Al-Qaida au Sud de la Méditerranée
Al-Qaida s’est forgée en migrant vers l’Orient de l’Islam et en tournant le dos à la Méditerranée. C’est en effet vers 1989 qu’un réseau de combattants arabes, formés au Pakistan pour le jihad antisoviétique en Afghanistan, s’est constitué sous forme de base (qâ’ida) de données. Et c’est en 1996 qu’Oussama Ben Laden, richissime apatride expulsé du Soudan, a lancé publiquement, depuis l’Afghanistan, le jihad global contre l’Amérique, coupable à ses yeux d’occuper « la terre des deux Saintes mosquées », l’Arabie saoudite. Cette matrice pakistano-afghane d’une organisation dirigée par un Saoudien déchu a durablement détourné Al-Qaida de la rive sud de la Méditerranée, vue au mieux comme un espace de transit vers d’autres terres de jihad. Mais l’année 2007, avec l’émergence d’Al-Qaida au Maghreb Islamique (AQMI), en Algérie, et de Fath al-Islam, au Liban, semble marquée par un investissement majeur du jihad global dans cette zone longtemps négligée. C’est ce processus complexe dont cet article entend présenter les grandes lignes.
Les impasses égyptienne et saoudienne
Le couple fondateur et dirigeant d’Al-Qaida, Ben Laden le Saoudien et Zawahiri l’Égyptien, est très marqué par ses origines nationales. Et ce tropisme machrékin va maintenir Al-Qaida hors de l’horizon méditerranéen, sur fond de défaite politique (en Égypte) et d’obsession stratégique (pour l’Arabie).
Le jihad aliéné en Égypte
Le parcours d’Ayman Zawahiri est connu : ce médecin cairote, neveu du premier Secrétaire général de la Ligue arabe et petit-neveu d’un grand imam d’Al-Azhar, s’engage très tôt dans la subversion jihadiste et clandestine. Arrêté après l’assassinat du président Sadate en octobre 1981, il est emprisonné durant trois années, où il connaît les affres de la torture et de la trahison. Il rejoint en 1985 Peshawar et les camps de réfugiés afghans. C’est dans cet exil pakistanais qu’il entreprend de réorganiser l’organisation égyptienne du Jihad, décimée par la répression et minée par les dissensions. Zawahiri se lie avec un jeune mécène saoudien du jihad antisoviétique, Ben Laden, qui s’appuie volontiers sur cette phalange de militants égyptiens et endurcis.
Après la chute du régime communiste de Kaboul en 1992, Zawahiri rejoint Ben Laden au Soudan et, depuis ce nouveau sanctuaire, il intensifie sa planification terroriste en Égypte. En 1995, le président Moubarak échappe à un attentat à Addis-abeba, mais l’ambassade d’Égypte à Islamabad est frappée peu après. Ces deux actions portent la marque de Zawahiri, qui veut s’imposer comme le chef suprême de la mouvance jihadiste et qui salue le massacre de touristes européens à Louxor en 1997. Cette tuerie est pourtant condamnée par le groupe rival du Jihad de Zawahiri, la Gamaat, qui décide de suspendre ses activités terroristes. Mis en minorité au sein même du courant islamiste révolutionnaire, coupé des réalités d’un pays qu’il a quitté depuis plus de douze ans, Zawahiri va se détourner de la problématique égyptienne pour nourrir la vision d’un jihad de plus en plus globalisé.
Zawahiri formalise alors la dialectique de « l’ennemi proche » et de « l’ennemi lointain ». Pour défaire les régimes arabes, corrompus et oppresseurs, qui sont « l’ennemi proche » et stratégique, il convient de provoquer « l’ennemi lointain » et occidental, afin de l’entraîner dans une intervention directe et déstabilisante pour « l’ennemi proche ». C’est cette posture qui conduit au 11-Septembre et à l’offensive des États-Unis en Afghanistan. Cette offensive est souhaitée par Al-Qaida, qui espère que le « Jihadistan » afghan sera le tombeau de l’Amérique, comme il fut celui de l’Union soviétique. Quant à Zawahiri, il a dissous l’organisation égyptienne du Jihad dans le jihad global d’Al-Qaida et il polémique sans trêve avec les extrémistes égyptiens encore attachés à un cadre national. Seuls les Frères musulmans suscitent de sa part une hargne encore plus sévère et il pourfend les renoncements successifs des islamistes égyptiens, leur consacrant même un de ses premiers pamphlets afghans, « La moisson amère, les soixante ans des Frères musulmans » : « La confrérie a reconnu la légitimité des institutions parlementaires laïques (le Parlement et les institutions démocratiques), ce qui fut la plus grande aide apportée aux tyrans pour accuser les groupes jihadistes d’illégitimité – illégitimité selon les lois impies bien sûr. […] L’association des Frères musulmans a accepté le rejet de la violence – nom que donnent les tyrans au jihad sur la voie de Dieu (al-jihâd fî sabîl Allâh) – et s’est désolidarisée de ceux qui l’adoptent. »[1]
Selon ce raisonnement, l’abandon du jihad par les Frères musulmans, pour mieux cautionner le jeu démocratique, constitue une collaboration caractérisée avec les « tyrans ». Les succès électoraux des Frères musulmans égyptiens en 2005 sont dès lors condamnés par Zawahiri comme une nouvelle illustration de la trahison et de la corruption de la matrice de l’islamisme contemporain.
Zawahiri est aujourd’hui devenu le guide autoproclamé d’un jihad global, dont il commente les avancées dans de longues harangues mises régulièrement en ligne[2]. L’Égypte perd toute spécificité dans ces fresques vengeresses, et les attentats contre les cibles touristiques au Sinaï en 2004-2006 ne sont pas particulièrement mis en exergue. Ils se fondent dans l’offensive généralisée contre « l’impiété », de même que les cadres égyptiens et les proches de Zawahiri contrôlent des positions plus ou moins privilégiées dans Al-Qaida : l’Egyptien Abou Hamza al-Mohajer dirige ainsi Al-Qaida en Irak depuis juin 2006 (même si l’organisation affirme qu’il s’agit d’un Irakien pour ménager le patriotisme des jihadistes locaux) et l’Égyptien Moustapha Abou al-Yazid est depuis mai 2007 responsable d’Al-Qaida en Afghanistan, après avoir longtemps supervisé les finances de l’organisation. Cette surreprésentation des Égyptiens dans la haute hiérarchie d’Al-Qaida s’accompagne, dans la dialectique globale de Zawahiri, d’un désintérêt ostensible pour le théâtre égyptien, où les querelles des années 90 ont privé Al-Qaida de relais substantiel.
L’obsession saoudienne
Le premier manifeste public d’Al-Qaida, en 1996, place d’emblée La Mecque et Médine au cœur de la perspective du jihad global : « La dernière calamité à s’être abattue sur les Musulmans, c’est l’occupation du pays des deux saintes mosquées (al-haramaïn), le foyer de la maison de l’Islam et le berceau de la prophétie, depuis le décès du Prophète et la source du message divin, où se trouve la sainte Kaaba, vers laquelle prie l’ensemble des Musulmans, et cela par l’armée des chrétiens américains et leurs alliés. […] Lorsque les devoirs s’accumulent, il faut commencer par le plus important : repousser cet ennemi américain qui occupe notre territoire. »[3] Pour Ben Laden, déchu de sa nationalité deux ans plus tôt, c’est l’aboutissement d’une évolution radicale, entamée en 1990 avec le refus du recours aux troupes américaines pour protéger le territoire saoudien de la menace irakienne. Accusant la famille royale de collaboration avec les « infidèles », Ben Laden retourne progressivement contre le wahhabisme d’État ses propres armes de propagande et d’anathème. Il se trouve ainsi en phase avec la contestation islamiste, cette sahwa (littéralement « réveil ») qui dénonce les compromissions du régime avec une Amérique diabolisée.
