive sud plus attractive, plus fréquentable… Mais ce sont surtout les entreprises du Golfe, des pays émergents, de l’Asie qui se sont engouffrées dans ce nouveau marché intermédiaire et bien situé, aux portes de l’Europe.

Les changements considérables du contexte économique et culturel à l’échelle mondiale (internet, globalisation, environnement et climat, aspirations des populations, gouvernance etc.) ont certainement accéléré la prise de conscience des responsables. Région dominée, souvent façonnée par des influences extérieures, la zone MEDA (y compris des pays comme l’Algérie ou la Syrie, historiquement attirés par d’autres modèles) ne peut échapper à la lame de fond de la mondialisation, et a choisi, bon gré, mal gré, d’en relever les défis.

L’attractivité améliorée de la rive sud

Nouveau Graal pour les responsables économiques, les investissements directs étrangers (IDE) sont censés apporter une injection de capital productif (que les États sud-méditerranéens, englués dans le rattrapage nécessaire des infrastructures, sont rarement en mesure de fournir), un savoir-faire technologique et des méthodes de management, et surtout la création d’emplois de bon niveau dans la sphère compétitive. Effet collatéral positif, la chasse aux IDE est un puissant aiguillon pour la réforme, les firmes choisissant, dans la large palette mondiale qui leur est offerte, les pays proposant les meilleures conditions aux investisseurs.

La figure 2 montre une nette accélération des IDE vers MEDA depuis 1995, année de lancement de Barcelone. Pour lisser les résultats, les IDE sont cumulés par période de 5 années. Le flux entre 2001 et 2005 atteint 76,5 milliards d’US$ (environ 15 milliards par an, doublement par rapport à la période antérieure) et celui de la période suivante (2006-2010) atteint déjà à mi-période (juin 2008) environ 140 milliards d’US$ (chiffres CNUCED et estimations d’ANIMA).

Figure 2. Evolution respective du flux d’IDE (cumulé par période de 5 ans) et du PNB (en valeur courante) sur MEDA 10, 1980-2005 (sources : CNUCED et FMI)

Cette tendance est universelle, mais la part de MEDA dans les IDE mondiaux, qui avait stagnée entre 0,7 % et 1,6 % de 1987 à 2002, est remontée à 3,3 % en 2005 et 4,5 % en 2006 (figure 3). Par ailleurs, l’est de la région (Proche-Orient, Turquie) progresse plus vite que le Maghreb, lequel semble payer son arrimage plus net à un partenaire économique (Europe de l’Ouest) moins dynamique que les partenaires de la Méditerranée orientale (Golfe, Asie, États-Unis, pays émergents).

Figure 3. Évolution des IDE vers MEDA (en millions d’US$) par sous-région et en part des IDE mondiaux, 1995-2006 (source : CNUCED)

Des stratégies euroméditerranéennes d’entreprise

L’élément qui est en train de changer beaucoup de choses, et qu’ANIMA suit attentivement, c’est l’entreprise. Cette dernière a compris intuitivement que, tout près du grand marché européen (le plus important du monde, le plus central aussi), se trouve un remarquable réservoir de ressources humaines ou naturelles, avec en outre des besoins propres importants et une solvabilité au-dessus de la moyenne.

C’est une région plus accessible – à tous points de vue, langue, culture, relations, temps d’acheminement – que l’Orient compliqué et lointain… C’est aussi l’espace où le taux de rentabilité des projets serait le plus élevé au monde. C’est enfin le tronçon central de la grande route maritime mondiale celle qui va de la côte ouest à la côte est des États-Unis, en passant par le Pacifique, le Japon ou la Chine, le Golfe, puis Suez, Gibraltar et finalement l’Atlantique ou la Mer du Nord.

Ce tronçon supporte un tiers du fret maritime mondial, un quart du trafic d’hydrocarbures par mer. Pour aller au plus court, les trafics à forte valeur ajoutée (en particulier les navires des mother lines de conteneurs, qui transportent souvent plus de 10 000 conteneurs, en équivalents 20 pieds) ne peuvent s’arrêter que (par exemple) à Port Saïd, Malte (ou plus tard Radès, port en eau profonde tunisien), Istanbul/Bursa, Algesiras ou Tanger-Med – d’où l’intérêt de créer à proximité immédiate de ces lieux de passage stratégique de vastes espaces de production ou transformation industrielle.

