Le 29 janvier 2020, s’éteignait à Tunis Bady Ben Naceur, journaliste vétéran et critique d’art qui, du fait de sa longue trajectoire vitale et artistique, constituait une référence culturelle majeure pour plusieurs générations de Tunisiens. Dans les pages du journal La Presse, Naceur a su créer un espace intime mais rigoureux où il partageait généreusement son vaste et riche univers culturel. Dans ses rubriques, le journaliste se consacrait autant à l’actualité la plus brûlante qu’à la réflexion théorique dans une approche à la fois émotionnelle et combative. Sa perte représente un adieu à toute une génération d’artistes tunisiens qui s’est trouvée confrontée à plusieurs révolutions de nature et de provenance diverses. En ce sens, sa personne constitue tout un exemple d’intégrité intellectuelle. Cet article, écrit en hommage à son long parcours, passe en revue ses écrits dans La Presse à la lumière des évènements vécus en Tunisie au cours des dernières décennnies.
En janvier, j’ai reçu la triste nouvelle du décès du journaliste et critique d’art tunisien Bady Ben Naceur (Bizerte, 1947 – La Marsa, 2020), véritable école et référence de toute une époque de la culture tunisienne. Parmi ses lecteurs ou ses anciens collègues, nombreux sommes-nous à coïncider sur le fait qu’avec sa disparition, c’est toute une génération qui commence à s’estomper et, avec celle-ci, une façon de vivre, de comprendre la culture et la pratique du journalisme comme un travail multidisciplinaire abordé sous l’angle d’une approche humaniste et engagée. « Journaliste de l’école ancienne […]. Il était la référence, la mémoire éveillée et remuante de l’art moderne », dit Hamma Hanachi en pensant à lui.
Naceur a su créer, dans les pages du journal La Presse, une agora-refuge-oasis, où il s’étendait sur son univers culturel le plus intime. D’une plume agile et remarquable, doté de talents de conteur, dans ses rubriques Autrement dit (« rubrique hebdomadaire écrite dans la langue de Voltaire, de Rousseau et dans l’esprit de Chebbi »), Les bâtisseurs de l’imaginaire (« toute vouée à la réflexion sur l’art»), Chronique du Rêvoir, ou Présence des arts, Naceur abordait à la fois l’actualité et la réflexion théorique ; il le faisait dans un style belligérant, corrosif, à l’occasion accusateur ; parfois aussi, sous forme de chroniques d’une politesse raffinée, voire poétiques, mais toujours truffées de citations et de références littéraires : Gide, Malraux, Rimbaud, Baudelaire, Camus, Nietzsche, Abulkacem Chebbi, Ouled Ahmed, James Joyce… mais aussi Marcel Mouloudji, Léo Ferré (le poète de l’amour et des révoltes intelligentes) et Jean Ferrat. Un clin d’œil permanent aux initiés et un « manuel d’enseignant » pour qui voulait bien apprendre. Les œuvres des classiques de la littérature moderne ont été pour lui une source d’interprétation des concepts, dont il s’érigeait en traducteur émotionnel.
Naceur fait partie d’une génération d’intellectuels qui ont eu affaire à diverses catégories de révolutions – nationales, culturelles et sociales, certaines coïncidant avec des revendications européennes, d’autres purement africaines
Pendant ses années de retraite active, ses écrits lui ont servi à laisser libre cours à ses éternelles utopies culturelles concernant sa patrie, prise dans les filets de la cupidité, de l’inefficacité et de la contre-révolution la plus sauvage et sanguinaire ; utopies dont il disait lui-même : « Cela vous fait rigoler, mes utopies ? Non, mais je rêve…»
Après sa disparition, nombreuses ont été les voix qui ont exprimé publiquement le besoin de voir ses articles rassemblés et publiés dans une anthologie. Bien qu’il ait dit lui-même, en 2011 : « […] que tous ces écrits, les nôtres, qui ont témoigné pour notre époque, ne sont finalement que des instantanés d’un journaliste tunisien dont il faudrait retrouver la mémoire, avant sa perte définitive », la perte de ces instantanées mènerait non seulement à celle de ses propos, mais aussi à celle de la mémoire de l’histoire récente.
Intellectualité irrédentiste et combat du verbe
La trajectoire personnelle et la trajectoire professionnelle de Naceur nous offrent une vision instructive du développement, de l’évolution ainsi que des particularités et des contradictions de ce qu’ont signifié le métier de journaliste et le rôle de l’art et des artistes au fil des aléas que la société tunisienne a vécus, et dont elle a pâti, durant les soixante dernières années.
Cette double trajectoire, qui enjambe trois générations, revêt d’autant plus d’importance que l’auteur a maintenu une interaction constante entre le Sud (le sien, la Tunisie) et le Nord (la France) qui, culturellement, lui appartenait aussi. Purement Méditerranéen, pure mélange, au sens de la phrase prémonitoire d’André Gide : « L’avenir appartient aux bâtards. » Parce que Naceur fait partie d’une génération d’intellectuels qui ont eu affaire à diverses catégories de révolutions – nationales, culturelles et sociales, certaines coïncidant avec des revendications européennes, d’autres purement africaines – qui, au fil des décennies, ont interagi, se sont superposées et se sont affrontées, car, même si les aspirations étaient finalement les mêmes – la liberté – les circonstances étaient différentes, tout comme les fantômes qu’il fallait conjurer à chaque occasion.
La Tunisie, pays « condamné à l’ouverture malgré lui », a subi de plein fouet les mouvements tectoniques de sa propre géoculture face à un Occident omniprésent à tous les niveaux, dont il fallait se libérer et dont il fallait s’inspirer. Oui, les deux à la fois.