Ben Laden endosse la dialectique subversive de Zawahiri, où le défi à « l’ennemi lointain » américain vise à saper les défenses de « l’ennemi proche », particulièrement saoudien. En choisissant 15 de ses anciens compatriotes parmi les 19 kamikazes du 11-Septembre, Ben Laden espère fragiliser l’alliance stratégique avec les États-Unis, clef de la stabilité du Royaume wahhabite. Mais il mise surtout sur un effet d’entraînement du 11-Septembre au cœur même de l’Arabie. Et ce pari saoudien s’avère profondément erroné. En effet, la plupart des cheikhs contestataires et des figures de la sahwa condamnent les attentats du 11-Septembre. Al-Qaida, privée de débouché politique, va se rabattre sur la préparation d’une campagne terroriste de longue haleine. La priorité stratégique accordée à l’Arabie saoudite n’est en rien amendée et l’essentiel des ressources humaines et matérielles d’Al-Qaida est alors affecté à cette planification/infiltration. Le contraste est frappant entre ce surinvestissement en Arabie et le désintérêt persistant envers l’Irak, où Al-Qaida n’entretient aucune présence lors de l’invasion américaine de mars 2003.
C’est l’Arabie qui représente le front central pour Al-Qaida durant les dix-huit premiers mois de l’occupation américaine de l’Irak. Al-Qaida est en effet engagée dans un conflit ouvert et implacable avec les forces de sécurité saoudiennes, qui rendent coup pour coup après chaque attentat. À l’automne 2004, l’appareil d’Al-Qaida est très affaibli par la liquidation de ses principaux responsables, l’arrestation de centaines de ses militants et une politique habile de réinsertion des « repentis ». Ben Laden doit prendre acte de cette défaite et basculer vers l’Irak le plus clair du potentiel activiste d’Al-Qaida. Mais l’obsession saoudienne reste entière, dans la perspective de l’établissement d’un « Jihadistan » en Irak et de la relance du jihad en Arabie à partir de cette base arrière irakienne. Et la sécurité saoudienne ne baisse pas la garde, tant la menace d’Al-Qaida reste vivace.
Abdallah Azzam, le maître à penser palestinien de Ben Laden, assassiné à Peshawar en 1989, se vantait d’avoir tourné le dos à la Palestine pour mener le jihad à quelques milliers de kilomètres de là : « Tout Arabe qui veut accomplir le jihad en Palestine peut commencer par là, mais celui qui ne le peut pas, qu’il aille en Afghanistan. Quant aux autres Musulmans, je pense qu’ils doivent commencer leur jihad en Afghanistan. »[4] Ses élèves ont fidèlement retenu cette leçon fondamentale. C’est pourquoi la dissolution de la matrice égyptienne dans le jihad global et l’obsession de la prise du pouvoir à La Mecque contribuent durablement à éloigner Al-Qaida de la Méditerranée. Mais l’invocation incantatoire de Jérusalem et de la Palestine laisse peu à peu la place à une volonté méthodique de s’infiltrer sur le théâtre de la confrontation avec Israël.
Le jihad global en trompe-l’œil au Levant
Lorsque l’aviation américaine entame en octobre 2001 ses bombardements sur l’Afghanistan, en représailles au 11-Septembre, Ben Laden proclame, dans un enregistrement désormais célèbre, que « l’Amérique ne connaîtra pas la paix avant que la paix ne règne en Palestine et avant que l’armée des infidèles n’ait quitté la terre de Mohammed »[5]. Cette mention de la Palestine reste rhétorique pour le chef d’Al-Qaida, concentré sur son Arabie natale. C’est après la chute du sanctuaire afghan que deux commandants, l’un syrien, l’autre jordanien, vont amorcer le grand retour du jihad global vers la Méditerranée.
D’Abou Moussab de Syrie à Abou Moussab de Zarqa
Mustapha Setmariam Nassar, né en 1958 en Syrie, s’est engagé très tôt au sein des Frères musulmans, alors en lutte armée contre le régime baasiste. Le démantèlement de son réseau clandestin le pousse à s’exiler en Jordanie, puis en Irak, où il forme d’autres compatriotes islamistes au maniement des explosifs et à la guérilla urbaine. L’écrasement du soulèvement de Hama en 1982 scelle la défaite des Frères musulmans syriens, avec lesquels Nasser prend ses distances. Après avoir séjourné en France et Espagne, Nasser rejoint en 1987 les moudjahiddines arabes en Afghanistan, où il adopte un nom de guerre, à la fois garantie de discrétion et rite initiatique dans la confrérie du jihad. Ce nom, conformément à la généalogie tribale de l’Islam classique, est composé d’une marque de paternité, réelle ou symbolique (kunya), suivie d’une appartenance géographique, vague ou délimitée (nisba). Nasser choisit pour kunya Abou Moussab (le père de Moussab), en référence à Moussab Ibn Omaïr, émissaire du Prophète à Médine dès 621, tombé en martyr à Ohod en 625. Sa nisba est tout simplement al-Souri (le Syrien).
La réputation d’Abou Moussab al-Souri ne cesse de croître dans les camps d’entraînement au jihad, situés au Pakistan. À la fois commissaire politique et instructeur technique, Nasser tire de son expérience syrienne une critique radicale de l’islamisme traditionnel et rejoint ainsi la condamnation des Frères musulmans par Zawahiri. Après la chute de Kaboul aux mains des moudjahiddines en 1992, Abou Moussab al-Souri, qui a acquis la nationalité espagnole par mariage, s’installe d’abord à Grenade. Mais il quitte l’Andalousie pour Londres en 1994, où il devient une des figures les plus militantes du « Londonistan », notamment dans le soutien au jihad algérien. Il reprend le chemin de l’Afghanistan en 1998 pour intégrer Al-Qaida. Outre la direction d’une base de moudjahiddines arabes dans la capitale, il assure la formation aux explosifs, voire aux armes chimiques, dans un camp proche de Jalalabad. Nasser n’est pourtant pas associé à la planification du 11-Septembre, car il accorde la priorité, non pas au terrorisme spectaculaire, mais à l’implantation de guérillas islamistes sur le territoire des régimes « impies ». Il suit avec attention la constitution d’un maquis jihadiste dans le nord du Liban, à Dinniyé, où des dizaines de « vétérans » d’Afghanistan et de Tchétchénie sont finalement écrasés en janvier 2000 par l’armée, avec le soutien actif de la sécurité syrienne[6].
Abou Moussab al-Souri est troublé par cette défaite sanglante, et surtout par l’absence de toute réaction d’Al-Qaida. Après l’effondrement du sanctuaire taliban à l’automne 2001, il ne rejoint pas Ben Laden et Zawahiri dans les confins pakistano-afghans. C’est vers l’Ouest qu’il entame une longue errance clandestine, en Iran, puis en Irak. Durant ces années éprouvantes, il aiguise son procès de l’aventurisme d’Al-Qaida et il idéalise de plus en plus le « pays de Cham » (bilâd al-Châm), cette Grande Syrie de l’Islam classique. C’est là que « l’impiété », sous sa forme « sioniste » ou « croisée », doit être défiée par des groupes autonomes et déterminés, qui se fondent dans la masse des « fidèles ». En 2004, il met en ligne un monumental « guide sur la voie du jihad », épais de 1600 pages, et intitulé « Appel à la résistance islamique mondiale ». Un an plus tard, Abou Moussab al-Souri tombe aux mains des Américains, sans doute au Pakistan, non sans avoir indiqué aux futurs jihadistes la direction que doit désormais assumer leur combat.