S’ils sont situés au sud (hors zone euro), ces pôles d’échange et de production combinent l’avantage de coûts salariaux en moyenne 5 fois plus faibles qu’en Europe, d’une position à portée des marchés finaux (via transhipment de conteneurs ou Ro-Ro), lesquels seront à terme de plus en plus au sud, et d’une probable intégration à l’espace économique européen entre 2012 et 2020 (au moins pour des pays éclaireurs, comme Turquie, Maroc, Tunisie, Israël, voire Égypte).

Dans un souci d’optimisation de leur cash-flow (conquête des marchés ou réduction des coûts), les entreprises votent, entre autres, avec leurs choix de localisation. La nouvelle donne de l’investissement étranger redessine la carte du Tendre – ou des attractivités comparées des divers points d’atterrissage. À ce jeu, la région MEDA tend à prendre la place de l’Europe de l’Est (PECO) comme plateforme low cost de l’orbite européenne, dans une dynamique permanente de réaménagement de l’espace industriel. L’Europe ne peut en effet revenir à l’importation massive de main-d’œuvre peu qualifiée des trente glorieuses, ni adopter la stratégie chinoise de remplacement successif des travailleurs par de nouvelles couches de paysans.

Une certaine intégration industrielle euroméditerranéenne est déjà réelle dans un secteur comme l’automobile (Turquie, Maroc, Tunisie), l’aéronautique, l’énergie et la pétrochimie (Égypte, Algérie, Tunisie), le textile/habillement, les services liés aux TIC (logiciel, centres d’appel, centres de services partagés), le tourisme, la logistique et les transports. Des pôles de sous-traitance ou codéveloppement se multiplient, en particulier aux carrefours logistiques mentionnés plus haut (par exemple, Tanger-Med, Istanbul/Mer de Marmara, Port Saïd etc.) et dans d’autres lieux comme Casablanca, le sud de Tunis, le grand Caire etc.

Est-ce que l’accélération des IDE va permettre une croissance plus forte ?

Le lien entre IDE et développement économique, ou croissance, n’est pas facile à démontrer. La période récente de fort niveau d’IDE semble correspondre à une phase de stabilisation de la croissance à un niveau élevé (6 %), mais il faudra davantage de recul pour s’en assurer.

Les IDE apportent, certes, une contribution directe à l’accroissement de la production, dans la phase de construction de chaque projet comme dans sa phase d’exploitation, mais cela ne représente qu’un pourcentage limité du PNB. Les effets indirects dépendent du multiplicateur (effet de levier) de l’investissement, donc de l’insertion de l’IDE dans la chaîne locale de valeur (clients, fournisseurs, sous-traitants).

Concernant MEDA, on peut craindre que la plupart des IDE dans l’énergie (15 % des montants, cf. table 1), utilisant des équipements et travailleurs en grande partie importés, et exportant des produits souvent peu transformés, apportent peu de valeur ajoutée locale (en dehors de la rente payée par l’opérateur et donc des ressources pour l’investissement public domestique). Idem pour certaines formes d’immobilier (résidences secondaires pour les diasporas), ce secteur venant en 3ème position (14 %, à quasi-égalité avec les banques). Au contraire, l’industrie légère (agro-alimentaire, mécanique, etc.), bien intégrée aux autres secteurs (mais trop peu représentée dans les IDE), peut démultiplier assez largement ses effets dans l’économie.

Un autre aspect est l’accumulation de capital permise par les IDE. Si les dividendes sont réinvestis localement, il est clair que l’investissement étranger fera boule de neige, au bénéfice de la croissance. Or l’une des faiblesses actuelles des IDE vers MEDA est le faible taux de réinvestissement par les firmes étrangères (5 à 10 % seulement des IDE sont des « extensions » d’unités existantes, selon l’observatoire MIPO d’ANIMA).

Un dernier point important : les IDE contribuent à l’intégration inéluctable et grandissante entre pays de la région (55 projets intra–MEDA en 2007, un chiffre jamais atteint, même si les montants régressent, n’atteignant plus en 2007 les valeurs très élevées des privatisations de télécom réalisées entre 2003 et 2005).

