Hypothèse et relecture scientifique
‘Aïcha el Manoubiyya a été une femme tunisienne du XIIIème siècle qui peut être considérée comme un(e) précurseur(e) des droits de l’homme et de la femme. C’est l’hypothèse que nous chercherons à argumenter, même si la relecture scientifique de son cas est un exercice difficile, qui se heurte à trois obstacles méthodologiques. Premier frein de méthode : c’est une femme de réflexion et d’action qui n’a pas laissé de traces écrites, ni donc, son témoignage personnel direct. Deuxième frein : les hagiographes, Imams, qui ont mis, par écrit, son récit de vie, d’abord de son vivant, ensuite, à travers les siècles, mêlent la réalité à des fictions magiques. Elle aurait, par exemple, parlé dans le ventre de sa mère. Troisième frein : les scientifiques contemporains, historiens et chercheurs en sciences humaines, qui se sont penchés sur l’étude de son cas, entre 1947 et 2000, et qui sont au nombre de dix, la présentent généralement en reprenant à leur compte la tradition hagiographique, comme une sainte, sinon, une folle, ou les deux.
Pour proposer un éclairage théorique un peu différent, nous ferons appel aux théories contemporaines en psychologie, en utilisant certains éléments de la théorie psychanalytique, joints à certains autres, de la théorie systémique. De même, notre analyse sera complétée par une vision non patriarcale de la féminité, telle qu’elle s’élabore, aujourd’hui, au sein des recherches universitaires en Études Féminines.
Naissance et enfance
Sa mémoire est vivante, encore maintenant. Des croyants jurent par elle tant son image est sublimée. Les Tunisiens la connaissent sous le nom de Sayyida, qu’il faut entendre au sens de Sayyidèt el kawm ou Maîtresse de la cité. Mais c’est un faux prénom. Son vrai prénom est ‘Aïcha qui signifie en langue arabe vivante. Elle est née en 1190 en milieu paysan, à la Manouba, dans une région assez proche de Tunis. Elle est berbérophone. La démographie du Maghreb, écrit Ibn Khaldûn, né 66 ans après sa mort à elle, se divise en deux grands groupements humains : les ruraux, majoritaires en nombre, et les citadins, minoritaires. Le monde rural est encore massivement berbérophone, le monde citadin est arabophone. Au chapitre six de la Mûqaddima, il précise cette situation de bilinguisme pour la Tunisie (nommée Ifriqiyya à l’époque) et pour legrand Maghreb en général : « En Ifriqiyya et au Maghreb, les Arabes sont mêlés aux Berbères non Arabes qui forment le gros de la population (Umran) […]. Les Berbères sont les habitants du littoral africain et leur langue est parlée partout sauf dans les grandes villes ». Mais, même dans les grandes villes, l’arabe est « comme tordu… enraciné dans l’usage du berbère incompatible avec la pratique du bon arabe » (Ibn Khaldûn, 1967).
‘Aïcha est berbérophone. Dans son enfance, son père l’introduit à l’étude de la langue arabe et du Coran. La fillette apprend vite, elle apprend, aussi à tisser à l’image de toute la paysannerie féminine depuis l’antiquité carthaginoise.
Autonomie de la personnalité
Elle grandit. Elle est très jolie affirment ses hagiographes. « Heureusement que la nature ne t’a pas faite que jolie » écrit Sigmund Freud dans une correspondance avec sa femme Martha (dans Assoun, 1983). En effet, la joliesse est parfois un handicap. ‘Aïcha est très courtisée, voire harcelée. Elle aime se promener librement sans être dérangée, cela ne semble pas possible. Un jour, elle porte plainte à son père contre un homme du voisinage (ou violeur symbolique) qui lui fait des avances insistantes. Son père la protège en le chassant. Puis, il veut la marier à un cousin, elle refuse net. Ce n’est pas son désir.
Le désir, souligne Freud, commenté par Jacques Lacan, est une force qui pousse, elle est constante, dynamique, indestructible. Cette force est agissante, déjà, avant l’âge de la marche, lorsque le bébé est encore au sein. La dialectique entre le surgissement du désir individuel et sa répression par le corps social, est au cœur de la théorie psychanalytique, depuis un siècle. De Freud à Lacan. La poussée individuelle interne est « quelque chose d’irrépressible à travers même les répressions, d’ailleurs, s’il doit y avoir répression, c’est qu’il y a au-delà quelque chose qui pousse ». La liberté ou l’aliénation, il faut savoir choisir, il n’y a pas un troisième chemin, écrit Lacan (1973).