Ce processus laborieux et heurté de retour aux sources levantines est aussi suivi par Ahmad Fadil Nazzal al-Khalayla, né en 1966 à Zarqa, foyer de l’islamisme jordanien. Ce délinquant repenti rejoint Peshawar en 1989, où il mène de front formation militaire et journalisme jihadiste. Il adopte pour son nom de guerre la kunya d’Abou Moussab, en hommage à ce martyr emblématique, et la nisba de sa ville natale, Zarqaoui (de Zarqa). Abou Moussab Zarqaoui n’est encore qu’un militant mineur lorsque la chute de Kaboul le ramène à Amman en 1992. Engagé dans la subversion jihadiste, il est condamné en 1994 à quinze ans de prison et il acquiert en détention un authentique prestige, du fait de sa piété ombrageuse et brutale. Gracié en 1999 lors de l’accession du roi Abdallah au trône de Jordanie, Zarqaoui retourne en Afghanistan, où il établit près d’Hérat une organisation autonome d’Al-Qaida, « L’Unification et le Jihad » (al-Tawhîd wa al-Jihâd). C’est sous sa propre bannière qu’il forme en 2000-2001 des jihadistes kurdes, qui l’exfiltrent vers l’Irak après l’effondrement du régime taliban.
Longtemps cantonné dans des réduits montagneux au Kurdistan, « L’Unification et le Jihad » peut répandre ses réseaux dans le reste de l’Irak à la faveur de l’invasion américaine du printemps 2003 et de son abolition des frontières intérieures. Zarqaoui s’impose peu à peu dans un champ jihadiste en pleine recomposition, sur la base de deux options terroristes froidement assumées : d’une part, les massacres de civils chiites, afin de châtier cette communauté pour sa « collaboration » supposée avec l’occupant ; d’autre part, les supplices d’otages, si possible occidentaux, afin d’assurer une médiatisation maximale à l’organisation[7]. Cette double posture suscite initialement les réserves de Zawahiri, qui correspond régulièrement avec Zarqaoui. Mais l’échec de la campagne terroriste d’Al-Qaida en Arabie l’amène à replier ses forces sur l’Irak à l’automne 2004. Zarqaoui est adoubé par Ben Laden « émir » (amîr, commandant, et non prince) de l’organisation, « L’Unification et le Jihad » devenant Al-Qaida en Irak (littéralement en « Mésopotamie »).
Tout comme Ben Laden avait progressivement transformé l’Afghanistan en « Jihadistan » d’où projeter la subversion globale d’Al-Qaida, Zarqaoui s’efforce d’accaparer une portion du territoire irakien, d’y établir un embryon de Jihadistan et d’en exporter son terrorisme transfrontalier. En août 2005, il revendique un tir de roquettes sur le port jordanien d’Aqaba. Trois mois plus tard, il dépêche un commando de kamikazes irakiens à Amman, où une soixantaine de personnes périssent dans des explosions simultanées dans trois grands hôtels. Les nombreuses victimes palestiniennes d’un mariage traditionnel sont présentées par Al-Qaida comme des « agents du Mossad ». Ces attentats provoquent une vague de condamnations en Jordanie, où même la tribu de Zarqaoui, les Bani Hassan, flétrit ce crime et renie son responsable. En Irak, les formations jihadistes, engagées dans une guérilla sans merci contre les troupes américaines, sont furieuses de voir leur territoire et leur cause ainsi dévoyés par Al-Qaida.
Il s’ensuit une très vive tension dans l’ensemble du « triangle sunnite » irakien, où les accrochages se multiplient entre Al-Qaida et les autres groupes jihadistes. Zarqaoui réaffirme malgré tout sa volonté d’exporter vers la Palestine son jihad global : « Nous nous battons en Irak, mais nos yeux se tournent vers Jérusalem, qui sera délivrée par le Coran et par l’épée. »[8] Harcelé par les tribus de la province occidentale d’Anbar, frontalière de la Jordanie, Zarqaoui doit quitter cette zone sunnite pour une région plus divisée au nord de Bagdad, où une frappe américaine le tue en juin 2006. Son successeur à la tête d’Al-Qaida en Irak s’efforce d’apaiser le conflit avec la guérilla nationaliste. Mais les prétentions hégémoniques d’Al-Qaida restent intactes, tandis que les règlements de compte se poursuivent dans la province d’Anbar et au-delà. La proclamation par Al-Qaida en octobre 2006 d’un « califat » moderne, destiné à renouer avec la gloire de Bagdad l’Abbasside, rappelle la logique expansionniste de tout « Jihadistan », hier en Afghanistan, aujourd’hui en Irak.
Abou Moussab le Syrien a tenté de réorienter vers son pays natal le jihad global, égaré selon lui aux confins afghans. Abou Moussab le Jordanien est allé plus loin dans cette logique, en frappant la Jordanie en paix avec Israël, et en y massacrant des Palestiniens « collaborateurs ». Le premier a été neutralisé, le second a été tué, mais leur basculement stratégique ne reste pas sans écho.
Fath al-Islam
Les camps de réfugiés palestiniens au Liban ont connu une histoire tourmentée et tragique : piliers de la présence armée palestinienne dans ce pays, ils y ont gagné une autonomie insoumise au regard de l’État libanais, mais ils en ont payé le prix fort en termes de massacres et de bombardements. L’expulsion de Yasser Arafat du Liban, d’abord sous le feu d’Israël en 1982, puis sous les coups de la Syrie en 1983, a privé les camps de leur principal protecteur et bienfaiteur. À la fois enclaves de non-droit et poches de misère, les camps sont soumis à une sévère discrimination sociale et professionnelle. Les réfugiés du Liban ont fort mal vécu le processus de paix israélo-palestinien, ouvert en 1993, qui semblait les ignorer, et ils n’ont cessé de clamer leur « droit au retour ».
Une partie de la jeunesse déclassée s’est sentie abandonnée par la direction nationale palestinienne et s’est dès lors tournée vers les formes les plus extrêmes de l’islamisme radical. Plutôt qu’une identité palestinienne dévalorisée, voire méprisée par l’environnement libanais, ces militants ont préféré projeter une appartenance islamique sublimée dans un espace sans frontière. Bernard Rougier a analysé ce processus inédit dans la population palestinienne, généralement très attachée aux références nationalistes, et il en a mis en lumière les ressorts : « Si les acteurs politiques palestiniens sont privés de perspectives diplomatiques et d’interlocuteurs sur le plan international – en particulier d’interlocuteurs américains –, le temps politique perdu par la communauté internationale sera reconverti en temps religieux gagné par des acteurs identitaires de type jihadiste. »[9]
Il convient de méditer ces lignes prémonitoires, publiées en 2004, pour comprendre l’embrasement, trois ans plus tard, du camp de Nahr al-Bared, où vivent trente mille réfugiés palestiniens, dans la banlieue de Tripoli, chef-lieu du Nord-Liban. En effet, aucun processus diplomatique sérieux n’est intervenu pour enrayer l’aliénation et la radicalisation dans les camps du Liban : Arafat, assiégé durant deux ans et demi dans ses bureaux de Ramallah, n’en a été évacué que pour décéder à Paris en novembre 2004 ; son successeur Mahmoud Abbas est mis devant le fait accompli du retrait israélien de Gaza en août 2005 ; la victoire du Hamas aux législatives de janvier 2006 a beau être certifiée par les observateurs internationaux, elle entraîne le boycott occidental du nouveau gouvernement palestinien. Cette impasse absolue est encore dramatisée dans le huis-clos de Nahr al-Bared, où émerge à l’automne 2006 Fath al-Islam.
Ce groupe affiche dès sa dénomination son ambition de refondre dans l’Islam les objectifs du Fath, matrice du nationalisme palestinien. Le chef du Fath al-Islam, Chaker Al-Abssi, s’est d’ailleurs construit dans la lutte contre les options politiques d’Arafat. Formé en Libye comme pilote de chasse, il a même servi lors d’un des conflits entre la Jamahiriyya et le Tchad. Mais il s’est surtout engagé dans la dissidence prosyrienne du Fath, qui condamne tout règlement négocié avec Israël. À l’approche de la cinquantaine, Al-Abssi transmute ce radicalisme antisioniste dans la perspective jihadiste. Il est condamné à mort par contumace en Jordanie pour l’assassinat en 2002 d’un diplomate américain, dont Zarqaoui lui-même aurait pris l’initiative.