Table 1. Flux d’IDE vers MEDA en 2007 et sur 5 ans pour les 18 premiers secteurs en montant (source ANIMA-MIPO, IDE annoncés)

SecteursProjets 2007Flux 2007 (M€)Flux 2003-2007 (M€)%
Énergie8412 61129 90415.4%
Banque, assurance, commerce, médias1159 87227 90814.3%
BTP, immobilier, transport, services délégués12014 60227 67314.2%
Opérateurs télécom & internet242 89826 48413.6%
Tourisme, restauration501 50518 1339.3%
Verre, ciment, minéraux, bois, papier629 88716 1258.3%
Logiciels & prestations informatiques537687 3423.8%
Chimie, plasturgie, engrais302 0096 3323.3%
Composants électroniques103936 2183.2%
Agro-alimentaire281 0684 7112.4%
Distribution411 4014 6242.4%
Machines et équipements mécaniques163563 6671.9%
Constructeurs automobiles & équipementiers319193 0491.6%
Equipements électriques & électroniques347363 0171.6%
Métallurgie et recyclage292 4412 9881.5%
Médicaments175431 7700.9%
Textile, habillement, luxe71941 2440.6%
Matériels aéronautiques, navals, ferroviaires94849890.5%
Autres secteurs *711 3072 3971.2%
Total83163 991194 574100.0%

*Ameublement & équipement du foyer, Ingénierie & services aux entreprises, Electronique grand public, Biotechnologies, Autres secteurs.

En termes d’origine des investisseurs (Figure 4), les rapports successifs d’ANIMA confirment d’année en année la « bascule » observée au niveau mondial entre pays développés, souvent en retrait à l’instar des États-Unis ou de l’Europe, et pays émergents, beaucoup plus offensifs.

Figure 4. Principales régions d’origine des flux d’IDE vers MEDA de 2003 à 2007 (en pourcentage des montants, source ANIMA-MIPO, IDE annoncés).

L’Europe reste un partenaire significatif sur deux sous-régions, le Maghreb et la Turquie, mais ses positions s’effritent au Machreck. Les IDE provenant des Etats-Unis déclinent assez nettement en 2007. La part du Golfe est devenue très importante (environ un tiers de l’ensemble des IDE), et elle est déterminante sur certains secteurs (immobilier et ingénierie, tourisme, licences de téléphonie mobile, etc.). Les pays émergents se font peu à peu une place au soleil de MEDA…

L’appétit des fonds d’investissement pour MEDA

Autre élément de diagnostic, le capital investissement se développe très vite sur MEDA. Selon une enquête réalisée par ANIMA en 2007-2008, 320 fonds d’investissement ont été répertoriés sur la région (dont 181 fonds actifs en Israël et 139 sur les autres pays). Ce chiffre est à rapporter à la trentaine de fonds MEDA (hors Israël) identifiés il y a trois ans dans une étude ANIMA sur l’innovation[2]. Le montant des capitaux engagés dépasse les attentes les plus optimistes – 31 milliards d’US$ en capitaux levés, avec une forte croissance hors Israël depuis 2005 (Figure 5).

Figure 5. Capitaux levés par période (US$m, enquête ANIMA Med Funds 2008).

Après avoir connu un pic de croissance en 2000, principalement alimenté par les fonds technologiques israéliens, puis une décrue après l’explosion de la bulle Internet (Figure 6), le nombre de fonds créés et de capitaux levés est en rapide augmentation depuis 2003, et ce grâce aux fonds MEDA de late stage.

Figure 6. Fonds créés et capitaux levés par année, 1990-2007 (US$m, enquête ANIMA MedFunds 2008).

Pour les trois dernières années écoulées (2005-2007), les capitaux levés par 141 nouveaux fonds (15,2 milliards d’US$) sont supérieurs aux stocks levés dans les quinze années précédentes (14,3 milliards d’US$ entre 1990 et 2004). La tendance actuelle est aux méga fonds, destinés plus au financement de projets, à l’immobilier et au tourisme, qu’à celui des PME – une priorité dans la région. Le ticket moyen (7,4 millions d’US$) est souvent trop élevé pour les PME locales. Le marché méditerranéen du capital investissement doit donc encore mûrir, mais a cependant déjà donné naissance à une nouvelle réalité dans laquelle de plus en plus d’acteurs raisonnent désormais dans une optique régionale. Enfin, la région MEDA ne semble pas être affectée jusqu’à présent par la crise de liquidités que connaît le monde.

Le capital investissement n’est pas seulement un moyen de procurer du capital aux entreprises. Il s’agit aussi d’un excellent facteur d’amélioration de la gestion des entreprises, du développement de comptabilité et reporting transparents, ainsi que d’apport de méthodes et conseils pour une croissance équilibrée des entreprises.

En définitive, qu’est-ce qui a manqué pour un décollage plus net ?