Parfois, nous avons parlé de la linéarité de l’évolution de l’art dans ce que nous appelons le Nord/Occident et aussi des problèmes connus au Sud lors des processus de décolonisation esthétique , beaucoup plus étendus que la décolonisation politique elle-même. En ce sens, la passerelle invisible qu’est l’axe nord-sud de la Tunisie francophone coloniale et postcoloniale – par laquelle sont passés, consciemment ou non, tous les créateurs du xx e siècle – a joué un rôle essentiel dans les paradoxes que ceuxci ont dû surmonter pour pouvoir évoluer en faisant des bonds successifs en avant et en arrière dans l’histoire, parallèlement (ou pas) à leurs homologues européens. C’est un trajet qui commence par la recherche de la modernité, qui se poursuit avec la récupération de l’héritage culturel et historique du pays (si souvent nié par les deux extrémités de la passerelle) et qui, finalement, réussit à atteindre un espace de conquête d’une contemporanéité singulière, différente de l’européenne.
Bady a été le paradigme de cette intellectualité combative, poétique, existentialiste qui s’adapte aux circonstances, s’en sert et interpelle depuis une situation privilégiée, incisive mais élégante, tolérée par l’establishment malgré sa clarté et son manque de prétentions élitistes ; libre par rapport aux autres et, parfois captive de sa propre bonté.
Il a été une référence tant pour les intellectuels tunisiens qui ont ouvert l’esprit des syndicalistes et des étudiants au début du xx e siècle que pour les courants de l’anarchisme libérateur qui s’est développé dans les milieux artistiques et philosophiques parisiens, continuation politique d’un romantisme métamorphosé en pulsion prolétaire. Une symbiose apparemment contradictoire mais productive.
L’axe culturel Tunisie-France, tracé d’un voyage initiatique inéluctable pour les jeunes Tunisiens qui, pendant les années cinquante, soixante et soixante-dix, se sont ouverts au monde et à la modernité, a été une constante dans la trajectoire vitale et professionnelle de Naceur. Tant son travail que son intérêt personnel l’ont mené régulièrement vers des villes comme Marseille ou Paris, entre autres, dont l’élan culturel lui a servi de miroir pour communiquer à ses lecteurs une confrontation réitérée d’idées et de réflexions destinées à faire grandir et progresser son pays ainsi que ses générations les plus jeunes, dont il se sentait, en quelque sorte, le tuteur. Des villes exemples d’une méditerranéité qui, à l’époque, rapprochait et unissait.
Il était à la fois convoyeur d’idées, secoueur de consciences, éveilleur des esprits assoupis… En lisant ses articles dans l’ordre chronologique (les plus anciens faisant partie du fonds de la Bibliothèque nationale et les plus récents se trouvant dans les fichiers en ligne de Tunis Press ), on perçoit comment la belligérance de l’activiste culturel des années soixante-dix s’est maintenue jusqu’à la première décennie du xxi e siècle malgré les fluctuations politiques qui ont impacté directement le monde de l’art. Un monde qui ne s’est jamais dérobé à la responsabilité qu’il lui incombait d’assumer, en tant qu’agent à part entière, par rapport à l’avenir de la société ; ce qu’il a fait en se positionnant clairement face aux évènements, même si, plus tard, il n’a pas toujours reçu la reconnaissance méritée.
Dans ses articles, Bendi Ben Naceur ne se limitait pas à la critique, à la chronique ou à l’analyse. Il enquêtait constamment, de façon plus ou moins subtile selon son degré de colère (oui, de colère) face à certaines situations, mais il concevait et proposait toujours des solutions.
Même s’il n’a jamais baissé la garde, son entrain a peu à peu cédé la place à la désolation du naufragé. Cela étant, il n’a jamais abandonné son engagement, même dans les moments personnels les plus durs et malgré une certaine distanciation sociale auto-imposée
La crise du Golfe de 1990, la guerre en Irak de 2003, la révolution du jasmin de 2011 et les terrorismes de tous ordres qui, en plusieurs vagues successives, ont inondé le monde – et sa chère Tunisie – de désespoir et de barbarie, ont été pour lui autant de coups qui allaient marquer ses interventions journalistiques. Naceur a vécu ces évènements comme un échec, quasi personnel, sans toutefois se résigner, mais avec une profonde douleur. Il souffrait pour sa patrie, pour son histoire, pour son art et, surtout, pour sa jeunesse et son avenir.
À partir de 2011, il est passé progressivement de l’enthousiasme à la déception. Même s’il n’a jamais baissé la garde, son entrain a peu à peu cédé la place à la désolation du naufragé. Cela étant, il n’a jamais abandonné son engagement, même dans les moments personnels les plus durs et malgré une certaine distanciation sociale auto-imposée. Pendant la dernière décennie, Naceur s’est consacré, en quelque sorte, à récapituler les grandes lignes de son travail journalistique et à donner de l’élan à ce qu’il considérait les voies de développement du monde de l’art ainsi qu’à la présence de la culture dans la société tunisienne.
Trois générations, deux miroirs et un boulevard
Il est intéressant de souligner, qu’en Tunisie, lorsque l’on fait référence à l’art moderne du pays (celui qui a été créé au xx e siècle et au début du xxi e siècle), on parle plutôt de générations que de courants ou de mouvements spécifiques. Cela correspond à des particularités (communes aux autres pays du Maghreb) liées à trois moments-clés : l’indépendance, ou libération politique ; la revendication et la réappropriation des racines, ou libération mentale ; et la construction d’un langage propre, un langage de fusion issu du dépassement des clivages connus antérieurement ; un itinéraire qui n’a été simple pour aucun des artistes.
Schématiquement, on peut dire qu’à l’épo que coloniale, l’art moderne tunisien passe par une première étape durant laquelle il se reflète dans les artistes européens (un miroir étranger, caractérisé par un certain mimétisme). C’est l’époque des pionniers, appelée École de Tunis ou première génération , à savoir : Hedy Turki, Yahia Turki, Aly Ben Salem, Abdelaziz Ben Raïs, Hatim El Mekki, Amara Debbech, Amar Farhat, Abdelaziz Gorgi, Ali Bellagha ou Jelal Ben Abdallah, dont la modernité est en phase avec celle que pratique l’école de Paris. À cette époque, alors que les artistes européens arrivent en Tunisie et renouvellent leur langage esthétique en empruntant des éléments de la tradition tunisienne, les artistes tunisiens renouvellent les techniques de représentation en y intégrant des éléments de l’imaginaire européen de sorte que les deux évolutions se font en sens contraire, les premiers se tournant vers l’abstrait, les seconds vers le figuratif.