Car Fath al-Islam a beau nier tout lien organique avec Al-Qaida, cette organisation participe activement au jihad global et reprend le flambeau du maquis tout proche de Dinniyé, écrasé en 2000. Mais les « vétérans » d’Afghanistan et de Tchétchénie ont cédé la place aux jihadistes éprouvés en Irak. Seule une minorité des quelques centaines de miliciens de Fath al-Islam sont palestiniens, alors que toutes les composantes du jihadisme arabe y sont représentées, avec un fort contingent saoudien. La guerre d’Irak permet ainsi de parachever la déconstruction d’une base historique du nationalisme palestinien, et sa transformation en sanctuaire d’un jihad transnational, sous alibi palestinien. Le phénomène s’aggrave avec la montée des tensions entre les communautés sunnite et chiite du Liban, Fath al-Islam transposant les discours anti-chiites de Zarqaoui en Irak.
Ce « Jihadistan » en miniature qu’est devenu Nahr al-Bared ne peut qu’exporter sa subversion hors de son espace confiné. Le massacre de 27 militaires libanais par Fath al-Islam déclenche l’épreuve de force. Le siège de Nahr al-Bared par l’armée libanaise dure plus de trois mois, du 20 mai au 2 septembre 2007, et il s’achève par la destruction d’une bonne partie du camp, même si plusieurs trêves humanitaires ont permis de relativement épargner la population civile. 222 jihadistes ont officiellement été tués pour 168 militaires, déstabilisés par la puissance de feu insoupçonnée de Fath al-Islam. Mais la victoire de l’État libanais est ternie par la fuite d’Al-Abssi et d’une centaine de ses partisans, qui échappent à l’assaut final.
L’ampleur de l’arsenal et l’efficacité des réseaux de Fath al-Islam en disent long sur la gravité de la menace jihadiste au Liban. Osbat al-Ansâr (la Ligue des Partisans), historiquement implantée au camp d’Aïn al-Heloué, au Sud-Liban, et Jound al-Châm (les Soldats de la Grande Syrie), responsable d’attentats meurtriers en Syrie, partagent avec Fath al-Islam la même haine contre les chiites, alliés de Damas, ainsi que contre « les juifs et les croisés de la FINUL »[10]. Ces trois groupes sont d’ailleurs soupçonnés par les services espagnols dans l’attentat qui coûte la vie à six « casques bleus » au Sud-Liban, le 24 juin 2007[11].
Zawahiri qualifie cet attentat d’« opération bénie », tandis qu’Al-Qaida encourage les jihadistes du Liban dans leur combat contre les chiites et autres « judéo-croisés ». Mais les relations nouées sur le théâtre irakien ne suffisent pas à forcer l’intégration de Fath al-Islam dans Al-Qaida . La manœuvre tentée en mai 2007 autour d’une fantomatique « Al-Qaida au pays de Cham », aussi antichrétienne qu’anti-chiite, tourne court. Les partisans de Chaker Al-Abssi conservent leur autonomie, dans une situation qui n’est pas sans rappeler l’indépendance de Zarqaoui en Irak jusqu’à l’automne 2004.
Le mur de Palestine
Al-Qaida a toujours combattu l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP), où le Fath de Yasser Arafat, nationaliste et majoritaire, côtoie des formations d’inspiration marxiste (FPLP, FDLP et communistes). La caution apportée par l’OLP à l’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979, puis son soutien à l’occupation irakienne du Koweit en 1990, ont approfondi l’hostilité de Ben Laden envers les « mécréants » du nationalisme palestinien. La reconnaissance mutuelle entre Israël et l’OLP, signée en 1993, est flétrie comme une « trahison » supplémentaire. Lorsque le Hamas, branche palestinienne des Frères musulmans, lance sa campagne d’attentats-suicides en 1995-96, Zawahiri se félicite que le mouvement islamiste ait retrouvé la voie du « jihad » authentique. Mais aucune relation n’existe entre Hamas et Al-Qaida, qui trouve surtout dans la mobilisation antiterroriste, impulsée alors par l’administration Clinton, l’occasion de fustiger les compromissions de l’Arabie saoudite avec les « croisés » et les « sionistes ». Tel est le thème récurrent des vidéos de propagande diffusées sous le manteau depuis le sanctuaire taliban d’Al-Qaida.
Cette agitation médiatique ne masque pas l’absence révélatrice de cadres palestiniens au sein de la hiérarchie d’Al-Qaida. Défendant pied à pied leur terre menacée, les nationalistes palestiniens risquent peu d’être séduits par l’aveu d’impuissance d’Abdallah Azzam, le père spirituel du jihad global, qui cherchait en Afghanistan des « frontières ouvertes » introuvables en Cisjordanie. Le seul responsable notable d’Al-Qaida à être d’origine palestinienne est Abou Zoubeida, d’ailleurs né en Arabie saoudite, et arrêté au Pakistan en mars 2002. Le processus d’acculturation et de dé-nationalisation, à l’œuvre dans les camps de réfugiés du Liban, est inconcevable dans les territoires palestiniens, qu’ils soient autonomes ou encore occupés. Le monde arabe et islamique, qui a abandonné les Palestiniens face à l’arbitraire israélien, est accusé d’hypocrisie, voire de lâcheté, en Cisjordanie comme à Gaza, et la surenchère jihadiste n’échappe pas à cette rancœur. Dès lors, les appels d’Al-Qaida à mener le jihad en Palestine jusqu’à la dernière goutte de sang palestinien suscitent au mieux les sarcasmes.
L’organisation de Ben Laden s’efforce en vain de percer ce mur compact du nationalisme palestinien. L’OLP, qui a condamné sans appel les attentats du 11-Septembre, lui est impénétrable. Quant au Hamas, marqué par la discipline organisationnelle et dogmatique des Frères musulmans, il n’offre aucune prise. Al-Qaida se rabat donc sur les marges de la bande de Gaza, où les trafics avec l’Égypte, la culture des armes et la logique tribale nourrissent toutes les manipulations. Elle trouve des oreilles attentives au sein du puissant clan Doughmouch, fort de deux mille hommes, attaché avant tout à défendre son autonomie aussi bien contre le Fath que contre le Hamas. Les manœuvres d’approche sont complexes et ne débouchent qu’après l’évacuation israélienne de la bande de Gaza, en août 2005. Une mystérieuse « Armée de l’Islam » (jeych al-Islâm) apparaît alors et sa rhétorique entre en résonance avec les incantations du jihad global.
En mars 2007, Alan Johnston, correspondant de la BBC à Gaza, est enlevé par « l’Armée de l’Islam », qui exige, en échange de sa libération, celle de trois responsables d’Al-Qaida : Abou Qatada, le chef idéologique, et sans doute opérationnel, d’Al-Qaida en Europe, incarcéré en Grande-Bretagne ; et deux personnalités détenues en Jordanie, Mohammed al-Maqdissi, le guide spirituel de Zarqaoui, et Sajida Richawi, la seule survivante du commando terroriste lancé en 2005 contre les grands hôtels d’Amman. Ce groupe fantomatique s’abstrait donc de l’horizon palestinien pour se projeter opérationnellement dans le jihad global. La sécurité palestinienne, très liée au Fath, échoue à libérer Johnston et elle doit de toute façon céder au Hamas le contrôle de Gaza en juin 2007.