Les près de 200 milliards d’euros investis sur les 5 dernières années (2003-2007[3]) constituent une formidable injection de moyens (capital, savoir-faire, réseaux) par les entreprises étrangères, l’investissement exogène le plus important sur MEDA depuis la fin de l’époque coloniale. Il est évident que cet apport va jouer positivement sur la croissance. Néanmoins, et c’est le souci d’ANIMA, il reste possible de faire mieux, en bonifiant les projets : constitution de pôles d’industrialisation (comme Tanger-Med), priorité aux investissements durables et socialement responsables (en particulier pour les projets touristiques, immobiliers, pétrochimiques), insistance sur le multiplicateur économique et la chaîne locale de valeur.

Il semble clair que le secteur privé a pris la responsabilité d’une certaine forme de développement économique de la région, mais cette approche a des limites évidentes :

  • Les IDE sont de bons indicateurs de l’attractivité de la région pour les capitaux internationaux (marchés, ressources, rentabilité) ;
  • Le capital investissement atteste de son pouvoir d’attraction pour l’entreprenariat et de sa rentabilité.
  • Ces deux indicateurs sont naturellement corrélés, mais alors que les IDE sont par définition exogènes (constat pour un opérateur étranger de la possibilité d’exploiter des opportunités sur un site/pays), le capital investissement est plus endogène (entrepreneurs et acteurs financiers convaincus du fait que des entreprises locales peuvent apporter une rentabilité élevée) ;
  • Il reste que 3 000 projets d’IDE et 320 fonds (investis dans environ 1 250 projets à ce jour) ne constituent pas une politique économique. Chaque projet se soucie de sa rentabilité, dans sa sphère inévitablement étroite. Pour développer la région, il faut aussi et bien sûr, non seulement des projets publics nationaux (ce que fait, par exemple, l’Algérie avec son autoroute est-ouest, projet de 12 milliards d’US$), mais aussi des projets transversaux (une autoroute transmaghrébine voire nord-africaine ou MEDA).

Sur un plan plus général, les acquis de Barcelone restent pénalisés principalement par le manque de vision politique. Une zone de libre-échange, c’est bien (encore que celle-ci pèche par une certaine dissymétrie des droits des deux rives), mais le boom économique actuel de la Turquie montre à quel point une préadhésion à l’Union, c’est mieux. Pour faire jouer leurs anticipations, les entreprises ont besoin de visibilité et d’un cadre sécurisant, surtout en Méditerranée…

La responsabilité du manque de vision politique est partagée entre la rive sud, incapable, sauf heureuse exception comme le processus d’Agadir, de porter ensemble un projet ne serait-ce que simplement « technique », et la rive nord, souvent oublieuse de son destin méditerranéen.

Sur le plan économique, les insuffisances les plus criantes concernent :

  • la modestie des moyens du partenariat Euro-Med. Avec une dizaine d’euros par habitant et par an, on ne peut pas aller très loin… Compte tenu du rôle crucial des PME dans une région à la mentalité étatique, une banque de type BERD, capable d’améliorer les projets et de donner pleine confiance aux investisseurs, serait extrêmement utile dans le prolongement des missions actuelles de la FEMIP ;
  • la faiblesse des stratégies industrielles des pays partenaires méditerranéens. La base industrielle reste souvent centrée sur des secteurs classiques (textile, énergie et matières premières, agro-alimentaire, tourisme, construction) avec trop peu de valeur ajoutée locale. Mais cela change, avec le positionnement de pays comme la Turquie, le Maroc, la Tunisie, l’Égypte sur de nouveaux créneaux (services délocalisés, cotraitance automobile ou aéronautique, TIC, logistique, catering etc.) ;
  • la rémanence de blocages dans la gouvernance, la transparence, le fonctionnement équitable des institutions. Ceci est important, en particulier pour les PME, qui sont des proies faciles. Ce déficit démocratique explique aussi le fait que, malgré leur désir de servir leur pays d’origine, les diasporas hésitent souvent à y réinvestir ;
  • la très faible intégration nord-sud et sud-sud. L’Europe investit moins de 5 % de ses IDE mondiaux dans MEDA (beaucoup moins que les États-Unis au Mexique ou que le Japon en Chine). Les échanges commerciaux intra-MEDA sont très faibles (5 % du commerce global de MEDA, l’Europe par contre représentant 50 % ; mais, en sens inverse, MEDA est un partenaire commercial très marginal pour l’Europe).