« D’une génération à l’autre, les peintres (surtout) seront de plus en plus nombreux à faire le voyage vers ce bord-ci de la Méditerranée, comme en Tunisie, depuis 1914, ces grandes figures de la modernité (de la modernité européenne) : Kandinsky, Roubtzoff, Klee, Matisse, Marquet et jusqu’aux derniers que nous avons eu la chance de rencontrer de leur vivant : Boucherle, Berjole, Corpora… qui furent pour quelque chose dans la naissance de l’École de Tunis puis des groupes qui leur succédèrent jusqu›à ce jour . »
« C’est à partir des années cinquante et soixante que le langage pictural va évoluer vers une “désarticulation” de l’espace scénographique traditionnel et cette mise en ordre des sensations telles qu’inspirées par Kandinsky, Klee, Bissière, Matisse, Miró, Micheau, pour ne citer que ceux-là, qui va changer le regard de nos artistes, le chargeant d’émotions, s’inspirant des arts “primitifs”, de l’architecture, à travers des recherches de plus en plus complexes comme on le voit dans les œuvres de Nejib Belkhoudja, de Khaled Lasram. C’est à travers ces regroupements en réaction à certaines écoles officielles de ou de (groupe des Six, groupe 70/80, collectifs d’Irtissem et d’Attaswir, etc.) que l’art moderne, internationalisé, va s’imposer dans nos murs jusqu’à ce jour. Quelque cinquante ou soixante ans après le passage de ces défricheurs de patrimoine (en terre tunisienne), artistes subjugués par la lumière et les couleurs de la Méditerranée ! »
«Si la peinture tunisienne pouvait se secouer un peu […] sortir, en quelque sorte de son esthétisme ennuyant à la fin… » C’est une plainte qu’il renouvelle régulièrement dans les années suivantes
En décembre 1972, dans un article qui est probablement sa première collaboration avec La Presse, Naceur se fait l’écho d’un restant de servitude et se demande : «Si la peinture tunisienne pouvait se secouer un peu […] sortir, en quelque sorte de son esthétisme ennuyant à la fin… » C’est une plainte qu’il renouvelle régulièrement dans les années suivantes.
Longtemps après, Naceur définit les années allant de 1964 à 1973 comme la période décisive de la peinture tunisienne, celle-ci ayant vu la naissance, au début des années soixante, de la jeune peinture tunisienne avec le groupe des Six (Najib Belkhodja, Lotfi Larnaout, Nja Mahdaoui, Sadok Gmach, Fabio Roccheggiani et Carlo Carrachi), lequel se caractérise par son opposition aux postulats de la génération précédente. De cette époque de ses premiers contacts avec les artistes, Naceur écrit :
« J’avais connu Hédi Naïli au tout début des années soixante-dix, chez Juliette Nahum, au salon des Arts, à la rue Ibn-Khaldoun. À l’époque, il y avait encore quelques-uns des membres du groupe des Six qui s’était sabordé : Néjib Belkhodja, Lotfi Larnaout, Nja Mahdaoui… Le groupe des Cinq aussi, plus jeunes (Férid Ben Messaoud, Belkhamsa, Noureddine Sassi…). Nous vivions déjà dans une dictature de plus en plus visible, contraignante, y compris dans le milieu de la peinture et des arts scéniques. Jusqu’en janvier soixante-dix-huit, le malaise social, puis la “guerre du pain” et des élans identitaires de l’intégrisme déjà, comme aujourd’hui, d’ailleurs.
Mais Hédi Naïli, abstracteur géométrique ou même lyrique, se cherchait encore, se défendait aussi d’entrer dans les arcanes de la figuration mimétique de l’École de Paris, comme celle de l’École de Tunis ou chez le groupe Soixante-dix, à travers une peinture qui exaltait le patrimoine “arabo-musulman”, à travers la lettre et le signe, la contrepartie ou le détournement de sens, par rapport aux caciques de la figuration classique, telle qu›enseignée alors aux Beaux-Arts de Tunis, l’unique école, à l’époque, en Tunisi . » Cette seconde génération, à laquelle se sont peu à peu intégrés d’autres artistes (Abdelmajid Bekri, Chedly Belkhamsa, Habib Bouabana, Khaled Ben Slimane, Faouzi Chtioui, Ridha Bettaieb, Abderrazak Sahli, Ahmed Zelfani, Hédi Naili ou Lamine Sassi) commençait à s’intéresser à sa propre histoire et à ses références culturelles et symboliques (miroir propre). À cette époque, on assistait, dans tout le monde arabe, à ce qui semblait être la recherche d’une alternative à l’européisme, recherche qui ne pouvait que passer par la récupération des signes et des symboles du patrimoine millénaire berbère et de la tradition arabo-musulmane.
Que l’art figuratif fût considéré, en Afrique et au Moyen-Orient, un progrès de la modernité alors qu’en Europe, le progrès était un art abstrait souvent inspiré des traditions d’un Sud redécouvert, est un phénomène pour le moins paradoxal. En tout état de cause, dans ce Sud, le retour à l’abstraction allait constituer durant des années (y compris à l’heure actuelle) un terrain qui permettrait aux artistes d’éviter toute polémique avec les représentants de certains courants contraires à l’art, à la pensée et à la culture. Ainsi, la calligraphie a-t-elle souvent constitué, non seulement un élément de réappropriation ou d’interprétation de la réalité dans une optique contemporaine, mais aussi un mode d’évasion face à des circonstances problématiques.
