En Algérie, depuis le début de 2019, le mouvement Hirak, issu de la société civile, a bouleversé la scène politique. Depuis la déposition du président Abdelaziz Bouteflika, le mouvement populaire a fait preuve de maturité politique dans la rue en maintenant l’unité et en déjouant les manœuvres du pouvoir pour tenter de le diviser. Les organisations de la société civile algérienne, dont les organisations d’étudiants et aussi de nombreuses femmes, sont en pleine ébullition dans le but d’articuler leurs revendications. Au cours des dernières décennies, l’Algérie a connu, en effet, de nombreuses protestations, lesquelles expriment le malaise du peuple à l’égard d’un système de gouvernance incapable de satisfaire ses besoins les plus élémentaires.
Le mouvement populaire qui depuis le mois de février 2019 revendique un changement radical de système politique, connu comme le Hirak a bouleversé la scène politique algérienne. Les manifestations qui se succèdent chaque vendredi (et le mardi pour celles des étudiants) ont surpris l’ensemble de l’élite politique et la communauté internationale par leur ampleur, leur constance et détermination, et par pacifisme et civisme des manifestants. Si au départ le soulèvement populaire s’est articulé autour du rejet du cinquième mandat du président Abdelaziz Bouteflika, malade et prostré sur un fauteuil roulant depuis 2013, les revendications populaires ont fini par cibler tout le système et les personnalités politiques qui l’incarnent : un des slogans les plus scandés : « yatenahaw ga » dégagez tous sera repris dans toutes les manifestations pour signifier au régime en place que les solutions en demi-teintes ne seraient pas acceptées par la rue.
Si en réponse aux contestations, l’armée, s’exprimant à travers la figure de Ahmed Gaid Salah, chef d’État major a lâché le clan présidentiel, en poussant le président Bouteflika à la démission le 2 avril 2019, elle n’a cependant pas cédé sur l’essentiel et a maintenu une position ambiguë pour maintenir une feuille de route de transition pilotée par l’armée. Invoqué pour légitimer la substitution de Bouteflika par le président du Sénat, Abdelkader Bensalah, l’article 102 de la Constitution a servi de solution institutionnelle mais n’a pas résolu la crise politique. Ni le gouvernement présidé par l’ex-ministre de l’intérieur Nouredine Bédoui, après le limogeage de Ouyahia, ni le nouveau président par intérim n’ont la faveur des algériens qui ont aussi réclamé leur départ. Selon cette même feuille de route de nouvelles élections avaient été convoquées pour le 4 juillet. Le rejet de la rue a finalement conduit à leur annulation.
Ni le gouvernement présidé par l’ex-ministre de l’Intérieur, Nouredine Bédoui, après le limogeage de Ouyahia, ni le nouveau président par intérim n’ont la faveur des Algériens qui ont aussi réclamé leur départ
Si d’un côté le pouvoir campe sur ses positions et ne propose depuis le début des manifestations que des mesures visant à gagner du temps et faire diversion : comme l’opération mains propres lancés contre les oligarques proches du pouvoir, le mouvement populaire fait preuve d’une grande maturité politique dans la rue en maintenant l’unité et en déjouant aussi les tentatives du pouvoir de diviser le mouvement et d’accélérer son essoufflement. Ces calculs ont pour l’instant échoué, mais jusqu’à quand ?
L’armée a tenté de jouer la carte de la cristallisation identitaire en interdisant les drapeaux amazighs lors des manifestations. En effet le général Ahmed Gaïd Salah a mis en garde, le 19 juin à Béchar, contre les « tentatives d’infiltration » par des manifestants brandissant des drapeaux autres que l’emblème national.
Il n’en reste pas moins que l’articulation des différentes tendances qui composent ce mouvement transversal est un grand défi qui pour l’instant est resté d’une certaine façon en stand by par la force de l’objectif poursuivi : le départ de l’élite dirigeante.
La structuration du mouvement et la traduction des revendications exprimées par les manifestants en feuille de route concrète pour la transition pose donc encore de nombreuses interrogations.
Tout d’abord l’articulation entre la société civile organisée et le mouvement populaire pose question. Il convient de rappeler que ce dernier a été accompagné par les OSC qui n’ont pas été le fer de lance de la contestation.
Longtemps contraintes dans leur expression et harcelées par les méthodes insidieuses de répression mises en place par les autorités algériennes pour les neutraliser, les organisations de la société civile sont faibles et ont eu beaucoup de mal au cours des dernières décennies à articuler leurs revendications à travers des réseaux ou initiatives conjointes.
Il n’est donc pas étonnant que la contestation se soit déployée en Algérie sous de nouvelles formes et que les organisations de la société civile aient pris le train en marche.