Les ingrédients de la réussite

Le processus de Barcelone a pour ambition de faire de la Méditerranée un espace économique intégré – une sorte de nouvelle AELE –, avec en particulier un désarmement douanier, un arrimage de la rive sud aux normes européennes, une continuité logistique et des coopérations industrielles. Alors que les attentes sont immenses, cette approche a minima, très technique, centrée sur les produits et leur libre circulation, peu enthousiasmante, a eu un impact mitigé et insuffisamment promu, et rarement évalué. Pourtant, des résultats indéniables commencent à exister et une expérience précieuse a été accumulée.

Avec un recul d’une douzaine d’années, un consensus existe sur quelques idées-force qui permettraient une relance effective de la construction euroméditerranéenne :

  1. Libérer l’énergie de l’entreprise et en particulier des PME. La création des emplois nécessaires passe surtout par les PME et micro-entreprises et donc par des millions de décisions individuelles. Souvent bridés par leurs aînés, les 20-35 ans constituent une mine d’or dans beaucoup de pays MEDA, mais il faut leur donner accès à la connaissance, au financement, au management d’entreprises. Il en est de même des femmes ou des entrepreneurs des diasporas.
  2. S’appuyer sur des projets mobilisateurs. Pour remettre de l’enthousiasme dans le moteur et illustrer ce que peut être un grand dessein régional, des projets transméditerranéens sont indispensables. Depuis des années (et ceci est conforté par le projet d’Union pour la Méditerranée), Jean-Louis Reiffers (Institut de la Méditerranée, Marseille) propose un TGV Rabat-Alexandrie, alors qu’ANIMA suggère une initiative Internet pour tous (« MedIntelligence », il s’agit d’un ADSL filaire ou wi-max permettant une connectivité large bande et l’accès à la connaissance sur tout le territoire MEDA, avec le développement de contenus, une sorte de Google de la Méditerranée).
  3. Redonner sa place à l’initiative publique. C’est clairement ce que permettrait une banque de développement, avec une logique d’intervention transversale et à moyen terme, logique qui n’existe ni dans les 800 projets annuels d’IDE ni dans la centaine de fonds d’investissement sur MEDA. Un tel organisme de référence jouerait davantage un rôle de bonification des projets, d’analyse approfondie du contexte (études, country reports), de sécurisation ou garantie (pour les banques commerciales), de signal politique (« vous pouvez y aller, ce pays ou secteur nous semble OK ») qu’un rôle purement financier.
  4. Insister sur le transfert de responsabilités. Tout projet euroméditerranéen qui ne se soucie pas d’une appropriation – au moins paritaire – par la rive sud et n’organise pas un transfert progressif de responsabilités vers les partenaires du sud est voué à l’échec, en ce sens qu’il risque de ne pas rester grand-chose de concret après retrait du partenaire européen. Ceci implique qu’existe rapidement au moins un secrétariat technique MEDA autonome vis-à-vis de toute instance européenne.
  5. Démultiplier l’action vers les territoires. Dans la séquence logique d’un projet d’investissement (investisseur – apporteur d’affaires à l’étranger – agence nationale –agence locale de développement économique – site d’implantation), le maillon final est essentiel pour l’investisseur : le territoire où il finira par s’implanter. Tous les autres ne sont que des intermédiaires. ANIMA a commencé à travailler avec de tels acteurs locaux ou suscite leur création, de façon à développer des compétences de développement économique dans les collectivités méditerranéennes. Il ne suffit donc pas de travailler à l’échelle multilatérale avec les États – il faut aussi engager des actions avec les métropoles, les provinces, les CCI et autres représentants des territoires. La part des budgets publics gérés par les collectivités territoriales est très faible dans MEDA, souvent moins de 10 %. La coopération économique entre collectivités (régions, villes) est souvent plus concrète, plus facile, plus féconde que la coopération centralisée.
  6. Changer de braquet. L’échelle des moyens mis en place depuis 1995 ne cadre pas avec la taille du problème et avec les enjeux. Ce ne sont pas seulement le devoir moral, ou l’intérêt sécuritaire de l’Europe, qui poussent à agir, c’est son avenir tout court, un enjeu de vie ou de mort ! L’Europe a besoin de la rive sud de la Méditerranée, lieu où l’une des batailles majeures de la globalisation est déjà engagée, les entreprises le savent bien. Les 270 (et bientôt 300) millions d’habitants, les 45 millions d’emplois à créer chaque décennie représentent autant de consommateurs, susceptibles de redonner souffle à une croissance européenne qui stagne. L’Europe aura également besoin de 15 millions de travailleurs supplémentaires d’ici 15 ans. Le scénario du laisser-faire ne crée pas seulement un risque grave, il fait passer à côté d’une opportunité extraordinaire de développement pour les deux partenaires. Car c’est le moment de la Méditerranée.