Cette dialectique omniprésente relative « au contemporain » dans l’art, où l’antagonisme entre art traditionnel et art moderne (transposition, en l’occurrence, de l’opposition entre art abstrait et art figuratif) représentait une lutte esthétique de survie et d’affirmation culturelle, a finalement abouti, grâce à cette seconde génération, à une solution qui allait réunir les deux contributions sans que cela ne représente, ni ne soit considéré, une capitulation.
Au début des années quatre-vingt, Naceur a orienté sa réflexion vers la problématique de la représentation et conclu que la crise de la peinture en Tunisie était plutôt une crise de l’imaginaire, de l’incapacité à explorer le réel. Trop de traits du passé ainsi que de nombreuses agressions du présent empêchaient d’y voir clair, et surtout, de le (le réel) représenter.
Du haut de son mirador de La Presse, Naceur assistait, non seulement en tant qu’observateur critique, mais aussi du fond du cœur, aux changements à l’œuvre. Compte tenu de son âge, il appartenait à cette seconde génération, avec les représentants de laquelle il avait pour habitude de se réunir depuis les années soixante-dix. Ils partageaient avec eux des débats, tenus dans les cafés de la capitale (le Paris, le Mazar ou L’Univers). « Il était des nôtres, il partageait avec nous, il parlait avec nous tout le temps », nous dit Mahmoud Chalbi . Effectivement, nombre de ces artistes, de différentes générations, étaient ses amis les plus intimes et, curieusement, son intérêt pour l’art a même dépassé les limites de la théorie : il est allé jusqu’à exposer en qualité d’amateur.
Observateur patient, amateur passionné, depuis la terrasse de l’Univers, située juste en face du Grand théâtre de l’avenue Bourguiba, le Naceur chroniqueur (un dandy – se souvient Faouzia Sahly – au comportement insolemment baudelairien) scrutait la société, son animation, ses modes, ses styles, ses parfums, ses attitudes, ses revendications… afin de décortiquer la réalité et l’évolution des évènements à partir des mouvements qu’il détectait chez les passants du boulevard le plus emblématique de la capitale. Si le rituel quotidien du café était l’excuse, cet espace a toujours été son aliment spirituel.
La calligraphie a-t-elle souvent constitué, non seulement un élément de réappropriation ou d’interprétation de la réalité dans une optique contemporaine, mais aussi un mode d’évasion face à des circonstances problématiques
Les années quatre-vingt-dix et la troisième génération : paradoxes, questions et critiques
À la fin de cette période, tant les artistes du Sud que ceux du Nord ont réussi à se libérer de certaines des consignes de la modernité, qui avaient exercé une sorte de tyrannie conceptuelle acceptée par la majorité des critiques d’art. Toutefois, il faut bien reconnaître, que sur le plan artistique, le concept de contemporanéité n’avait pas été aussi iconoclaste dans les pays arabes qu’en Europe . Pour Bady, cependant, après 1985, l’art tunisien perd de son élan : « L’art n’est pas gratuit. Il comporte et il entraîne un esprit critique. »
Ce qu’il y a vraiment de dramatique, c’est que la relève générationnelle, entendue non pas en tant qu’évolution, mais en tant que réaction contre ce qui lui est antérieur, a toujours pris le contre-pieds de la génération qui l’a précédée, pire encore : les nouvelles générations semblent même ignorer ce qu’on fait leurs prédécesseurs en matière d’art. Naceur signale la responsabilité de ceux qui, dans les milieux officiels, auraient dû préserver et promouvoir la création. L’initiative de ce travail semble, cependant, avoir été laissé entre les mains des promoteurs privés, qui ont toujours joué un rôle important en Tunisie. «Nous avons accordé beaucoup plus d’importance à la culture importée qu’à la culture du terroir », affirme-t-il à cet égard. Les échanges culturels ne doivent pas fonctionner à sens unique ; la Tunisie est toujours à la recherche de sa propre personnalité et elle ne doit pas être uniquement « un terroir plein de reliques que les visiteurs viennent ramasser à notre insu ».
Aussi, dans les années quatre-vingt-dix, Naceur soulève-t-il à nouveau les grands thèmes structurels liés à la dérive et au progrès du pays : le tourisme et le développement durable, le mode d’organisation et la promotion des actifs matériels et immatériels, les possibilités d’intégration de l’art (et de l’artisanat) dans la vie quotidienne. Comment faire pour que l’artiste ne soit plus un élément marginal ou élitiste de la société ? En premier lieu, internationaliser son œuvre puis, en second lieu, mettre en œuvre un programme à l’échelle nationale rassemblant les efforts partiels et dispersés déjà déployés dans divers endroits du pays.
La relève générationnelle, entendue non pas en tant qu’évolution, mais en tant que réaction contre ce qui lui est antérieur, a toujours pris le contre-pieds de la génération qui l’a précédée, pire encore : les nouvelles générations semblent même ignorer ce qu’on fait leurs prédécesseurs en matière d’art
C’est alors que, dans cet esprit, il se produit une prise de conscience de la valeur du patrimoine historique et contemporain entraînant la création de centres et d’activités qui se développent sans les fastes des grands festivals officiels. Dans le sillage d’une kyrielle d’initiatives pionnières comme la création de la Cité des Arts Village Ken (inaugurée, en 1983, par l’architecte Slah Smaoui en collaboration avec Nejib Belkhodja), le Festival international des arts plastiques de Mahres ou la relance du Centre culturel international Dar Sebastien de Hammamet, c’est à cette époque qu’est lancé l’ambitieux projet de mécénat de la famille Amouri (de la chaîne Hasdrubal) en faveur de la peinture ; c’est aussi à cette époque que s’inaugurent des espaces comme le musée de la médina de Yasmine-Hammamet, la galerie Espace Méditerranée à La Goulette, l’Espace Sophonisbe de Carthage et tant d’autres.