Zawahiri se précipite pour tenter de récupérer au profit du jihad global cette victoire du Hamas. Il affirme que seul Allah en est responsable, de même que seule la perte de foi des Palestiniens les aurait livrés au joug des Israéliens. Il exhorte le Hamas à imposer sans délai à Gaza la loi islamique, dans toute sa rigueur, et il lui recommande de se fondre dans un jihad antisioniste à l’échelle de la planète. Ces injonctions, profondément blessantes pour le nationalisme palestinien, sont relayées par « l’Armée de l’Islam ». Le bras de fer entre les miliciens du Hamas et le clan Doughmouch se durcit, avec enlèvements réciproques et bouclage du quartier concerné, dans la ville même de Gaza. Dans la nuit du 3 au 4 juillet, Johnston est finalement remis au Hamas, qui l’évacue de Gaza en cortège officiel. « L’Armée de l’Islam » adopte un profil bas, mais la polémique enfle entre Al-Qaida et le Hamas, accusé d’avoir pactisé avec Israël en proposant une reconnaissance de facto de l’État juif. Zawahiri recycle également ses accusations, habituelles à l’encontre des Frères musulmans, et il reproche au Hamas d’avoir cautionné « l’impiété » démocratique en participant aux élections. La virulence de ses attaques est à la mesure de sa déception. Car, pour l’heure, le mur de Palestine contre Al-Qaida tient bon.
L’incapacité d’Al-Qaida à peser sur la scène palestinienne n’est évidemment jamais reconnue en public. Tout au contraire, la propagande de l’organisation tend à s’attribuer un rôle moteur en termes de référence et d’action. Pour contourner l’obstacle d’un jihad national profondément enraciné, et rétif à toute manipulation extérieure, Al-Qaida tente de s’inscrire dans le temps long des reconquêtes islamiques. Il a après tout fallu deux siècles à l’Islam pour repousser les Croisades hors du Levant. Face aux « croisés » modernes en Irak, Al-Qaida revendique mensongèrement l’essentiel des opérations antiaméricaines (les experts considèrent pourtant qu’Al-Qaida ne représente qu’un dixième des effectifs et des activités de la guérilla sunnite). Car Zawahiri écrit à Zarqaoui dès 2005 que « plus de la moitié de cette bataille se déroule sur la scène médiatique »[12]. L’important, comme pour toute propagande ultra-minoritaire, à vocation avant-gardiste, reste moins de faire que de faire savoir et de laisser croire.
Outre la résistance politique du jihad territorial, Al-Qaida doit surmonter l’illégitimité fondamentale de son jihad global. En effet, durant treize siècles de tradition islamique, le jihad ne peut être décidé que par le calife, commandeur des croyants, ou par son représentant. Le dernier jihad de ce type fut déclaré en 1914 par le calife ottoman contre la France, la Grande-Bretagne et la Russie, avec un impact d’ailleurs limité. Al-Qaida prétend donc restaurer le califat aboli en 1924 et situer son jihad dans cette perspective contestable. Encore plus délicat pour Al-Qaida est la prévalence pluriséculaire du jihad défensif sur le jihad offensif, tombé en désuétude depuis les dernières conquêtes des Empires moghol et ottoman. L’organisation de Ben Laden s’emploie donc à tordre le cou à l’évidence pour présenter comme « défensif » sa projection terroriste et elle doit nourrir le mythe de la « libération » à terme de terres autrefois islamiques. C’est là où la rhétorique sur la Palestine peut rejoindre l’invocation de l’Andalousie, l’Andalus musulmane.
Zawahiri construit ses harangues régulières sur cette triple imposture (puissance d’Al-Qaida, restauration du califat et caractère « libérateur » du jihad global). Mais ce n’est qu’en juillet 2007 qu’il lie explicitement tous les éléments de cette rhétorique dans une vision intégrée : « Le jihad, qui s’est levé sur toutes les terres islamiques, tente de frapper aux portes de Jérusalem et de libérer toutes les terres islamiques qui furent occupées depuis la conquête de l’Andalus jusqu’à l’invasion de l’Irak. » Pour asseoir cette ambition extravagante, Al-Qaida doit compléter son dispositif occidental et consolider son implantation en Afrique du Nord. Tel est l’enjeu du « Maghreb islamique ».
Le nouveau front du « Maghreb islamique »
L’invasion américaine de l’Irak a permis à Al-Qaida de prendre pied au cœur géopolitique et symbolique de l’Islam. Alors que, jusqu’en 2003, elle s’épuisait à des transferts depuis la périphérie asiatique vers le centre machrékin, elle est désormais installée sur un axe virtuel saoudo-irakien, qui lui permet d’intensifier son action en Afrique du Nord. Al-Qaida y rencontre la volonté des groupes avec qui elle entretient une relation aussi complexe qu’ancienne. C’est finalement l’assise algérienne qui sera choisie pour de futurs développements régionaux.
Les trois « groupes islamiques combattants »
En Tunisie, au Maroc et en Libye, trois différents « groupes islamiques combattants » se sont constitués sur une base parallèle et comparable. Dans les trois cas, l’expérience « afghane » d’un jihad largement fantasmé, dans les camps du Pakistan, a été structurante. La rupture physique ou idéologique avec la matrice des Frères musulmans a ouvert la voie à la radicalisation terroriste, en liaison plus ou moins directe avec Al-Qaida.
Le Groupe islamique combattant tunisien (GICT) est une dissidence d’Ennahda, la branche tunisienne des Frères musulmans. Il se constitue au Pakistan autour de Seifallah Ben Hassine, le responsable de l’accueil des jihadistes tunisiens à Peshawar. La hiérarchie d’Al-Qaida considère les recrues du GICT dignes de missions de confiance. Deux militants tunisiens empruntent ainsi la fausse identité de journalistes belges d’origine marocaine pour s’introduire auprès du commandant Massoud, pilier de la résistance à Al-Qaida en Afghanistan, et l’assassiner, deux jours avant le 11-Septembre. Les complots terroristes déjoués en Belgique, en Italie ou en France à l’automne 2001 portent la marque de jihadistes tunisiens. Et c’est en Tunisie qu’Al-Qaida décide de frapper quelques mois après l’effondrement de son sanctuaire taliban.
Le 11 avril 2002, un kamikaze tunisien, jusqu’alors inconnu des services de police, précipite un camion bourré d’explosifs contre la synagogue de la Ghriba, sur l’île de Djerba. 21 personnes sont tuées, dont 14 touristes allemands et 2 Français. Khaled Cheikh Mohammed, le chef opérationnel d’Al-Qaida, et le planificateur du 11-Septembre, a personnellement déclenché l’opération depuis le Pakistan. L’organisation s’efforce de prouver que sa capacité de nuisance terroriste persiste, malgré le démantèlement de son infrastructure afghane. L’attentat est clairement antisémite et frappe la plus ancienne synagogue d’Afrique, site d’un des pèlerinages les plus courus du monde sépharade. Mais Al-Qaida vise aussi la Tunisie, dont le régime réprime toute forme d’Islam politique, et dont l’économie dépend largement des recettes touristiques. Enfin, l’organisation de Ben Laden frappe des civils occidentaux en terre d’Islam, à défaut de pouvoir les éliminer dans leurs pays respectifs. L’objectif est toujours de fragiliser les échanges entre les deux rives de la Méditerranée et de creuser entre les peuples des fossés d’incompréhension, porteurs d’un jihad toujours plus prospère.
C’est aussi un jihadiste tunisien, Serhane Fakhet, qui mène le commando responsable de l’attentat du 11 mars 2004 à Madrid. Mais la cellule terroriste émane du Groupe islamique combattant marocain (GICM), à laquelle Fakhet a été intégré par mariage. Ces noyaux de proximité sont très difficilement pénétrables et conservent un profil bas dans l’espace public, y compris dans les mosquées. Le GICM a été fondé vers 1998 au Pakistan pour y organiser les jihadistes marocains. Ses militants sont appréciés par la hiérarchie d’Al-Qaida, qui va intégrer le plus brillant d’entre eux, Abdelkarim Mejjati. Les autres membres du GICM se dispersent après la chute du régime taliban et reviennent plus ou moins directement au Maroc. Le projet d’implanter des maquis jihadistes dans l’Atlas est vite abandonné. C’est l’invasion américaine de l’Irak qui permet de relancer les activités de recrutement : pour la seule année 2006, onze réseaux d’acheminement de jihadistes en Irak sont démantelés au Maroc[13].