Ni passivité, ni soumission, ‘Aïcha veut demeurer la maîtresse de son destin, elle quitte sa famille et émigre à Tunis. Son désir d’autonomie n’a, pourrait penser Freud, « pas de jour pas de nuit… pas de printemps ni d’automne… c’est une force constante » (dans Assoun, 1983). La ville permet d’échapper à la tutelle familiale, de tout temps, les grandes villes ont offert à leurs immigrants une plus grande liberté d’action. ‘Aïcha s’installe dans un faubourg extérieur mais proche des remparts de la ville. Les citadins de souche habitent dans la Médina, celle-ci fermait ses portes la nuit. Elle acquiert un logement indépendant, elle sait tisser la laine, elle en fait son métier et gagne ainsi sa vie de façon autonome. Elle a créé les conditions objectives de son indépendance affective, intellectuelle et sociale. Dans Le deuxième sexe, Simone de Beauvoir (1949) se pose la question : « Qu’est-ce qu’une femme ? », elle répond : « C’est un être libre ». Oui, à condition de créer les conditions socio-économiques de sa liberté.
Liberté et vie spirituelle
Pour accomplir sa liberté l’être humain n’a-t-il pas besoin d’un perpétuel dépassement vers d’autres libertés ?. ‘Aïcha veut se former au Tassawaf, au soufisme, à l’école d’Abou El Hassen Echchedhli. Celui-ci est né au Maroc et il a été reçu à Tunis par Sidi Bou Saïd. Avant de venir, il se forme auprès du maître Ibn Mashish, lui-même formé par Abou Madyan, né à Séville puis installé en Algérie à Bougie. Et celui qui devint le grand maître de tous, Muhya-e-dine Ibn ‘Arabi, est lui aussi l’héritier spirituel d’Abû Madyan. C’est grâce à cette Silssilah ou chaîne de transmission spirituelle que la nouvelle disciple se connecte au soufisme.
Ibn ‘Arabi est né à Murcie en 1164, il avait 24 ans quand elle est née. Son œuvre est considérable. D’habitude, les soufis n’écrivent pas, ils transmettent une parole vivante, lui, a beaucoup écrit. Plus de 240 livres, c’est une mer d’écriture. Son œuvre principale les Fûtûhat el Mekkia ou Illuminations de la Mecque est distribuée en 560 chapitres. C’est dans cette oeuvre que le grand mystique de l’Islam théorise la notion d’égalité entre les deux sexes. De son point de vue, la femme est un créateur et pas seulement une créature, et l’homme et la femme sont, tour à tour, co-créateurs du monde, car si Adam a créé Eve, Marie a créé Jésus, et c’est donc, simultanément, que les deux sexes peuvent être actif et passif, ou mieux, créateur-créatrice. De même que, ajoute-t-il, chacun de nous est mâle et femelle, à la fois. Ce qui illustre une vision tout à fait moderne des deux sexes.
‘Aïcha fréquentera Le jardin du savoir si l’on reprend la parole heureuse du mystique irakien el Hallâj. Son professeur Abou El Hassen Echchedhli ne voyait pas d’inconvénient à accepter des femmes dans sa confrérie, le mot confrérie est entendu, ici, dans son sens technique de Tarika, voie. D’un côté, il s’agit d’une rencontre entre deux Berbérophones Maghrébins, l’un, Marocain, l’autre, Tunisienne, habitués tous les deux à la mixité du monde berbère traditionnel. De l’autre côté, dans la Tunisie du Moyen-âge, les Zaouias ou lieux mystiques étaient mixtes. Par exemple, les Zaouias de Sidi Mahrez au XIème siècle, ou celle de Sidi Ben ‘Arous, au XVème siècle, étaient ouvertes et recevaient les disciples des deux sexes. Ce qui, d’ailleurs, et de temps en temps, soulevait les protestations des théologiens non soufis et à qui Sidi Mahrez répondait qu’un homme digne sait parfaitement maîtriser ses instincts devant la présence d’une femme. Ainsi, il parla comme Jésus dans la parabole de la Samaritaine. « Jésus, ‘Issa ‘alay-h essâlâm [que la paix soir sur lui] », aurait pensé Sidi Mahrez ! Par ailleurs, les Zaouias recevaient les hommes des autres religions, les juifs de Tunis étaient reçus dans la Zaouia de Sidi Mahrez. Le pôle du soufisme afghan Djalel ed-Dine er-Rûmi, contemporain de ‘Aïcha, né en 1207, quand ‘Aïcha avait 17 ans, élève direct d’Ibn ‘Arabi, et inventeur du Sama, la danse des derviches tourneurs, avait une ouverture d’esprit qui frappait tout le monde. Il considérait la femme comme un rayon de lumière divine et il recevait musulmans, juifs et chrétiens pour réaliser tous ensemble le Sama et réunir fraternellement tous les enfants d’Abraham.