Au début de la décennie, on assiste également au phénomène de l’éclosion de la banlieue nord de Tunis, transformée en nouveau centre névralgique de la modernité et de la liberté. Si au cœur de la capitale, les galeries (et l’art aussi) ont perdu de leur prestige, l’inverse se produit dans le secteur qui s’étend d’El Kram à Sidi Bou Saïd où l’on compte de plus en plus d’espaces dédiés aux expositions fruits d’initiatives privées. L’accroissement du nombre de manifestations culturelles périphériques, associé à une multiplication par deux du budget alloué à la culture en l’an 2000 fait croire qu’une nouvelle ère prometteuse est en train de s’ouvrir. Mais la guerre en Irak éclate stoppant à nouveau les activités culturelles et artistiques : « Et, tant que durera cette meurtrissure dans le flanc irakien déjà si éprouvé, notre propos culturel et artistique sera aussi amer et aussi critique que cette réalité épouvantable .»
Réfléchissant à un modèle économique pour le secteur culturel, Naceur déclare : « Le secteur culturel aussi a été touché de plein fouet, ces vingt-trois dernières années. La barbarie avec laquelle l’ancien régime s’est attaqué à ses symboles, se passe de tout commentaire : dilapidation du patrimoine archéologique, faillite des 4 e et 5 e arts, situation alarmante dans le domaine des arts plastiques (précarité des artistes, absence de statut social et fiscal, de musées…) et d’un patrimoine musical à la dérive ; indigence du livre et la clé sous le paillasson du côté de l’édition…
Même le mécénat culturel, mécénat d’entreprises, qui bénéficiait largement d’avantages fiscaux et qui soutenait des événements “prestigieux” comme les festivals d’été ( , Hammamet…) ne le faisait que pour garantir sa propre image de marque au détriment des équilibres internes de la culture, des petites compagnies (théâtre, musique), des lieux modestes, des régions pauvres… Durant des années, il y a eu un glissement progressif vers la totale négligence des valeurs sûres de nos créations culturelles et artistiques — qu’il s’agisse tout à la fois de l’élite des créateurs elle-même, comme des amateurs et des connaisseurs — nées pourtant d’une véritable tradition. Le secteur culturel est donc à plat, au jourd’hui, et il faudra, dès la naissance du premier gouvernement, lui trouver de nouveaux rouages et un modèle économique approprié.
Un modèle qui reposerait à la fois sur le financement public et le mécénat d’entreprise qui, tout en profitant des avantages fiscaux, pourrait favoriser, d’une part, les actions de diffusion des véritables créations culturelles et, d’autre part, celles à dimension sociale et éducative . »
Révolution et révélation : du jasmin aux coquelicots
Et voilà que se produit une nouvelle relève générationnelle, un bouleversement social, un nouvel éveil de l’art, « révélation de la révolution ». Le 14 janvier 2011 marque un point d’inflexion dans le pays, la société, les artistes et Bady. Naceur s’enthousiasme et soutient la révolte, avec ses mots : « Il faut préserver l’esprit révolutionnaire à travers la culture et les arts […]. Notre poète national Abulkacem Chebbi (et son Hymne à la vie) demeure encore l’étendard de cette révolution de la jeunesse tunisienne . » Mais il met aussi en garde : « Soyez vigilante chère jeunesse…»
La succession d’évènements qui va transformer la révolution du jasmin (c’est-à-dire de la liberté et de l’espoir) en révolution du coquelicot (de l’involution et du sang) donnera lieu à la naissance de ce que l’on appelle la quatrième génération d’artistes. Naceur critique la mentalité de ceux qui sont toujours à l’affût d’une subvention de l’État ainsi que l’absence de « personnes motivées pour planifier à long terme ». C’est pourquoi il salue avec enthousiasme l’esprit dans lequel est créé l’espace d’art Le Théâtre-Aire Libre dirigé depuis 1997 par l’activiste culturel Mahmoud Chalbi, qui navigue toujours à contre-courant de l’art officiel.
C’est à cette époque que réapparaissent les polémiques au sein du monde artistique : « Et, tout d’un coup, la “famille” artistique de , de et d›ailleurs s›est trouvée divisée quant à la fonction de l›art dans notre pays : les uns refusant, a priori, une transcription plastique nouvelle, à travers une vision plutôt critique de la réalité, se contentant de restituer son essence — rendre visible l’invisible, cher à Paul Klee — ; les autres s’inspirant des effets de circonstances de la révolution du 14 janvier pour, enfin, célébrer leur foi en l’engagement, leur solidarité avec la société civile, face à une dictature qui avait assez duré et qui repointe même, encore, le bout de son nez.
Le peintre qui peint des natures mortes, des paysages ou des abstractions est hors de toutes les catégories dans lesquelles on veut maintenant le confiner, de peintre “engagé” ou peintre “réactionnaire”. Ce qui serait une véritable aberration, sans plus. La seule gent artistique qui a réussi à immortaliser la révolution tunisienne, c’est bien celle des photographes qui, grâce à l’Internet, ont élevé celle-ci à une “meneuse” du Printemps arabe, connu maintenant, universellement.