Conformément aux priorités d’Al-Qaida, Mejjati, un moment affecté au développement de l’organisation au Maghreb, voire en Europe, est orienté vers l’action clandestine en Arabie saoudite. Il y occupe un rang élevé dans l’appareil terroriste et il est tué par la sécurité saoudienne, engagée depuis 2003 dans une offensive sans merci contre Al-Qaida. Le GICM demeure inquiétant au Maroc, où Saad Houssaïni, présenté comme son chef opérationnel, n’est arrêté qu’en mars 2007. Mais Al-Qaida est loin de faire l’unanimité dans la mouvance jihadiste marocaine, où fleurissent des groupes locaux, désignés dans les médias par leur ville d’ancrage, ou des formations rivales, aux intitulés cinglants : « l’anathème et l’hégire » (al-takfîr wa al-hijra), « le salafisme[14] jihadiste » (al-salafiyya al-jihâdiyya), « le sentier de la rectitude » (al-sirât al-mustaqîm)… Encore plus troublant est le phénomène des kamikazes apparemment isolés qui, à quatre reprises en 2007 (trois fois en mars-avril à Casablanca et une fois en août à Meknès), sont passés à l’acte avec un impact limité. La thèse de l’attentat manqué semble généralement prévaloir[15], mais l’ombre d’Al-Qaida plane fatalement sur ces explosions en chaîne.
Les militants du Groupe islamique combattant libyen (GICL) sont les moins connus du grand public, alors que leur groupe a sans doute été constitué dès 1995 dans les camps pakistanais. Ennemis jurés du colonel Qaddafi, ils ont pu infiltrer des poches de subversion jihadiste en Cyrénaïque, où ils ont entretenu l’insécurité à la fin des années 90. Mais les jeux tribaux et la répression méthodique ont eu raison de leur résilience sur le territoire de la Jamahiriya. Plusieurs Libyens occupent des positions éminentes dans Al-Qaida. Abou Faraj al-Libi (le Libyen) a succédé à Khaled Cheikh Mohammed comme chef opérationnel d’Al-Qaida, jusqu’à sa propre capture, au Pakistan, en mai 2005. Très en vue aujourd’hui est Mohammed Hassan, dit Abou Yahya al-Libi. Ses études islamiques, somme toute limitées, en Mauritanie lui permettent d’arborer le titre de « cheikh », tant elles tranchent avec l’inculture religieuse prévalant au sommet d’Al-Qaida.
Le prestige d’Abou Yahya al-Libi émane surtout de son évasion spectaculaire de la prison américaine de Bagram, en Afghanistan, en juillet 2005. Il dirige désormais un camp d’entraînement jihadiste dans la province afghane du Paktika, à la frontière avec le Pakistan. Et il intervient régulièrement sur les sites liés à Al-Qaida, rythmant les consignes de l’organisation entre deux discours de Zawahiri. Ainsi, en 2007, il peut successivement plaider en faveur de l’unification des factions jihadistes en Irak (autour d’Al-Qaida, bien sûr), presser Hamas d’exécuter son prisonnier israélien (le caporal Shalit), saluer la relance du jihad en Somalie (contre l’Éthiopie) ou célébrer le « martyre » des radicaux pakistanais d’Islamabad, tués durant le siège de leur « Mosquée rouge » et fortifiée.
Le groupe salafiste pour la prédication et le combat
Des centaines de radicaux algériens, l’estimation la plus élevée allant jusqu’à 1500, ont séjourné dans les camps d’entraînement du jihad « afghan ». La plupart d’entre eux n’ont jamais pénétré sur le territoire de l’Afghanistan et ils ont parachevé leur apprentissage, ainsi que leur endoctrinement, dans les communautés jihadistes expatriées du Pakistan. Mais ces « Afghans » algériens se parent de l’aura du jihad victorieux, ils adoptent la barbe et le costume des combattants salafistes[16], et ils reviennent bardés de certitudes aussi tranchées qu’agressives. Leur retour progressif en Algérie, entre le retrait soviétique de 1989 et la chute de Kaboul en 1992, va nourrir la montée aux extrêmes. Une des mosquées du quartier algérois de Belcourt déverse des prêches si virulents qu’elle est surnommée « Kaboul ». Les « Afghans » qui y sévissent légitiment très vite les attaques contre les femmes « impudiques » et, plus généralement, contre tous les signes extérieurs de la « corruption » sociale.
Gilles Kepel a parfaitement décrit l’ouverture du cycle de la violence armée par les jihadistes algériens : « Leur première action spectaculaire sera l’attaque d’un poste-frontière, où des « Afghans » décapiteront les conscrits à Guemmar, le 28 novembre 1991 – date choisie pour marquer (à quatre jours près) le deuxième anniversaire du « martyre » d’Abdallah Azzam à Peshawar. Ce sera le coup d’envoi sur le territoire algérien d’un jihad auquel l’expérience et la référence afghanes fourniront un vocabulaire qui viendra compléter la reprise des méthodes et de la tradition de la guerre d’indépendance. »[17]
La guerre civile algérienne de la « décennie noire » des années 90 se déroule sur deux niveaux parallèles : entre les forces de sécurité et les groupes islamistes, d’une part, entre les différents groupes islamistes, parfois infiltrés et de plus en plus radicalisés, d’autre part. C’est ainsi que l’Armée islamique du salut (AIS), la branche armée du principal parti islamiste, le Front islamique du salut (FIS), est contestée dès octobre 1992 par les Groupes islamiques armés (GIA). Des « Afghans » impitoyables dominent cette organisation, qui est assistée financièrement par Ben Laden, alors exilé à Khartoum. Des coups de boutoir successifs éliminent cette phalange de cadres formés au Pakistan et propulsent à la tête des GIA Djamel Zitouni, qui, de 1994 à sa mort en 1996, intensifie tous azimuts la terreur des GIA : en Algérie, contre les civils des villages « suspects », massacrés collectivement, contre les enseignants ou contre les prêcheurs modérés ; en France, par des attentats dans le métro parisien ou la liquidation de personnalités hostiles aux GIA. Ce vertige meurtrier s’accentue encore sous la conduite du successeur de Zitouni, Antar Zouabri, alors même que l’AIS décide de déposer les armes.
C’est sur ce champ de ruines jihadistes qu’émerge en 1998-99 le Groupe salafiste pour la prédication et la combat (GSPC). Il se présente comme l’héritier des GIA originels, tout en condamnant les dérives de Zouabri (tombé dans une embuscade en 2002). Le GSPC prétend mener « le jihad contre le régime algérien qui a renié l’Islam et contre ses maîtres chrétiens et juifs »[18]. C’est un ancien adjoint de Zitouni, Hassan Hattab, déserteur de l’armée, qui prend la tête de l’organisation. Le GSPC fait preuve d’une redoutable combativité et il se rallie plusieurs groupuscules en perte de vitesse. Mais la tendance lourde est à la reddition des différents maquis islamistes, qui suivent l’exemple de l’AIS et sont encouragés par une généreuse politique de « réconciliation nationale », impulsée au plus haut niveau de l’État algérien et massivement approuvée par référendum.
Les dissensions se creusent au sein du GSPC, où l’attachement de Hattab à une problématique algérienne est battu en brèche par deux trentenaires acquis au jihad global, Nabil Sahraoui et Abdelmalek Droukdal. L’invasion de l’Irak par les États-Unis accélère l’épreuve de force : Hattab s’oppose à l’envoi de « volontaires » pour mener le jihad antiaméricain, mais il est isolé à la direction du GSPC, dont il est déposé durant l’été 2003. Sahraoui lui succède pour quelques mois, avant de trouver la mort dans un accrochage avec l’armée et d’être remplacé par Droukdal. Le nouveau chef du GSPC a pris pour nom de guerre Abou Moussab Abdelwadoud. Il a donc choisi la même kunya qu’al-Souri et que Zarqaoui, mais au lieu d’une nisba géographique, il a préféré se désigner « serviteur de l’Affectueux » (wadoud /« affectueux » étant un des 99 attributs d’Allah). Habile manœuvrier, il a survécu depuis 1993 aux multiples pièges des maquis islamistes.
