Al sur de Tánger. Un viaje a las culturas de Marruecos
Comment faire tenir en 163 pages la traversée des deux rives de la Méditerranée ? C’est la vieille énigme du jeune Saint Augustin à propos de l’Océan, et le défi est tout aussi valable dans ces lignes. Le Maroc est une réalité définie, certes, mais illimitée et changeante. Elle est aussi synergique, car la somme de ses parties ne coïncide pas avec le tout. Elle n’est pas à la hauteur. C’est pourquoi la seule façon de connaître le pays est de le fouler. Un paysage, disait William Faulkner, ne se conquiert qu’à la semelle des chaussures.
C’est l’exploit de Gonzalo Fernández Parrilla en ce qui concerne le Maroc. Quarante ans de promenades dans ses rues, ses littératures, ses musées, ses gastronomies, ses cimetières, ses archives, ses musiques, ses universités, ses ruines, ses arts, ses religions, ses conflits, ses histoires et ses mythes. Et s’il est un lieu où le savoir de la science, la curiosité de l’observation et la magie de l’art de raconter vont de pair, c’est bien celui du voyage. Al sur de Tánger. Un viaje a las culturas de Marruecos conjugue cette triple préoccupation dans un livre à l’âme encyclopédique et au coeur intrépide et aventurier.
Arrivé au port de Tanger, et une fois que le tournis a fait place à la sérénité, l’auteur s’arme d’une volonté de critique et se met en route. Coiffé de son chapeau de critique littéraire, il déploie sous nos yeux la diversité de la littérature marocaine, qu’elle soit écrite en arabe ou en français, couvrant près de deux siècles de corpus et de tradition. Choukri, Abdellatif Laâbi, Fatima Mernissi, Mahi Binebine, Tahar Ben Jelloun, Abdelkader Chaoui, Leïla Slimani occupent une place importante dans le tissu littéraire du Maroc d’aujourd’hui. En en mettant en valeur des essais, des poèmes, des romans et des pièces de théâtre, tous traduits à l’espagnol, Fernández Parrilla nous avertit subtilement de l’impossibilité d’entrevoir les dimensions et les ambiguïtés d’un pays, de n’importe lequel, sans lire ses écrivains. Et le message est clair : la lecture comme une paire de lunettes pour entrer en empathie avec son voisin.
Le critique littéraire laisse parfois la parole au critique d’art pour plonger dans les racines artistiques du Maroc moderne qui, sans perdre son ancrage coutumier, aspire à l’universel par la naïveté et l’abstraction. De l’art, on passe à la sociologie et à l’anthropologie pour illustrer la convulsive mosaïque ethnique marocaine et les vicissitudes, encore contestées aujourd’hui, de l’héritage des années de plomb sous le règne d’Hassan II. Sans oublier l’intérêt de l’auteur pour le tajine des langues, enjeu majeur, pour étayer la richesse d’un peuple qui, sans parler les mêmes langues, s’efforce de construire une communauté de destin, où la cohabitation et l’harmonie l’emportent sur toutes les autres différences.
Les relations entre l’Espagne et le Maroc sont au centre de l’une des sections. Deux pays formés à l’art de se donner raison ou tort au gré du vent. Le vent du levant est par nature propice à la discorde. Le vent du couchant, soyeux et doux, annonce des temps de séduction réciproque et de courtisanerie. C’est là que Fernández Parrilla nous régale des vertus de la traduction, ce langage commun, cette vocation à se mettre dans la peau de l’autre pour sentir sa trajectoire vitale.
Le parallélisme entre la bonne ou la mauvaise compréhension entre deux pays et le voyage que font certains mots est un exemple suggestif de la façon dont nous devons prendre soin des mots, car ce sont eux qui peuvent nous venir en aide à tout moment. « Parfois, les mots voyagent mal. Par caramboles étymologiques, la mort a fini par être macabre. Un simple maqbara arabe a été transmuté en almacabra castillan, aujourd’hui oublié, qui est devenu macabre en français et a fini par revenir à l’espagnol sous le terme de macabro. Et dans ce parcours, finalement, la simple mort devient macabre, ce qui n’est rien d’autre qu’une suprême bêtise ». Un merveilleux paragraphe qui condense l’itinéraire des relations hispano-marocaines, souvent parsemées d’influences françaises, et pas toujours à leur avantage.
Mais ce voyage n’est pas seulement instructif et suggestif en raison de son contenu, mais aussi parce qu’il est délicieusement bien raconté. Fernández Parrilla utilise une prose propre, émouvante dans sa texture et interrogative dans sa profondeur, qui se rapproche de l’essence de la poésie de Juan Ramón Jiménez. Elle se rapproche également de l’engagement existentiel enregistré par Albert Camus, lors de ses deux voyages à travers l’Amérique du Sud et l’Amérique du Nord.
Comment ne pas terminer cette odyssée en se recréant dans le rêve qui la clôt. « Parfois, je rêve qu’il y a un vent du levant. J’entends le bruissement des branches des palmiers. J’entends la fureur de la mer. Ce vent apporte toujours des voix et des bavardages. Je rêve que je m’envole. Je rêve que je suis englouti par les eaux du détroit par une nuit sans lune ni étoiles et que je suis sauvé par une cigogne sur le dos d’un dauphin ». Nul doute que cette cigogne sauvera les futurs lecteurs de Al sur de Tánger de l’indigestion d’idées prémâchées et les transportera, de son libre battement d’ailes, vers les printemps du sud. Loin, très loin de la lassitude des stéréotypes et de la paresse de l’imagination. Bon voyage !