Ce sont là quelques-unes des raisons, comme nous le disions au départ, qui ont fait que nous avions cessé à faire paraître notre rubrique hebdomadaire du samedi Bâtisseurs de l’imaginaire. Pour attendre et voir la suite des événements. Mais la raison primordiale pour laquelle nous allons la reprendre et nous réinvestir, en est que cette famille d’artistes aujourd’hui divisée et fragilisée se trouve maintenant confrontée à un nouveau danger : le courant salafiste qui cherche, entre autres, à imposer son diktat sur l’art — tous les secteurs confondus — comme cette notion d’“interdit figuratif ” qui cherche à entamer, détruire définitivement la vitalité et la puissance de l’art . »
La quantité d’artistes peintres apparus après la révolution lui semble inouïe (« comme des champignons après la pluie ») : « Et là, nous nous apercevons que les institutions de l’Ordre (comme l’Union des artistes plasticiens, le Syndicat des artistes, etc.) sont complètement dépassées. De savoir qui est véritablement artiste, et qui ne l’est pas. Les écoles privées font même des pieds de nez aux grandes, les Beaux-Arts et autres institutions nationales présentes aujourd’hui dans la plupart de nos régions ! […]. En Tunisie, malheureusement, les conditions qui enferment les artistes de la nouvelle génération sont très nombreuses. Et dont la plus importante d’entre elles est que ces jeunes peintres n’ont même pas de référents comme leurs aînés ni encore une vitrine muséale, qui pourraient montrer la “modernité ” entretenue avant qu’ils n’arrivent. Ils ne sont ni modernes, ni postmodernes . »
Puis, il revient sur le boulevard : « Retour sur la grande avenue, à la terrasse du café de l’Univers, pour un nouveau bain de foule.
Ces jeunes peintres n’ont même pas de référents comme leurs aînés ni encore une vitrine muséale, qui pourraient montrer la “modernité ” entretenue avant qu’ils n’arrivent. Ils ne sont ni modernes, ni postmodernes
Un mois après, la frénésie populaire — et populiste — n’a pas diminué, mais c’est le spectacle qui a changé. Une bizarre impression de “déjà-vu” en janvier soixante-dix-huit et au début des années quatre-vingt : le retour des voiles au vent des temps révolus ! […] Leur “passage”, sous nos yeux, est d’un surréalisme qui aurait donné une crise cardiaque à André Breton. »
Dans ses articles, Naceur se fait l’écho des voix des nouveaux artistes qui inondent les murs et les rues ainsi que de celle des activistes irrédentistes que personne ne réussit à faire taire, ni même en les assassinant, « car cette révolution dite des «jasmins» ” fut, plutôt, celle des coquelicots sauvages, du sang versé par nos martyrs, les Chokri Belaïd, les Mohamed Brahmi et tant d’autres ». Et puis, il constate, de même, la chute dans les abîmes de toute une société séquestrée ainsi que le réveil extrêmement pénible de l’esprit endormi.
Dans ce contexte (après l’irruption du parti Ennahda et la montée en puissance de l’islamisme), on assiste à plusieurs épisodes de menaces et d’agressions visant des journalistes, des intellectuels et des artistes. Parmi ces faits, il faut souligner, en raison de leurs répercussions, les évènements dits du palais Abdellyah de La Marsa, un espace qui, en juin 2012, accueille l’exposition Printemps des Arts. Celle-ci est attaquée et certaines œuvres exposées détruites entraînant un déchaînement de violences et d’émeutes dans tout le pays et, finalement, la clôture de l’exposition. Le monde de l’art est consterné et la peur s’installe à nouveau, même chez les artistes plasticiens. Naceur écrit alors : « Cette manifestation est un cas unique dans les annales de la révolution, car, ensuite, l’attitude des artistes a changé, du fait des incidents […]. À ces jeunes donc de réinventer l’avenir culturel du pays [puisqu’ils sont] les spécialistes de la culture et des arts, à l’égard desquels la CENSURE s’autorise farouchement, le plus souvent, à leur négation. Négation de l’œuvre d’art, négation du rêve, négation de l’imaginaire. Le théâtre, la peinture, la musique, l’édition, les médias, le scolaire, l’universitaire… […] La culture et les arts constituent une active défense de la liberté d’expression. Sans cela, nous irons droit au mur … »
« Depuis deux ans et quelques poussières, la vie devient de plus en plus insupportable et la pagaille s’installe progressivement. Dangereusement. Nous ne sommes presque plus responsables de notre Destin. Ce destin tant loué, revendiqué par le poète Chebbi qui nous avait appris, à travers une phrase lapidaire, à le forcer pour vivre, mieux vivre, endosser, assumer totalement cette responsabilité historique. Ceux des oiseaux de mauvais augure, drôles d’oiseaux de malheur qui misent sur la barbarie, qui veulent éteindre notre soleil et noircir le ciel bleu de la Tunisie. Nous ne marcherons pas dans leur ornière car, s’ils veulent nous perdre, ils se perdront tout seuls, dans le gouffre qu’ils auront creusé de leurs propres mains. Des mains sales, assurément, et qui, pour instaurer, installer avec leur djihadisme de la néantisation — la mort sociale du pays, se sont mises à liquider physiquement des citoyens de valeur, au nom d’une vision étriquée de l’Islam . »
« On dirait un pays occupé. Non pas occupé à quelque chose mais plutôt occupé à rien. Il y a une Tunisie tribale qui joue en pleine lumière et une autre tapie dans l’ombre […]. Même le drapeau noir (de mes potes) des frères libertaires a été tronqué par la meute obscurantiste, pour de futurs projets inquisitoires de massacres féroces . »
« [Quant aux] attentats contre le musée du et ses tueries sanglantes […], cette situation de crise s’explique selon les chercheurs d’alors, par une certaine “marginalisation des composantes africaines (Afrique), méditerranéennes ( ) et romaine dans la mémoire collective”, ainsi que “sa participation créatrice majeure de la civilisation occidentale (l’Afrique chrétienne : Saint Augustin)”. Le citoyen tunisien a, depuis longtemps, relégué la notion de patrimoine archéologique à celle d’un vocable curieux : le “Jehli”, c’est-àdire des tranches d’histoire qui ne sont que des “restes sans importance”. C’est donc une dénomination qui traduit elle-même une négation de la culture. On se réveille, encore aujourd’hui, avec cette flambée intégriste qui cherche, de partout, à nous couper de nos racines anciennes et que nous cultivons pourtant, sans le savoir, à travers maintes pratiques culturelles : nos artisanats, nos architectures, les arts plastiques, la musique, le théâtre, la danse, la littérature. L’enseignement de l’histoire, à propos de ces pratiques culturelles, est d’une urgence capitale. Qu’on se le dise . »
Dans le domaine de création, la révolution représente une « nouvelle modernité » qui aide beaucoup d’artistes à trouver de nouveaux modes d’expression (les photographes sont ceux qui gagnent le plus en notoriété grâce au pouvoir et à l’immédiateté de l’image), ce qui, paradoxalement, remet le phénomène de la censure à l’ordre du jour : « En Tunisie, au cours des huit dernières années, des bouleversements sans fin, bouleversements formidables (c’est-à-dire redoutables), ont changé brutalement le cours de l’histoire même de la Tunisie. C’est qu’après vingt-trois ans d’une dictature et d’un règne sans partage, le peuple, se croyant libéré de toutes les entraves, se mit tout juste à respirer.