C’est donc dans une telle ambiance d’ouverture spirituelle que ‘Aïcha se forme à l’école de Tunis. Une formation diplômante ? Il y a trois niveaux. Elle va les gravir. D’abord sa formation de base. Le Fakir ou élève est pauvre en science, on l’encourage à s’élever par étapes, il va voyager, il devient un Salek ou voyageur. À l’école de Tunis, on étudie l’histoire du soufisme, celle des grands maîtres, de leur pensée et de la chaîne spirituelle qui les unit, un chaînon après l’autre, à partir de Mûhammed considéré comme le premier grand soufi. On doit acquérir une connaissance exacte de la Silsila. On ne sait malheureusement pas quel était le nombre de livres de la bibliothèque de l’école d’Abou El Hassen Echchedhli, alors qu’on le sait pour d’autres Zaouias mais qui sont plus tardives. On fait beaucoup d’exégèse coranique, on reconnaît le texte du Coran et les dires de Mûhammed, rien d’autre. Les quatre courants orthodoxes qui sont venus, par la suite, ne sont pas reconnus. Ni chafiisme, ni hanbalisme, ni hanéfisme, ni malikisme. Codes qui figent, prisons mentales. Ce qui leur permet d’élargir leurs horizons interprétatifs sans les ranger dans les couloirs étroits d’une tradition prétendue intemporelle. Les soufis sont des voyageurs dans leur tête, leur pensée est en mouvement au sens moderne du terme, elle casse les codes, elle prend le large, c’est un« océan sans rivage ».
À l’école de Tunis, on boit du café qui fut introduit dans le pays par Abou El Hassen Echchedhli, lui-même. Ce qui permet de veiller la nuit pour procéder au Dhikr, à la répétition du nom d’Allah, et on monte par degrés, jusqu’au Sukr : à l’ivresse extatique. Il s’agit bien, là, de jouissance, affirment les psychanalystes qui ont exploré la psychologie des mystiques. L’élève brillante accède au rang de premier disciple. Ce grade est obtenu à la suite de longues conversations et une mise à l’épreuve par le maître. Puis elle accède au deuxième niveau en devenant son égale en science. Puis, Qôtb ou pôle de connaissance, vers lequel on regarde, mais nous verrons ce troisième point plus tard. Les débats d’idées entre Aïcha et Abou El Hassen sont très suivis, on y vient nombreux, il y a des centaines de disciples. Les deux compagnons sont devenus les deux têtes pensantes de l’école. Elle, elle est réputée pour avoir lu-relu les 60 chapitres du texte coranique, plus d’un millier de fois : 1520 fois. Ce qui permet de faciliter les va-et-vient entre lecture, compréhension, interprétation, ré-interprétation, de plus en plus approfondies, dynamiques. Dans la tradition d’Ibn ‘Arabi, surnommé, de son vivant, le ré-oxygénateur de la religion islamique, les ré-interprétations se dirigent, si l’on reprend la terminologie freudienne, vers ‘l’inconscient du texte coranique’. L’apparent, le Dhahar, n’a pas sens, l’important est de dégager le sens caché, l’invisible : le Bâten. On retrouve les mêmes présupposés philosophiques dans l’œuvre d’Ibn Rûchd. Selon lui, il y a, le Bâten des choses, et aussi, le Bâten du Bâten. Une épistémologie commune, maghrébo-andalouse semblait être à l’œuvre et c’était dans l’air du temps.