Le mouvement populaire de février 2019 a commencé à Kherrata en Kabylie, à partir d’où les manifestations ont essaimé dans tout le pays. Les principales villes du nord de l’Algérie Alger, Oran, Annaba, Tizi Ouzou, Bouira, Bejaia en Kabylie mais aussi au Sud, Tamanrasset, Ouargla…Aux manifestations du vendredi se sont greffées des manifestations sectorielles de divers corps professionnels (avocats, juges, journalistes). Cette société en pleine ébullition a été frappée de plein fouet par l’humiliation du cinquième mandat du président malade qui a servi de catalyseur de cette énergie collective sans précédent qui mène les algériens et les algériennes aujourd’hui à se réapproprié de l’espace public longtemps confisqué par l’État.
Le mouvement populaire de 2019 indépendamment de son issu rompt avec la vision prédominante véhiculée par les élites algériennes et relayée par les médias occidentaux d’une Algérie stable et solide dans un contexte régional tumultueux. Le cliché de la stabilité est étroitement lié à l’invisibilité des changements profonds qui ont structuré la société algérienne au cours des 20 dernières années.
Le mouvement populaire de 2019, indépendamment de son issue, rompt avec la vision prédominante véhiculée par les élites algériennes et relayée par les médias occidentaux d’une Algérie stable et solide dans un contexte régional tumultueux
Aux yeux de la communauté internationale la stabilité du régime a relayé au second plan les nombreuses manifestations de malaise émanant de différents secteurs de la société. Le hirak n’est pas un réveil du peuple algérien. Au cours des deux dernières décennies la société algérienne n’a cessé de protester et de manifester son malaise à l’égard d’un système de gouvernance incapable de satisfaire ses besoins les plus élémentaires. En effet depuis les années 2000, l’Algérie a connu un nombre significatif de micro-révoltes (en 2010 le ministère de l’intérieur en recensait 10.000). Elles ne représentaient pas un danger majeur pour le régime qui se contentait de répondre partiellement aux revendications en adoptant des mesures le plus souvent palliatives et en comptant pour ce faire sur une rente pétrolière abondante.
Depuis le printemps noir de 2001, la Kabylie a été le foyer de nombreuses mobilisations et émanant de différents secteurs : fonctionnaires, médecins et même la police… Dans le sud du pays les manifestations ont aussi abrité de nouvelles formes de mobilisations sociales comme celle du mouvement des diplômé chômeurs à travers le Comité National de Défense des Droits des Diplômés Chômeurs à Ouargla ou le collectif contre l’exploitation du gaz de schiste à Ain Salah.
Un autre cliché prédominant que le hirak a fait voler en éclat est celui d’une jeunesse algérienne apathique, dépolitisée et ne cherchant qu’à fuir le pays de la hogra. Même si une grande partie de cette jeunesse répond d’une certaine manière à ce stéréotype, les traits sociologiques et politiques de cette génération incomprise sont beaucoup plus complexes. Une étude réalisée par le CREAD en 2015 dans le cadre du projet Sahwa indiquait que les deux tiers des jeunes enquêtés n’étaient pas intéressés par l’actualité politique. Le rôle central de la jeunesse algérienne dans le mouvement populaire depuis février 2019 offre une image complétement différente : des jeunes engagés, dynamiques, informés, créatifs et pacifiques qui manifestent le vendredi et le mardi pour un changement politique profond. En s’étant détourné des formes traditionnelles de participation politique comme la militance au sein de partis politiques ou l’engagement associatif, les jeunes algériens avaient fini par devenir invisibles pour les décideurs politiques. Ce rejet des partis politiques est une conséquence directe de leur manque de crédibilité et leur manque d’opérativité à l’heure de réformer en profondeur le système de pouvoir en Algérie et de leur complicité (pour certains d’entre eux) avec la mascarade de démocratie instauré par les véritables détenteurs du pouvoir : l’armé et le cercle présidentiel.
La capacité du secteur associatif et des syndicats d’attirer les jeunes a aussi été très limitée. Les associations et les syndicats autonomes ont été ciblés par la politique répressive du régime et les divisions internes qui ont fortement limité leur champ d’action et leur capacité de construire une base solide au sein de la société et de renouveler aussi leur capital humain. L’habileté du régime et des services secrets d’activer des mécanismes de neutralisation, cooptation et répression de toute expression collective ou individuelle susceptible de menacer le statu quo politique a très affaibli la capacité de la société civile de se constituer en force de propositions. Il faut rappeler à cet égard qu’un après les mobilisations du « printemps arabe de 2011 » et leur impact limité en Algérie, l’Assemblée Populaire Nationale (le Parlement algérien) adoptait une loi sur la liberté d’association très restrictive.