Droukdal endosse dès 2005 la dialectique d’Al-Qaida sur « l’ennemi lointain » et « l’ennemi proche » : « Il est incontestable que la défaite de l’Amérique maudite entraînera celle des régimes renégats et impies, y compris le régime impie d’Algérie. »[19] Dans le même temps, il intensifie la formation et le transfert de recrues pour l’Irak. Les maquis du GSPC accueillent de nombreux jeunes, attirés par la perspective du jihad anti-américain, et des réseaux de passeurs fonctionnent même à la frontière tunisienne. Cette dimension maghrébine de l’action du GSPC en direction de l’Irak est importante pour Al-Qaida et elle préoccupe les États-Unis, qui estiment que, en 2005, un quart des kamikazes en Irak provient d’Afrique du Nord. Entre autres contreparties, Al-Qaida enlève et assassine deux diplomates algériens à Bagdad, action bruyamment saluée par le GSPC. De manière générale, le GSPC s’insère dans la machinerie médiatique et la rhétorique globale d’Al-Qaida, avec communiqués incendiaires, pamphlets homicides et vidéos d’une violence souvent insoutenable.
Droukdal n’a jamais caché sa volonté d’intégrer Al-Qaida et son ambition de devenir le Zarqaoui du Maghreb, l’Abou Moussab de l’Ouest face à l’Abou Moussab « martyr » de l’Irak. Le GSPC doit dès lors gérer les retombées contradictoires de la dynamique du jihad global : elle attire à lui de jeunes recrues dans la perspective de l’Irak, mais elle entretient l’antagonisme avec tous les autres groupes algériens et elle ferme au GSPC les portes de la « réconciliation nationale ». À l’été 2006, Droukdal ne peut plus compter que sur quelques centaines de militants, les « montées » au maquis ne compensant plus les redditions individuelles ou collectives. Pour enrayer l’hémorragie, le chef du GSPC choisit la fuite en avant dans le jihad global : il prête formellement allégeance à Ben Laden.
Le dernier-né d’Al-Qaida
La démarche de Droukdal est cohérente avec tout son parcours depuis son accession à la tête du GSPC en 2004. La hiérarchie d’Al-Qaida débat pourtant de la proposition algérienne, car elle dispose après tout d’autres points d’appui au Maghreb. Le GICM peut se prévaloir de son rôle dans l’attentat de Madrid, ainsi que du « martyre » de son chef au cours du jihad saoudien. Les jihadistes tunisiens sont parvenus à implanter, non loin de la capitale, une cellule liée aux maquis algériens et intégrant d’autres militants maghrébins, mais elle a été écrasée entre décembre 2006 et janvier 2007[20]. Les cadres libyens ont pour eux leur position éminente dans l’organigramme de l’organisation, même s’ils ne disposent plus d’une assise territoriale. C’est cette question d’un ancrage géographique qui fait sans doute la différence au profit du GSPC. En outre, le rejet par Droukdal de la « réconciliation nationale » et le conflit ainsi ouvert avec toutes les autres formations islamistes rassure Al-Qaida sur la loyauté du GSPC, définitivement plus « globale » que « locale ».
Fort de l’accord de principe d’Al-Qaida, le GSPC attaque en décembre 2006 une cible soigneusement « internationalisée » : il s’agit en effet, dans la banlieue d’Alger, de l’autobus d’une société américaine liée à Halliburton, le conglomérat largement chargé de la reconstruction en Irak. La branche irakienne d’Al-Qaida ne manque pas de saluer l’attentat. Et la maison-mère approuve formellement en janvier 2007 l’intégration du GSPC, qui devient « Al-Qaida au Maghreb Islamique » (AQMI). Outre l’impact de propagande pour une organisation attachée à son aura planétaire, Al-Qaida transfère formateurs et matériels vers sa nouvelle filiale nord-africaine. L’ex-GSPC se voit confier la mission d’amalgamer les autres réseaux maghrébins, entre autres aux fins d’optimisation du recrutement pour l’Irak. Rien ne permet de confirmer que les trois autres « groupes combattants » siègent à la direction collective d’AQMI, aux côtés de l’ex-GSPC, mais il est avéré que ces formations jihadistes n’ont plus d’activité publique depuis l’avènement d’AQMI. Droukdal se permet d’ailleurs de comparer avantageusement l’intégration maghrébine du jihad à l’impuissance de l’Union du Maghreb Arabe, fondée en 1989, mais paralysée par la querelle algéro-marocaine. En mars, l’attentat contre une société russe est offert « en modeste présent aux frères musulmans de Tchétchénie », dans le plus pur style du jihad global.
Le 11 avril 2007, cinq ans jour pour jour après l’attentat de Djerba, trois attentats-suicides sont perpétrés simultanément à Alger, l’un au centre-ville contre le palais du gouvernement, les deux autres dans la banlieue Est contre un commissariat et une caserne. Le pays, qui n’a connu qu’une seule opération kamikaze durant toute la « décennie noire », découvre sur Internet les photographies des trois jeunes « martyrs ». Al-Qaida célèbre le « Badr du Maghreb », en référence à la première victoire militaire du Prophète Mohammed en 624 (Ben Laden n’avait pas manqué d’associer le 11-Septembre au souvenir de Badr). Mais son horizon symbolique franchit déjà la Méditerranée : « Nous ne serons en paix que lorsque nous aurons libéré toute la terre d’Islam […] et que nous aurons repris pied dans notre Andalousie spoliée et notre Jérusalem violée. » Les sites jihadistes vibrent à l’unisson d’AQMI et assurent efficacement leur rôle de chambre d’écho international.
Le 9 mai, Droukdal peaufine son image de leader maghrébin en affirmant que Ceuta et Melilla doivent être « nettoyées de l’impureté espagnole ». Il en profite pour fustiger la « veulerie » du souverain marocain, plus préoccupé par l’absorption du Sahara que par la récupération des présides espagnols. La menace est d’autant plus prise au sérieux qu’à Ceuta, en décembre 2006, une cellule jihadiste de onze membres a été démantelée dans le quartier déshérité de Principe, où vit la moitié des Musulmans de l’enclave. Des liens avec les réseaux jihadistes marocains ont été mis en lumière et, même si aucun explosif n’a alors été saisi, des présomptions fortes existent de préparation d’attentat[21]. Là encore, l’Irak fonctionne comme catalyseur du recrutement et de la radicalisation.
Le 11 juillet, une fourgonnette bourrée de près d’une tonne d’explosifs est précipitée contre une caserne à Lakhdaria. Le 6 septembre, c’est le cortège du président Bouteflika lui-même qui est visé lors d’une visite à Batna. Le kamikaze de 29 ans, originaire d’Oran, et sans lien connu avec l’islamisme, entraîne une vingtaine de personnes dans la mort. Deux jours plus tard, c’est une caserne, à Dellys, qui est dévastée par un kamikaze algérois de 15 ans. Il se confirme qu’Al-Qaida recrute des adolescents, d’abord comme informateurs et messagers, mais ne s’interdit plus de les transformer en bombes humaines. La population algérienne craint le pire durant le mois de Ramadan, qui commence le 13 septembre, et qui est traditionnellement propice au « jihad ». Al-Qaida vise particulièrement les expatriés européens, sans perpétrer d’attentat d’envergure. Une opération-suicide, le 21 septembre, ne cause que des blessés dans un bus d’une société française, à 70 km à l’est d’Alger. Droukdal publie le bilan mensonger de « trois étrangers tués », ne serait-ce que pour se conformer à l’appel lancé la veille par Zawahiri à « nettoyer les terres du Maghreb islamique des enfants de la France et de l’Espagne ».