Né à Valence dans le premier tiers du XIIème siècle, quand il meurt, ‘Aïcha a 8 ans. Ibn Rûchd-Avéroès, qui, par la puissance de sa rationalité, avait préparé la Renaissance européenne, et Ibn ‘Arabi se connaissaient directement et ne se sont pas opposés par la pensée, au contraire, ils se sont complétés, l’un était un amoureux de la raison et l’autre de l’amour. Ibn Rûchd a lui aussi théorisé la notion d’égalité entre les deux sexes. C’est un fils spirituel de Platon. En commentant sa République , avec rigueur, point par point, il affirme à sa suite et va plus loin, que la femme peut devenir Chef d’État, étant donné que les différences entre les sexes ne doivent reposer que sur les mérites et les qualités d’une personne, ses Maharèt et non sur le sexe. Toutefois, lorsque notre auteur est passé en Occident, sa théorie sur l’égalité des sexes a été occultée par ses disciples occidentaux pour cause de misogynie. Mais pourquoi donc, cet Islam des lumières tarde-t-il à devenir ?
Avant la date de la chute de la Renaissance arabe et islamique, les idées voyageaient très bien, les chercheurs aussi, de même que les méthodologies scientifiques. Maghreb et Andalousie s’inséraient dans un ensemble plus large de connaissance universelle. De la Chine, à la Perse, à l’Espagne, entre le VIIIème et le XVème siècles, toutes les sciences s’écrivaient en arabe et les chercheurs européens apprenaient la langue arabe pour pouvoir accéder au savoir le plus élevé et aux sciences de pointe.
La question du voile
Dans les rues de la Médina, ‘Aïcha se déplace sans voile du corps, ce qui irrite, mais ce n’est pas son problème. C’est une philosophe musulmane de culture soufie. Dans son œuvre de base, les Fûtûhat el Mekkia, Ibn ‘Arabi considère que dans l’amour du divin, seul le dévoilement compte, ce qui est apparent n’est rien, le voyageur vers Dieu, le Salek monte par degrés vers ce dévoilement, prélude de l’union à Dieu. Et selon notre auteur, la femme est capable d’y accéder plus vite que l’homme. C’est dommage que ‘Aïcha n’ait pas connue Ibn ‘Arabi, directement. Il est venu à Tunis deux fois, en 1193 et 1201, quand elle était encore enfant. Quand il venait, il se rendait près des Cheickhs de Zaouias, pieds nus, par respect et il s’était fait un ami tunisien à qui il dédia un livre.
‘Aïcha portait, fort probablement, le Bdèn soufi, une longue robe blanche en laine qui tombe jusqu’à chevilles, à l’instar des autres disciples. Elle devait, dans ce cas, la tisser elle-même, puisqu’elle était tisseuse de métier. Est-ce que le texte du Coran cible la chevelure ? Non. Ce qui existe dans le texte, c’est le voilement du cou (sourate 24, la lumière, verset 31) ou une tenue décente au sens large, et sujette à interprétations variables (sourate 33, les coalisés, verset 59). Tout se passe comme si, en se fixant, obsessionnellement, sur la thématique de la chevelure, Nous n’avons jamais lu le Coran ( Seddik, 2004)
Outre le fait religieux, au niveau des coutumes sociales, dans l’histoire de la Tunisie, le voile est entré par voie de mer, bien avant l’Islam, on le remarque déjà à l’époque chrétienne du pays, mais pas dans les campagnes, seulement dans les villes. Dans les écrits d’Hérodote pour l’Antiquité et dans les écrits des ethnologues qui ont observé le monde médiéval, Ibn Battoutah, pour le XIVème, El Hassen surnommé Léon l’Africain, pour le XVIème, les paysannes du grand Maghreb vont et viennent sans voile. ‘Aïcha est une paysanne de souche, c’est peut-être cela, également, qui l’a aidée à résister aux pressions du milieu citadin.