La relance par le projet d’Union pour la Méditerranée

Malgré les controverses qu’il a suscitées, ou peut-être grâce à elles, le projet d’Union pour la Méditerranée arrive à point nommé pour :

  • Faire prendre conscience aux Européens du fait qu’ils sont en train de manquer une grande occasion de constituer le pôle de développement le plus puissant à l’échelle mondiale, à l’instar des objectifs affichés par les Américains avec l’ALENA ou par le bloc asiatique Chine-Japon-ASEAN –Inde ?. La table en annexe (Table 2) illustre ce potentiel exceptionnel, auquel les Européens ne croient pas toujours, estimant, en particulier à propos de la rive sud, qu’il s’agit de « déjà vu » ;
  • Faire évoluer les attitudes et passer enfin d’une approche défensive (sécurité, containment, relations dissymétriques) à ce partenariat ouvert qu’annonçait Barcelone. Les peurs ne sont jamais bonnes conseillères et l’Europe a le choix entre repli sur soi et « sortie par le haut » de la question méditerranéenne. En termes de marchés, ce ne sont pas les Européens qui tirent actuellement les marrons du feu sur la scène sud- et est-méditerranéenne, mais d’autres opérateurs (sud-américains, sud-africains, asiatiques…), qui n’ont pas froid aux yeux ;
  • Mobiliser des moyens à l’échelle des défis que pose déjà et que va poser, de plus en plus, le développement de la rive sud. Des millions d’emplois sont nécessaires pour les jeunes, certains coûts vont rapidement augmenter (main-d’œuvre, effets de la standardisation, de la montée vers la qualité, inflation importée), la mobilisation des ressources (eau, espace littoral, etc.) va devenir problématique, la croissance et le cheminement vers la démocratie et la transparence ne vont pas aller de soi ;
  • Réfléchir ensemble à une nouvelle structuration de l’espace nord-sud, avec une répartition à redéfinir des vocations industrielles des uns et des autres, dans une optique de codéveloppement à long terme. C’est, pour ANIMA, la récente feuille de route qui lui a été confiée par la Commission européenne dans le cadre du nouveau projet Invest in Med ;
  • Passer à une logique de projets concrets, visibles, avec un impact positif pour le citoyen ou l’entreprise. De même que l’idée de l’Europe a inspiré beaucoup d’espérance aux générations sorties de l’après-guerre, il faut que toute la société civile concernée dans les pays méditerranéens s’approprie le concept EuroMed, ce qui est loin d’être le cas ! Et les projets apporteront des besoins, des échanges, et d’autres projets.

Les acteurs économiques (les grandes entreprises des pays émergents en particulier) ont compris toute l’opportunité que constitue MEDA comme plateforme de conquête de l’Europe. MEDA reçoit aujourd’hui plus d’investissement privé (50 à 60 milliards d’US$ par an) que l’Inde, le Mercosur, l’Afrique Australe, et un montant équivalent à celui de la Chine ou de l’ASEAN. Il faut que cette avancée économique, encore trop modeste, soit accompagnée par un processus politique nettement plus musclé que la tiède stratégie européenne en Méditerranée. Barcelone, un processus inaccompli… mais qu’il faut poursuivre, amplifier, dynamiser !

Notes

[1] A savoir : Albanie, Algérie, Autorité Palestinienne, Bosnie-Herzégovine, Croatie, Chypre, Egypte, Espagne, France, Grèce, Israël, Italie, Liban, Libye, Malte, Maroc, Monaco, Slovénie, Syrie, Tunisie, Turquie, Fédération Yougoslave (Serbie et Monténégro)

[2] Innovation, pôles technologiques et attraction de l’investissement. La Méditerranée intelligente, ANIMA 2005.

[3] Il s’agit ici des chiffres ANIMA (observatoire MIPO) obtenus par addition de tous les projets annoncés par les entreprises (approche micro-économique) et dont la mise en œuvre peut s’étaler sur plusieurs années (alors que la CNUCED constate les investissements réalisés à partir des transferts enregistrés par les banques centrales –approche macro-économique).