Outre le cadre légal très contraignant, les associations et les syndicats font aussi l’objet de nombreuses tracasseries administratives. Les syndicats autonomes qui ont réussi à se fédérer autour de la Confédération des syndicats algériens (CSA) regroupant 13 syndicats autonomes de la Fonction publique en novembre 2018 n’ont toujours pas obtenu leur agrément et ont été particulièrement ciblées par les stratégies insidieuses d’infiltration et clonage de la part des pouvoirs publics. À titre d’exemple, pour neutraliser le Syndicat National Autonome du Personnel de l’Administration publique (SNAPAP), le régime a favorisé la création d’une entité similaire pour semer le doute sur l’orientation politique du syndicat et provoquer des excisions pour l’affaiblir.
Même si les manœuvres du pouvoir sont en grande partie responsables de la fragmentation du tissu associatif en Algérie, l’atomisation de la société civile organisée est aussi le résultat de dynamiques internes des associations bien souvent plongées dans des querelles internes de leaderships ou d’accaparement du pouvoir par certaines personnalités qui ont aussi dégradé leur image auprès des jeunes.
Outre l’impossibilité d’accéder à l’espace public et de pouvoir mener librement des actions de sensibilisation ou autres activités leur permettant d’élargir leur assise sociale les associations souffrent aussi d’un manque de renouvellement de leurs élites dirigeantes ou de relève générationnelle.
La faiblesse de la participation des jeunes dans les associations et les partis ne devraient pas être interprétée comme un signe de passivité ou de désintérêt pour la « chose publique ». Nombreux sont ceux qui ont participé dans des actions civiques ou de solidarité ou des projets de protection de l’environnement ou de récupération du patrimoine témoignant aussi d’une nouvelle forme de conscience citoyenne et de civisme.
L’engagement des jeunes dans le tissu associatif a été marginal au cours des dernières décennies comme le montre l’enquête réalisée par le Rassemblement Action Jeunesse (RAJ) en 2017 sur un échantillon 1462 personnes dans 41 wilayas qui signalait que seuls 2,5% des enquêtés déclaraient être membres d’une association et seuls 0,2% étaient affiliés à un syndicat.
La faiblesse de la participation des jeunes dans les associations et les partis ne devrait pas être interprétée comme un signe de passivité ou de désintérêt pour la « chose publique »
Les étudiants : des acteurs clefs du Hirak
La capacité répressive du régime n’a pas épargné le champ universitaire. Les syndicats étudiants ont été rapidement mis sous contrôle à partir des années 90. D’autant plus que l’influence du FIS dans les années 80 avait aussi trouvé un terreau favorable sur les campus. Les syndicats étudiants ont été cooptés par le régime comme l’Union Nationale des Étudiants Algériens (UNEA) ou contrôlés par les forces politiques qui font le jeu du pouvoir l’UGEL (Union générale des étudiants libres), proche du parti islamiste du Mouvement de la Société pour la Paix (MSP). En 2011 le milieu universitaire a été étroitement surveillé et les tentatives de grève ainsi que les initiatives de structuration ou de création de structures autonomes au sein du milieu estudiantin ont été empêchées comme ce fut le cas de la Coordination Nationale Autonome des Étudiants (CNAE).
Les étudiants sont des acteurs clefs de la contestation populaire contre le régime. Leur nombre a été multiplié par 4 en 20 ans : de 425.000 en 1999 à 1,7 millions, dont un tiers sont des étudiantes. Comme le mouvement populaire dans son ensemble les étudiants doivent relever le défi de l’organisation et du passage de la revendication à la formulation de propositions concrètes pour assurer que leurs voix ne soient pas à nouveau dissoutes par des forces politique mieux outillées pour récupérer le mouvement et s’imposer dans les prochaines étapes. Il n’est pas étonnant et compte tenu du potentiel du mouvement étudiant comme force de changement que le pouvoir est essayé dans les premiers mois de la contestation de neutraliser les étudiants en avançant la date des vacances du mois d’avril et de fermer les résidences universitaires durant un mois.
En 2011, le milieu universitaire a été étroitement surveillé et les tentatives de grève ainsi que les initiatives de structuration ou de création de structures autonomes au sein du milieu estudiantin ont été empêchées
La coordination du mouvement de contestation en Algérie à l’échelle nationale constitue aussi un grand défi. La représentativité géographique des plateformes qui se dégageraient du mouvement est essentielle pour en assurer la viabilité et crédibilité. Les expériences antérieures montrent que de nombreux obstacles peuvent faire échouer les initiatives de fédération de courants reflétant la diversité et les contradictions de la société algérienne. À titre d’exemple on peut rappeler ici l’expérience du mouvement contre l’exploitation de gaz de schiste à In Salah en 2015 qui s’est montré très réticent à élargir le champ de ses revendications comme le sollicitaient alors de nombreuses organisations de la société civile qui souhaitaient soutenir le mouvement et lui donner un écho national et même international (Forum social Tunisie) cette réticence s’explique aussi par les nombreuses tentatives passées de récupération du mouvement afin d’en détourner les objectifs par les stratégies insidieuses du pouvoir.