En cet automne 2007, « Al-Qaida au Maghreb Islamique » est parvenue à réveiller les cauchemars de la « décennie noire » dans une Algérie majoritairement gagnée à la « réconciliation nationale ». Forte des quelques centaines de militants de l’ex-GSPC, cette organisation a pu mordre sur une fraction marginalisée de la jeunesse urbaine. Mais elle n’a pas traduit en actes ses proclamations d’intégration maghrébine et elle demeure à ce jour une organisation algérienne, promue par Al-Qaida à un rôle régional. Les deux menaces primordiales résident dans l’émergence d’un terrorisme authentiquement maghrébin, d’une part, et dans des frappes antioccidentales réussies, d’autre part. Al-Qaida a incontestablement consolidé son implantation aux portes de l’Europe, tout en laissant une appréciable autonomie à sa branche maghrébine, la seule de ses branches régionales à être dirigée par un jihadiste local (les organisations d’Al-Qaida pour l’Irak et l’Afghanistan ont toutes deux un apparatchik égyptien à leur tête).
Conclusion
En conclusion de ce survol du laborieux mouvement d’Al-Qaida vers la Méditerranée, plusieurs lignes de force se dégagent nettement :
– L’invasion américaine de l’Irak en 2003 constitue un tournant majeur qui offre à Al-Qaida, étrillée en Arabie saoudite, la possibilité de se replier dans un nouveau sanctuaire et d’y jeter les bases d’un « Jihadistan » à fort potentiel de déstabilisation internationale ; cette nouvelle terre de jihad, magnifiée par l’affrontement direct avec les États-Unis, nourrit de nombreuses vocations et attire des centaines de volontaires de toute la Méditerranée ; après la génération des « Afghans », qui a largement pesé dans l’aggravation de la guerre civile algérienne, voici l’heure des « vétérans » d’Irak, qui rapatrient de nouvelles techniques terroristes et banalisent les attentats-suicides.
– À défaut d’une percée fort hypothétique en Palestine, le Maghreb et même le Liban constituent des fronts secondaires pour Al-Qaida, pleinement engagée dans la consolidation de son Jihadistan irakien, et absorbée par la perspective de relancer, à partir de cette base arrière, le jihad en Arabie ; cette primauté de l’axe irako-saoudien dans la stratégie actuelle d’Al-Qaida signifie que la Méditerranée reste marginale dans la planification terroriste centralisée, mais aussi que les groupes locaux, au premier rang desquels l’ex-GSPC, disposent d’une très large marge de manœuvre pour perpétrer leurs propres attentats.
– Toute une préparation médiatique d’Al-Qaida, avec réapparition de Ben Laden lui-même, laissait craindre que le Ramadan de 2007 (de la mi-septembre à la mi-octobre) serait des plus sanglants ; même si la violence terroriste est demeurée à un niveau élevé en Irak, avec l’élimination de plusieurs chefs tribaux sunnites hostiles à Al-Qaida, la Méditerranée a été relativement épargnée, les attentats les plus meurtriers s’étant produits en Algérie juste avant le Ramadan ; le secret peut naturellement prévaloir en cas d’attentats déjoués, mais le facteur chance et/ou hasard ne doit jamais être sous-estimé ; la tendance lourde est légitimement inquiétante, mais ce Ramadan prouve que le pire n’est pas toujours sûr.
– Au-delà des conflits politiques du moment, Al-Qaida transpose en Méditerranée des haines obsessionnelles, plaquées sur des organisations ultra-minoritaires : au Maghreb, la haine des « croisés » et des anciens colonisateurs, français et espagnols, dont il faut extirper l’influence ; au Levant, la haine des chiites, hérétiques et schismatiques ; il s’agit de haines existentielles, et supposées structurantes pour la mouvance jihadiste, qui ne dépendent en rien de la position concrète des uns ou des autres ; le fait que le Hezbollah soit le fer de lance de la lutte contre Israël ne compte pas plus que l’indépendance de la position de Paris et de Madrid en Irak ; les chiites tout comme les Européens sont désignés comme cibles pour ce qu’ils sont et non pour ce qu’ils font.
– En Méditerranée comme ailleurs, les sociétés musulmanes concernées représentent les premières victimes d’Al-Qaida et le principal rempart à sa progression ; en effet, la violence physique et symbolique de l’organisation de Ben Laden est infligée d’abord aux populations qui tombent sous sa coupe ; malgré leur rhétorique globalisante, Fath al-Islam et l’ex-GSPC n’ont pratiquement tué que des Musulmans ; la pulsion totalitaire d’Al-Qaida suscite sans doute en Méditerranée un rejet encore plus vif que dans le reste du monde musulman, du fait du caractère ouvert des sociétés visées ; la tentation pour Al-Qaida est malheureusement d’élargir son anathème (takfîr) à des secteurs de plus en plus larges de son environnement musulman, dans une escalade qui n’est pas sans rappeler la dérive sanglante des GIA durant la décennie précédente.
Notes
[1]. Cité in Gilles Kepel (éd.), Al-Qaida dans le texte, Paris, PUF, 2004, pp. 245-249.
[2]. Zawahiri s’est ainsi exprimé à au moins quinze reprises en 2006.
[3]. Cité in Gilles Kepel (éd.), Al-Qaida dans le texte, Paris, PUF, 2004, pp. 51-55.
[4]. Ibid., p. 149.
[5]. Cité in Jonathan Randal, Oussama. La fabrication d’un terroriste, Paris, Albin Michel, 2004, p. 39.
[6]. Pour une étude des maquis jihadistes de Dinniyé, voir Bernard Rougier, Le jihad au quotidien, Paris, PUF, 2004, pp. 207-241.
[7]. Pour une analyse du parcours de Zarqaoui en Irak, voir Jean-Pierre Filiu, Les frontières du jihad, Paris, Fayard, 2006, pp. 232-258.
[8]. Le Monde, 25 avril 2006.
[9]. Bernard Rougier, Le jihad au quotidien, Paris, PUF, 2004, p. 246.
[10]. Propos prêtés à Chaker Al-Abssi lui-même in Le Monde, 21 juin 2007. La FINUL est la Force intérimaire des Nations unies au Liban, établie au printemps 1978, mais renforcée depuis l’été 2006 et déployée alors à la frontière israélo-libanaise.
[11]. El País, 9 juillet 2007.
[12]. Lettre du 9 juillet 2005, traduite in Maghreb-Machrek, 186, hiver 2005-2006, p. 108.
[13]. Khadija Mohsen-Finan, « Le Maghreb serait-il devenu un terrain privilégié pour les « jihadistes » ? », afkar/idées, 14, été 2007, pp. 42-44.
[14]. Le terme « salafiste » provient de l’arabe salaf, les « prédécesseurs » : al-salaf al-sâlih, les « pieux prédécesseurs », invoqués à satiété, sont les compagnons du Prophète et les premiers Musulmans, gardiens de la pratique la plus orthodoxe. Le salafisme contemporain se divise entre une tendance piétiste, très largement majoritaire, et un courant jihadiste, dont se nourrit entre autres Al-Qaida.
[15]. Le Monde, 5 mai 2007 et 8 septembre 2007.
[16]. Voir note 14.
[17]. Gilles Kepel, Jihad, Paris, Gallimard, 2000, pp. 179 et 180.
[18]. Cité in Evan F. Kohlmann, Two Decades of Jihad in Algeria, The NEFA Foundation, mai 2007, p. 12.
[19]. Ibid., p.16.
[20]. Ridha Kéfi, « Le Maghreb face à la pieuvre « jihadiste »», afkar/idées, 14, été 2007, pp. 50-53.
[21]. Luis de la Corte Ibáñez, Actividad yihadista en Ceuta: antecedentes y vulnerabilidades, Real Instituto Elcano, 19 juin 2007, p. 5.