La question du mariage
Contrairement aux mystiques chrétiens, les mystiques musulmans se marient. Elle a choisi de ne pas se marier. Oui, mais pourquoi ? Les femmes et les enfants sont obéissants au chef de famille, affirme dans la Mûqqadima l’aristotélicien Ibn Khaldûn. Selon Aristote, en effet, la femme est « un moindre être, un existant sans essence naturellement inférieure à l’homme, [ce qui rend] l’autorité de l’homme légitime car elle repose sur l’infériorité naturelle » (Aristote, 2006). Ainsi, le génie, celui d’Aristote, ou celui d’Ibn Khaldûn, n’empêche pas la misogynie ni la croyance imaginaire que la femme est un être inférieur, ce qui ne pouvait pas être au goût de ‘Aïcha. Une épouse – a dit l’imam el Ghazali – au XIème siècle, risque d’être une source de désordre social, en conséquence « elle doit rester dans ses appartements privés et qu’elle ne quitte pas son fuseau. Elle ne doit pas multiplier ses montées à la terrasse, ni les regards qu’elle peut jeter de là-haut. Qu’elle échange, d’autre part, peu de paroles avec ses voisins et qu’elle n’entre pas chez eux ». A Tunis, des imams voulaient empêcher les femmes de sortir de jour et certaines n’allaient au hammam que de nuit. Ibn Khaldûn nous raconte, à propos de l’un des sultans de Tunis, la chose suivante : « Voulant procurer aux dames de son harem la facilité de se rendre du jardin de Ras Ettabia sans être exposées aux regards du public, il fit élever une double muraille depuis le palais jusqu’au jardin. Ces murailles avaient dix coudées de hauteur ». Si l’on sait que chaque coudée, qui était la mesure de l’époque, équivalait à 0,48 mètre, cela fait des murs de 4 mètres 80.
Une Tunisoise, au XVIème siècle, divorce après son mariage parce qu’elle n’admet pas que son mari l’empêche de monter et de se déplacer à cheval comme elle le faisait avant son mariage. Perdre sa liberté n’était pas ce que ‘Aïcha cherchait. Ni bi, ni tri, ni quadrigamie, non plus. Avant son siècle, lorsque Kairouan était la capitale du pays, les Kairouanaises berbérophones avaient fait de la résistance active contre la polygamie. Le droit coutumier berbère est monogame et lorsque l’Islam est entré, elles eurent l’idée d’inclure des clauses supplémentaires Shûrût dans leur contrat de noces, pour empêcher le mari de prendre une deuxième épouse. Dans ce cas, elles s’autorisent, elles-mêmes, à le répudier. C’est ce que l’on appelle le Sadek el kayraouani qui est monté en Andalousie. Hélas, quoique Tunisien de naissance, mais parti se former au Proche-Orient, l’imam Sahnûn, qui fut l’auteur de la célèbre Mûdawana et qui imposa le malikisme en Tunisie, fit sauter ce droit anti-polygame.
Ni voile, ni obéissance à un époux du Moyen-âge, ni réclusion, ni polygamie. Elle décida de ne pas y entrer. Si elle avait été épouse et mère, alors qu’elle a vécu sept siècles avant l’invention de la pilule contraceptive et du planning familial, elle aurait eu un nombre très important d’enfants, peut-être, entre dix et quinze ou vingt ? Elle n’aurait pas pu s’accomplir socialement et nous n’aurions pas entendu parler d’elle. Pourquoi les femmes ne font pas de grandes œuvres questionne Ibn Rûchd, pourquoi – dit-il – elles ne sont pas philosophes, par exemple, et il répond que c’est parce qu’elles s’occupent tout le temps à élever des enfants. La pensée d’Ibn Rûchd est en avance, sur ce point, sur celle de Freud. Car pour Freud, une femme sans enfant ne peut pas être une vraie femme, il lui manque un symbole phallique, et elle ne doit pas travailler au dehors, non plus, pour pouvoir s’occuper de ses enfants et de sa maison. Il avait combattu la thèse de la libération économique des femmes. Tandis qu’Ibn Rûchd considérait pour l’Andalousie de son époque, que l’absence du travail économique féminin était un signe de sous-développement.
Les œuvres sociales
Parmi les plus belles œuvres sociales de ‘Aïcha : la libération des esclaves. Elle était d’une grande sensibilité, comme c’est le cas, souvent, des mystiques. Sidi Mahrez qui a chassé de Tunis, au XIème siècle, les Fatimides chiites, pleurait lorsqu’on faisait souffrir un animal devant lui. Le cœur ? Mais aussi la raison au service du bien public. Elle employait de l’argent, en dinars d’or de l’époque, pour obtenir le rachat d’esclaves tunisiens transportés en Europe. Le paiement d’une rançon s’élève à 400 dinars or, environ, et c’est l’Italie qui est citée. Ce n’est pas la seule personne à l’avoir fait. L’affranchissement des esclaves est recommandé par la tradition islamique, mais, tant d’autres ne le faisaient jamais. C’était une humaniste, elle n’était pas la seule.