La carte de la division pour affaiblir le mouvement
Compte tenu de l’histoire récente de l’Algérie marquée par les divisions idéologiques, religieuses, ethniques qui ont fragmenté la société algérienne durant des décennies, il n’est pas réaliste de minimiser le risque de fragmentation du mouvement. Durant les marches de vendredi le pouvoir ne s’est pas privé d’utiliser cette stratégie pour essayer de désactiver les mobilisations : la présence de leaders islamistes dans la rue pour réveiller la peur d’un retour aux années noires. Le fait que certaines initiatives collectives proposant des sorties de crises aient été signées par ex leaders du FIS participe de la même stratégie, comme la Coordination Nationale pour le Changement.
D’ailleurs le risque de récupération des islamistes a été ressassé à volonté par les observateurs internationaux (surtout en Europe) qui bien souvent appliquent la même grille de lecture sans prendre en considération la singularité de chaque contexte. En Algérie l’ascension politique du Front Islamique du Salut (FIS) à la fin des années 80 et sa victoire prévisible au second tour des élections législatives de 1991 ont débouché sur l’interruption du processus électoral par les militaires en janvier 1992 ce qui a provoqué un conflit d’une violence inouïe durant une décennie. Le FIS a été démantelé. Après le processus de réconciliation nationale imposé par le Président Bouteflika pour tourner la page d’une des étapes les plus sombres de l’Algérie, les partis islamistes modérés plus ou moins intégré dans le jeu politique du pouvoir ont perdu leur assise populaire. Ainsi l’absence d’une force islamiste aussi structurée que les Frères Musulmans en Égypte rend improbable un scénario à l’égyptienne où les islamistes ont récupéré jusqu’en 2013 les bénéfices politiques de la révolution du 25 janvier. Toutefois rien ne permet de prédire si des cendres du FIS renaîtra ou non à moyen ou long termes un mouvement similaire. Le terrain y est favorable dans la mesure où la société algérienne est conservatrice et la place de la religion y est toujours aussi importante.
Longtemps réprimées les voix de la dissidence qu’elles soient féministes, régionalistes religieuses pourraient être tentées de profiter de cette libération de la parole pour faire avancer leurs propres agendas de revendications.
Les femmes toutes générations confondues ont aussi été très présentes dans le mouvement de contestation contre le régime algérien. « Les carrés féministes » ont fait leur apparition au sein des manifestations du vendredi, afin de mettre en avant les revendications pour l’égalité. La cause féministe en Algérie a une longue histoire et la lutte des femmes algériennes pour la reconnaissance de leurs droits n’a pas échappé cependant comme pour les autres secteurs de la société civile aux brèches générationnelles. Depuis le mois de février de nouvelles dynamiques se sont créées dans le sillage de cette libération générale de la parole rapprochant la vieille garde militante à une nouvelle génération de féministes. Cependant comme signalé auparavant la mise en avant d’un agenda féministe peut aussi diviser le mouvement populaire et n’est pas à l’abri d’une instrumentalisation par le pouvoir.
Jusqu’à présent les tentatives de semer la discorde ont été déjouées. De nombreuses leçons apprises ont permis aux acteurs du mouvement de rester vigilants et de ne pas tomber dans le piège de la division. La résistance du mouvement de sortir de son horizontalité en retardant le moment de se structurer ou en permettant l’émergence de leaders est d’une certaine façon une manière de protéger le mouvement.
Ainsi, la question centrale de la structuration du mouvement populaire reste entière, même si des initiatives visant à articuler les diverses propositions émanant de la société civile – associations, partis politiques, syndicats autonomes- commencent à émerger dans le but de faire des propositions de sortie de crise. Plusieurs dynamiques de la société civile se sont réunies le 15 juin pour dégager une proposition commune de feuille de route pour la transition.
Les processus de transition politique sont très complexes mais le rôle de la société civile y est fondamental. Les expériences tunisienne et égyptienne nous ont montré à quel point il était important d’avoir une société civile structurée et vigilante pour que les objectifs de la « révolution » ne soient pas détournés au profit de forces contre-révolutionnaires. Au contraire en Egypte l’existence d’une société civile mieux structurée et coordonnée a certainement fait défaut pour atténuer les effets négatifs d’une polarisation extrême entre l’armée et les Frères Musulmans.
En Algérie, la structuration du mouvement populaire est aussi une étape incontournable pour progresser sur la voie de la démocratisation du système politique algérien.