Les sciences, les arts, la littérature, les loisirs n’étant plus considérés comme un vivier mais comme un vivarium (où l’on enferme les insectes) par ces politico-religieux, tout le pays se retrouve dans une déperdition totale. Et les artistes plasticiens notamment, ayant perdu leurs repères, sinon la boussole, ne savent plus où donner de la tête. À cause de la censure et même de l’auto-censure (comme dans le domaine des médias), de la notion d’“interdit figuratif ” qui favorise “un peu de retenue” des calligraphes ou des abstracteurs qui cherchent à éviter des confrontations, depuis la “bataille d’el Ibdellya” aux premières lueurs de cette petite révolution qui ne dit pas son nom. Et adieu styles, tendances et art nouveau dont on ne distingue pas encore les arcanes, sauf chez les artistes intrépides et les habitués aux changements douloureux. Il faudra attendre encore … »
En 2019, Naceur salue « la manière avec laquelle la nouvelle génération d’artistes plasticiens — se sentant plus libres de s’exprimer que leurs prédécesseurs, hors les tabous et les contraintes liés même à l’autocensure — tente actuellement d’explorer les arcanes de leur imaginaire avec un esprit nouveau fait de rigueur et de clarté. De rigueur surtout, parce que enfin le dessin est de retour dans l’espace parfois indicible de la peinture. Ce nouveau rendez-vous du dessin avec la peinture est de bon augure quand on voit les “croûtes” insignifiantes qui s’étaient accumulées au nom de la liberté, depuis l’aube de la révolution ».
L’éternelle attente du musée d’art moderne
L’un des principaux problèmes que déplorait depuis longtemps le monde artistique tunisien était l’absence d’un musée d’art moderne, à cause de laquelle les achats effectués par la commission d’achats (à laquelle le ministère de la Culture avait confié le soin d’enrichir le patrimoine pictural de l’État) s’amoncelaient, inaccessibles, dans les sous-sols du vieux palais décrépi de Ksar Saïd. Naceur se plaignait que toute une génération eût disparu sans avoir vu ses travaux exposés dans une fondation ou un musée quelconque en même temps qu’il regrettait le temps des grandes expositions organisées dans les années soixante-dix et quatre-vingt dans l’ensemble du Maghreb. Il a écrit à cet égard :
« Avant de quitter Marseille […] j’ai eu un désir violent d’aller au centre de la Vieille Charité pour voir l’exposition “L’orientalisme en Europe : de Delacroix à Matisse” […]. Oui, désir violent d’en voir les originaux confinés dans divers musées de l’Europe. […] Contempler, se retrouver dans la texture de l’œuvre d’art avec la brusque saisie de l’œil, effleurer le génie du peintre ou du sculpteur, voilà ce que c’est que la magie, voilà ce qu’est l’alchimie, cette traversée de l’image qui nous ramène au sens primordial de l’humain […]. Mais où sont donc passés nos artistes qui, eux, ont dû d’abord mimer puis se mettre à créer parfois de rien, puis des sources de leur propre patrimoine ?
Depuis un demi-siècle ne déborde aucun son de cloche de leur part, aucune visibilité de leurs œuvres, aucun musée d’ailleurs ! C’est par miracle qu’ils existent encore dans notre mémoire. Désir violent, maintenant que je suis dans l’avion, de (re)voir les originaux des artistes de mon pays, coûte que coûte26… » Et sur la longue histoire de la comission d’achat, Naceur nous explique : « En effet, au tout début, c’est la France (coloniale) qui a joué un rôle prépondérant dans l’acquisition des œuvres d’art, en Tunisie. Elle l’a fait par rapport à la France métropolitaine (l’École de Paris) et pour faire valoir autant les peintres de chevalet de l’époque, que les premiers peintres autochtones. Elle l’a fait, notamment, à travers la loi du un pour cent héritée de la période du Front populaire (socialiste) qui stipulait que chaque entreprise publique et privée devait encourager la culture, les arts et les sports, et profiter, ainsi, d’une exonération d’impôts. Même après la déclaration d’Indépendance du pays, cette loi bénéfique fut encore en vigueur, jusqu’au milieu des années soixante, nous semble-til. Pour les éventuels chercheurs en la matière, ils pourraient se référer aux archives, à la BN de , ou à celles du ministère de la Culture, de la période allant de Béchir Ben Yahmed, alors secrétaire d’État à la Culture, à Chedly Klibi, ministre de tutelle, en passant par Taoufik Torjman, directeur de banque et mécène. On y trouverait, assurément, de précieux témoignages (comptables et de chroniques médiatiques) de ces acquisitions faites par l’État et le privé.
La commission d’achat, elle, est née avec le peintre Zoubeïr Turki qui fut chargé de missions structurelles dans le domaine des arts plastiques et, conseiller à vie auprès de cette instance jusqu’à son décès. Zoubeïr Turki fut aussi à l’origine de la création de l’Union des arts plastiques et graphiques de qui existe encore sous une forme rajeunie, mais qui a du mal à servir au mieux les artistes dans leurs élans d’internationaliser leur art à travers une cote encore inexistante !