Les mystiques de Tunis, à travers les siècles, font beaucoup d’actions positives. Ils érigent des remparts dans la médina, financent des medersas, des hammams ou des fontaines publiques, protègent les juifs de Tunis et les minorités chrétiennes, protestent activement contre l’augmentation des impôts par l’Etat, n’admettent pas que les Qadhis et les Ulamas malikites empêchent le principe de la mixité dans leurs confréries, ou se préoccupent des relations internationales, tel Sidi Mahrez qui écrit à l’Empereur de Byzance pour obtenir avec succès d’ailleurs, la libération de Tunisiens prisonniers à Byzance, ou Sidi Ben ‘Arous qui s’élève contre l’invasion européenne de l’île de Djerba. Les études conduites par les Orientalistes sur la sainteté au Maghreb, à partir des années 40, malgré la rigueur et la précision de leurs observations, se sont concentrées, surtout, sur le lien entre le Saint et le Dieu. Ces études projettent, partiellement, la vision de la mystique chrétienne sur la mystique musulmane. La première suit les pas de Saint-Augustin où le mystique se sublime et se coupe du monde, la deuxième suit les pas du prophète qui unit contemplation et action.
‘Aïcha se montrait soucieuse des intérêts des classes tunisiennes défavorisées. Elle traite diverses affaires publiques avec les Qadhis et les Ulamas. Elle refuse le politiquement correct et la hiérarchie. Lorsqu’elle reçoit des notables, ils doivent attendre comme tout le monde. Lorsque le sultan Abû Zakaria, le fondateur de la dynastie hafside, demande à se rendre chez elle, elle lui suggère de venir à pied et pieds nus, comme un simple Soufi. Ce qu’il fit. Elle mettait en pratique le principe de l’égalité entre les deux sexes, le jour de l’Aïd es-Seghir, elle fait la prière à la grande Mosquée ez-Zitouna en compagnie des hommes. Point de distinction. On a pensé d’elle qu’elle était comme un homme. Pas du tout, elle se sentait proche des femmes et elle s’identifiait à Lella Meimouna, la mystique marocaine et à Raba’a el ‘Adawiya, la grande mystique irakienne dont elle disait qu’elle se sentait capable de la dépasser.
Selon Anne Marie Schimmel, c’est l’Irakienne Raba’a el ‘Adawiya qui est la vraie fondatrice de la mystique arabe. C’est elle, la première, qui a développé la théorie du « pur amour ». Née à Bassrah, au VIIIème siècle, elle critiqua avec force ses contemporains qui accordaient trop d’importance aux rituels, par stratégie, pour gagner le paradis, et non par amour du divin. L’imam el Ghazali et Ibn ‘Arabi considèrent, tous les deux, que Raba’a est un pôle du soufisme à l’intérieur de la chaîne de transmission spirituelle qui remonte à Mûhammed. De toute façon, les mystiques femmes sont nombreuses dans l’histoire de l’islam. On les retrouve en Tunisie et au Maghreb, au Proche-Orient, comme dans l’Inde musulmane. Toute femme a besoin de s’identifier à d’autres femmes pour construire sa féminité. Ce n’est pas, non plus, par pur hasard que ‘Aïcha, de son vivant, avait cherché à ressembler des femmes avec elle, on cite une quarantaine de disciples féminines venues apprendre le soufisme. C’est pour affirmer la féminité, nécessairement ressemblante et différente de la masculinité, selon la psychanalyse. Encore que, selon Ibn ‘Arabi, la notion d’humain (El Inssân) dépasse et réunit l’un et l’autre sexes.
Sur les pas spirituels de Raba’a, elle privilégiait la contemplation sur les rites. Elle avait sa relecture des ‘obligations’. Par exemple, parfois, elle priait trois fois par jour, et non cinq. Lorsqu’on lui posait des questions, elle répondait qu’il faut se sentir appelée et en méditation avant de se mettre à prier. En méditation, au sens où l’entendent les mystiques bouddhistes qu’elle ne connaissait pas. De toute façon, le chiffre qui fixe à cinq le nombre de prières quotidiennes en Islam, n’existe pas dans le texte coranique, c’est une interprétation de la tradition, non le message concret du livre. Raba’a et ‘Aïcha. Les deux femmes sont ressemblantes et différentes. L’une était soulevée par la prière, l’autre, consacrait beaucoup de temps aux affaires de la cité et aux discussions théologiques avec Abou El Hassen. L’une et l’autre ont repoussé l’esclavage. Mais, Raba’a se contentait de ne pas employer des esclaves à son service, tandis que ‘Aïcha a milité de façon plus active contre cette institution.
Une célibataire avec ou sans vie amoureuse ?
De la vie spirituelle, à la vie publique, à l’intime : affectif et sexuel. Ibn ‘Arabi témoigne de la saveur de l’acte sexuel. Il le fait en s’alignant sur les dires de Mûhammed qui parlait librement du plaisir sexuel en invoquant pour les deux sexes les goûteurs et goûteuses en amour. De même, l’imam el Ghazali, sexothérapeute avant l’heure, considérait que la sexualité heureuse était une forme de psychothérapie de l’âme, littéralement du nefs, c’est-à-dire du psychisme au sens moderne. La sexualité en Islam diffère de la tradition chrétienne. « Ces fous de Dieu » explique la psychanalyste Françoise Dolto (1981) à propos des mystiques chrétiens, ont « le corps désérotisé ». En Occident, Saint-Augustin découragea les jouissances terrestres, et avec elles, tous les plaisirs des sens. Même un verre d’eau qui désaltère, pensait-il, ne doit pas être bu avec une sensation de plaisir. Sur ses pas, l’Église a déconseillé le plaisir des sens, y compris à l’intérieur du mariage, où il s’agit de s’occuper de reproduction, uniquement. Même Freud, athée, mais à inconscient culturel judéo-chrétien, et qui, pourtant, bouleversa l’Occident du XIXème siècle en élaborant sa théorie sur la sexualité humaine, déconseillait les caresses préliminaires.
Dans les années 90, un débat difficile opposa deux chercheurs tunisiens en histoire, au sujet de la vie amoureuse et sexuelle de ‘Aïcha. L’un, affirmant l’existence d’une vie sexuelle, l’autre, évoquant sa sainteté et pureté. On cherchait à la ranger, en urgence, dans l’un de ces deux tiroirs. Ici, la prudence méthodologique est de mise, car, entre l’Antiquité et nos jours, on a cherché à déchirer l’identité féminine en deux : virginité et mariage, sinon, prostitution. La vie sexuelle des femmes non mariées et non vierges a été persécutée à partir de la date de naissance, dans l’histoire des trois monothéismes, de la religion judaïque. Dans l’Ancien Testament, dans le Débarim, qui contient les paroles de Moïse, ses Haddiths en quelque sorte, il s’agit de lapider les non vierges à la porte de la ville. Cette hégémonie du patriarcat biblique qui punit de mort par lapidation la présence du désir féminin est déformante. Ne faut-il pas se méfier, en effet, de l’inconscient patriarcal des hagiographes du Moyen-âge, et/ou des chercheur(e)s contemporain(e)s. L’inconscient collectif, au sens jungien, est agissant dans la construction du savoir sur l’identité féminine.
On relève les trois observations suivantes. Première observation : ‘Aïcha part en retraite mystique avec quelqu’un. Deuxième observation : on l’accuse d’avoir un ami intime, celui-ci reçoit une bastonnade, on ne touche pas à elle. Troisième observation : elle arrive à la confrérie accompagnée d’un ami que les autres ne connaissent pas. Elle leur explique : « Cet homme aime, il faut le récompenser, donnez-lui le vin de l’amour ». On le fait entrer. De nombreux mystiques en Islam ont cultivé une vie érotique. Pourquoi pas ‘Aïcha ? Célibataire de surcroît ?
Un deuxième élément est à ajouter dans l’analyse : la question du Zawej el mût’a reconnu par le courant chiite. Il s’agit d’un mariage provisoire, de quelques jours, conclu entre deux personnes, fondé sur le principe de l’attraction et du plaisir et dissolu facilement, avec reconnaissance d’enfants en cas de besoin. Cette pratique avait, au Moyen-âge, à l’époque des croisades, fait monter la colère de l’Eglise chrétienne, face à un monde musulman, jugé, non seulement polygame, mais de plus libertin. Si nous citons cette pratique, c’est pour dire qu’on ne sait pas comment les femmes musulmanes ont pu théoriser, elles-mêmes, la complexité de leur vie amoureuse à travers les époques.