Quant à la commission d’achat, il faut savoir que depuis une quarantaine d’années, près de dix mille œuvres d’art (techniques confondues, mais principalement des peintures) ont été acquises non pas pour des musées (encore inexistants !), mais pour aller s’engranger dans le vaste et piteux Palais Khaznadar où règnent l’humidité et la poussière. Cette commission pérenne, véritable caméléon changeant de couleurs, d’attitudes et de politique, selon les membres assignés à la tâche, aura été à l’origine de mille et une controverses d’une génération à l’autre. » « Le fait d’encourager la création picturale notamment aura été un bien en soi, mais pas forcément une obligation pour le ministère de tutelle qui, à l’époque, ne s’intéressait ni à l’art conceptuel et aux expressions critiques de la réalité tunisienne d’alors ni à la sculpture (l’interdit figuratif tridimensionnel qui fait “ombrage”) et encore moins à la gravure et aux estampes ainsi qu’à la photographie — ces pauvres parents de l’art pictural, incompris du grand public — et aux métiers d’art dont nos régions les plus pauvres qui pourraient, en les revisitant, créer de nouvelles « tendances », régénérer leurs métiers et en vivre décemment. »
Patrimoine, culture et avenir économique
Avec le changement de siècle, arrive le défi de la mondialisation et Naceur se penche sur le rôle que peuvent jouer le patrimoine et l’art dans le développement de la société tunisienne. En 2017, il se demande ce qu’il est advenu des neuf cents monuments et des plus de trois cents sites historiques classés et listés en 1968 à l’occasion de la tenue, à Tunis, d’une réunion de l’Unesco, des chiffres qui n’ont cessé d’augmenter au fil des décennies suivantes.
En raison de l’enjeu que représente la mondialisation en termes de survie culturelle et économique, l’artisanat tunisien connaît une forte réactivation et fait appel tant à l’Office national de l’artisanat qu’à des investisseurs privés pour l’aider à mettre en œuvre des infrastructures et se faire connaître à l’international. L’objectif est alors de rénover le modèle du marché traditionnel, peu rentable et au service d’un tourisme de masse bon marché, en restructurant et en relançant le secteur sur la base de la qualité et de la valeur ajoutée, le tout sous la direction du ministère du Tourisme et de l’Artisanat :
« On a enfin compris, depuis que la galère tunisienne commence à faire naufrage face à la corruption et aux effets pervers de la mondialisation où tout devient “importable” que la meilleure façon de nous en sortir est un retour à “la civilisation artisanal” tellement niée ou reniée encore par les adeptes (véreux et sans scrupules) d’un “modernisme” étriqué qui ne nous sied pas et qui nuit à notre balance commerciale, mise à l’épreuve depuis sept ans déjà ! »
L’évènement le plus remarquable des dernières années dans le panorama artistique tunisien est, sans aucun doute, l’inauguration, en 2018, de la Ville de la Culture : « Depuis plus de quarante ans que nous l’attendions, ce musée! » Toutefois, Naceur lance un appel : « L’investissement artistique et intellectuel pour la Cité de la culture de , ne doit pas laisser pour compte le “toilettage” de la capitale, afin qu’elle retrouve progressivement ses lettres de noblesse, surtout dans le centre-ville. Des artistes, qui regrettent qu’il n’y ait pas ou plus d’espaces d’exposition, nous ont demandé d’intervenir auprès des responsables de tutelle — ce que nous faisons à travers la rubrique de ce jour — pour la réouverture de la galerie de l’Information […]. Et il existe bien des lieux de la ville, comme dans d’autres villes, qui devraient être d’utilité publique pour la culture et les arts (théâtres de poche, cinémas, cafésconcerts, etc.) et qui, une fois acquis, devraient être dûment restaurés et animés pour le bonheur des générations montantes . »
Il va sans dire que seule une complicité entre les institutions publiques, les promoteurs privés et les agents indépendants permettra de relever le défi de la mondialisation et de faire en sorte qu’il se solde sur du positif pour les différents collectifs du secteur des arts et de la culture. Les projets surgissent constamment et sont indispensables pour entretenir la flamme de l’enthousiasme et de l’espoir en l’avenir. Cet élan s’est manifesté, par exemple, avec la création du Symposium international Al-Maken-In Situ (tenu juste après les attentats d’El Bardo) destiné à servir, grâce à son itinérance annuelle, de véhicule de promotion et de développement du territoire et de l’art autochtones . Naceur a suivi avec intérêt ses différentes éditions :
« Je vais m’occuper des gens de Maken. […] Ils vont me faire voyager à travers leurs imaginaires […]. Ça vaut de l’or. Je suis toujours à la recherche de l’“Or du temps”. Et quoi de mieux que l’art, ce levain fertile, cette arme chargée de futur, contre les foyers du terrorisme international qui cherchent à percer nos frontières pour semer la mort. Les artistes sont les nouveaux prophètes de ce monde immonde et pourri à cause du capitalisme sauvage, de la corruption (dont c’est la thématique de cette troisième session), de l’indignité et de la gabegie générale . Maintenant, parler de Culture et de Dialogue, cela pourrait paraître quelque chose d›indécent ou un pur mensonge. Mais nous y croyons toujours comme aux aspirations à une démocratie véritable, seul ferment valable pour les peuples du monde entier. En Tunisie, c’est ce que l’on voit de partout dans nos régions au nom de Be Tounsi et d’autres associations qui réactivent ces anciens modèles que l’on avait oubliés à cause d’une modernité galvaudée : l’habit, la gastronomie, le chant, la danse, le théâtre et les formes d’expression nouvelles comme le cinéma et les arts plastiques… Et basta la dictature, la censure et la répression ! »
Les circonstances sociales et politiques extrêmement complexes érigent la culture en guide du vivre ensemble, du respect et de l’espérance dans l’avenir. Tel a toujours été le rêve de Bady Ben Naceur.
« L’art est une arme chargée de futur. Nous y reviendrons . »