Un troisième élément s’ajoute à l’analyse. ‘Aïcha est une berbérophone de souche. Or, dans l’histoire des Berbérophones du Maghreb, le tabou de la virginité n’a pas toujours existé. En Tunisie, il est entré dans les villes avec la conquête romaine, on vérifiait la virginité avant la nuit de noces, mais les ethnologues ont continué à observer son absence, dans les campagnes, les montagnes et le Sahara, le long des siècles médiévaux. Aujourd’hui, son absence persiste en milieu berbère touareg où le droit coutumier admet l’égalité des sexes face à l’amour physique. Il y a des conditions psychologiques et sociales qui permettent la double montée du désir et du plaisir. Lorsque la coutume l’admet, il est vécu dans le respect et la joie, sans culpabilité qui freine ou rend frigides les femmes au cœur même des mariages sacralisés par les trois monothéismes.
Persécution et/ou protection
Toute société est traversée par des remous idéologiques inverses. Les deux têtes pensantes de l’école de Tunis, Abou El Hassen et ‘Aïcha, ont été, de leur vivant, tantôt, très attaqués, et tantôt, formidablement soutenus. Ils ont eu la chance d’avoir un sultan, fondateur de la dynastie hafside, Abû Zakaria qui était un sympathisant. Il a protégé le soufisme contre ses détracteurs. Lesthéologiens orthodoxes se plaignaient au sultan. Le Qadhi Ibn al-Barra considérait Abû-l-Hassen comme un homme dangereux et il demanda au sultan l’autorisation de faire lapider ‘Aïcha, ce que le sultan refusa. Ce faux savant avait confondu les lois hébraïques et musulmanes. La lapidation est absente du texte coranique, en revanche, elle est présente dans le texte hébraïque. Abou El Hassen fut inquiété à tel point qu’il décida de quitter la Tunisie pour l’Egypte. Avant son départ, il fit accéder ‘Aïcha au rang de Qôtb lors d’une cérémonie officielle d’investiture où il lui confia sa bague. En Islam soufi, le Qôtb indique le rang le plus élevé de la hiérarchie, c’est le pôle de lumière vers lequel on regarde. Le Qôtb dirige la prière des imams. Il y en a quatre, deux de premier rang et deux de deuxième rang. Un imam femme servant de pôle à l’avant du groupe de prière, c’est révolutionnaire en Islam. Fut-elle la première, ou bien, Raba’a qui emmenait ses disciples dans le désert pour leur transmettre sa théorie du pur amour, priait-elle, de même, à l’avant de son groupe ?
Ibn Rûchd a eu tort de penser que, oui, une femme peut devenir Chef d’État, mais non imam. Pourtant, lui-même, n’avait-il pas écrit, dans son commentaire de La République de Platon, que l’important n’était pas le sexe d’une personne mais toutes ses qualités ou Maharèt’ ? La vie est ordre, désordre, ré-ordonnancement, le mouvement est incessant, ‘Aïcha semble avoir mis un nouvel ordre dans la tête des Ulamas malikites qui suivirent, nombreux, son enterrement. Elle mourut à l’âge de 76 ans, en 1266. Son prénom symbolise la vie.
Conclusion
Pour pouvoir construire du sens autour de son cas, nous avons essayé de l’insérer à l’intérieur d’un système beaucoup plus large qu’elle-même. L’application de la théorie systémique qui insère une personne à l’intérieur d’un système global sans l’isoler du tout social apporte plus de fécondité que les théories du passé qui se concentrent sur des cas isolés. ‘Aïcha a eu l’intelligence de savoir négocier sa libre pensée, au creux de son époque et dans le giron de son siècle, mais sa réussite n’est pas uniquement due à sa force de personnalité et à son autonomie de pensée. Si elle a réussi, c’est également grâce au soutien de ses compagnons et des sympathisants soufis, qu’on appellerait militants en langage moderne, grâce aux lumières, non seulement de l’école de Tunis, mais d’une chaîne de transmission spirituelle mystique incluant dans l’espace et dans le temps, le Maghreb, l’Andalousie, le Proche-Orient, la Perse et l’Afghanistan. C’était aussi grâce aux retombées rationnelles d’une Renaissance islamique encore debout. Grâce, enfin, à des racines culturelles africaines et berbères, trop souvent passées sous silence dans les recherches traditionnelles sur le grand Maghreb. Parfois la mémoire culturelle renferme des trésors, dans ce cas, il faut y puiser à pleines mains. Cela sert à ouvrir de nouveaux chemins.